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cette affaire. Leur métier n'est-il pas de concilier les intérêts sans que nous nous en mêlions, comme les cuisiniers sont chargés de nous faire faire bonne chère?

Mais vous avez raison, répondit-il en laissant échapper un imperceptible soupir de contentement.

Par une singulière interposition des deux rôles, Paul, innocent de tout blâme, tremblait, et madame Évangélista paraissait calme en éprouvant d'horribles anxiétés. Cette veuve devait à sa fille le tiers de la fortune laissée par monsieur Évangélista, douze cent mille francs, et se trouvait hors d'état de s'acquitter, même en se dépouillant de tous ses biens. Elle allait donc être à la merci de son gendre. Si elle était maîtresse de Paul tout seul, Paul, éclairé par son notaire, transigerait-il sur la reddition des comptes de tutelle? S'il se retirait, tout Bordeaux en saurait les motifs, et le mariage de Natalie y devenait impossible. Cette mère qui voulait le bonheur de sa fille, cette femme qui depuis sa naissance avait noblement vécu, songea que le lendemain il fallait devenir improbe. Comme ces grands capitaines qui voudraient effacer de leur vie le moment où ils ont été secrètement lâches, elle aurait voulu pouvoir retrancher cette journée du nombre de ses jours. Certes, quelques-uns de ses cheveux blanchirent pendant la nuit où, face à face avec les faits, elle se reprocha son insouciance en sentant les dures nécessités de sa situation. D'abord elle était obligée de se confier à son notaire, qu'elle avait mandé pour l'heure de son lever. Il fallait avouer une détresse intérieure qu'elle n'avait jamais voulu s'avouer à elle-même, car elle avait toujours marché vers l'abîme en comptant sur un de ces hasards qui n'arrivent jamais. Il s'éleva dans son âme, contre Paul, un léger mouvement où il n'y avait ni haine, ni aversion, ni rien de mauvais encore; mais n'était-il pas la partie adverse de ce procès secret? mais ne devenait-il pas, sans le savoir, un innocent ennemi qu'il fallait vaincre? Quel être a pu jamais aimer sa dupe? Contrainte à ruser, l'Espagnole résolut, comme toutes les femmes, de déployer sa supériorité dans ce combat, dont la honte ne pouvait s'absoudre que par une complète victoire. Dans le calme de la nuit, elle s'excusa par une suite de raisonnements que sa fierté domina. Natalie n'avait-elle pas profité de ses dissipations? Y avait-il dans sa conduite un seul de ces motifs bas et ignobles qui salissent l'âme? Elle ne savait pas compter, était-ce un crime, un délit? Un homme n'était-il pas trop heureux d'avoir une

fille comme Natalie? Le trésor qu'elle avait conservé ne valait-il pas une quittance? Beaucoup d'hommes n'achètent-ils pas une femme aimée par mille sacrifices? Pourquoi ferait-on moins pour une femme légitime que pour une courtisane? D'ailleurs Paul était un homme nul, incapable; elle déploierait pour lui les ressources de son esprit, elle lui ferait faire un beau chemin dans le monde; il lui serait redevable du pouvoir; n'acquitterait-elle pas bien un jour sa dette? Ce serait un sot d'hésiter! Hésiter pour quelques écus de plus ou de moins?... il serait infâme.

- Si le succès ne se décide pas tout d'abord, se dit-elle, je quitterai Bordeaux, et pourrai toujours faire un beau sort à Natalie en capitalisant ce qui me reste, hôtel, diamants, mobilier, en lui donnant tout et ne me réservant qu'une pension.

Quand un esprit fortement trempé se construit une retraite comme Richelieu à Brouage, et se dessine une fin grandiose, il s'en fait comme un point d'appui qui l'aide à triompher. Ce dénoûment, en cas de malheur, rassura madame Évangélista, qui s'endormit d'ailleurs pleine de confiance en son parrain dans ce duel. Elle comptait beaucoup sur le concours du plus habile notaire de Bordeaux, monsieur Solonet, jeune homme de vingt-sept ans, décoré de la Légion-d'Honneur pour avoir contribué fort activement à la seconde rentrée des Bourbons. Heureux et fier d'être reçu dans la maison de madame Évangélista, moins comme notaire que comme appartenant à la société royaliste de Bordeaux, Solonet avait conçu pour ce beau coucher de soleil une de ces passions que les femmes comme madame Évangélista repoussent, mais dont elles sont flattées, et que les plus prudes d'entre elles laissent à fleur d'eau. Solonet demeurait dans une vaniteuse attitude pleine de respect et d'espérance très convenable. Ce notaire vint le lendemain avec l'empressement de l'esclave, et fut reçu dans la chambre à coucher par la coquette veuve, qui se montra dans le désordre d'un savant déshabillé.

Puis-je, lui dit-elle, compter sur votre discrétion et votre entier dévouement dans la discussion qui aura lieu ce soir? Vous devinez qu'il s'agit du contrat de mariage de ma fille. Le jeune homme se perdit en protestations galantes. Au fait, dit-elle.

— J'écoute, répondit-il en paraissant se recueillir.
Madame Évangélista lui exposa crûment sa situation.

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Ma belle dame, ceci n'est rien, dit maître Solonet en prenant un air avantageux quand madame Évangélista lui eut donné des chiffres exacts. Comment vous êtes-vous tenue avec monsieur de Manerville? Ici les questions morales dominent les questions de droit et de finance.

Madame Évangélista se drapa dans sa supériorité. Le jeune notaire apprit avec un vif plaisir que jusqu'à ce jour sa cliente avait gardé dans ses relations avec Paul la plus haute dignité; que, moitié fierté sérieuse, moitié calcul involontaire, elle avait agi constamment comme si le comte de Manerville lui était inférieur, comme s'il y avait pour lui de l'honneur à épouser mademoiselle Évangélista; ni elle ni sa fille ne pouvaient être soupçonnées d'avoir des vues intéressées; leurs sentiments paraissaient purs de toute mesquinerie; à la moindre difficulté financière soulevée par Paul, elles avaient le droit de s'envoler à une distance incommensurable; enfin, elle avait sur son futur gendre un ascendant insurmontable.

Cela étant ainsi, dit Solonet, quelles sont les dernières concessions que vous vouliez faire?

-

J'en veux faire le moins possible, dit-elle en riant.

- Réponse de femme, s'écria Solonet. Madame, tenez-vous à marier mademoiselle Natalie ?

- Oui.

Vous voulez quittance des onze cent cinquante-six mille francs desquels vous serez reliquataire d'après le compte de tutelle à présenter au susdit gendre?

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Oui.

Que voulez-vous garder?

Trente-mille livres de rente au moins, répondit-elle.
Il faut vaincre ou périr?

Oui.

Eh bien, je vais réfléchir aux moyens nécessaires pour atteindre à ce but, car il nous faut beaucoup d'adresse et ménager nos forces. Je vous donnerai quelques instructions en arrivant ; exécutez-les ponctuellement, et je puis déjà vous prédire un succès complet. Le comte Paul aime-t-il mademoiselle Natalie ? demanda-t-il en se levant.

- Il l'adore.

COM. HUM. T. III.

13

Ce n'est pas assez. La désire-t-il en tant que femme au point de passer par-dessus quelques difficultés pécuniaires?

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Oui.

Voilà ce que je regarde comme un Avoir dans les Propres d'une fille! s'écria le notaire. Faites-la donc bien belle ce soir, ajouta-t-il d'un air fin.

Nous avons la plus jolie toilette du monde.

La robe du contrat contient, selon moi, la moitié des dona→ tions, dit Solonet.

Ce dernier argument parut si nécessaire à madame Évangélista, qu'elle voulut assister à la toilette de Natalie, autant pour la surveiller que pour en faire une innocente complice de sa conspiration financière. Coiffée à la Sévigné, vêtue d'une robe de cachemire blanc ornée de nœuds roses, sa fille lui parut si belle qu'elle pressentit la victoire. Quand la femme de chambre fut sortie, et que madame Évangélista fut certaine que personne ne pouvait être à portée d'entendre, elle arrangea quelques boucles dans la coiffure de sa fille, en manière d'exorde.

- Chère enfant, aimes-tu bien sincèrement monsieur de Manerville? lui dit-elle d'une voix ferme en apparence.

La mère et la fille se jetèrent, l'une à l'autre, un étrange regard. Pourquoi, ma petite mère, me faites-vous cette question aujourd'hui plutôt qu'hier? Pourquoi me l'avez-vous laissé voir?

S'il fallait nous quitter pour toujours, persisterais-tu dans ce mariage?

J'y renoncerais et n'en mourrais pas de chagrin.

Tu n'aimes pas, ma chère, dit la mère en baisant sa fille au front. - Mais pourquoi, bonne mère, fais-tu le grand inquisiteur? Je voulais savoir si tu tenais au mariage sans être folle du mari. Je l'aime.

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-

- Tu as raison, il est comte, nous en ferons un pair de France à nous deux ; mais il va se rencontrer des difficultés.

Des difficultés entre gens qui s'aiment? Non. La Fleur des pois, chère mère, s'est trop bien plantée là, dit-elle en montrant son cœur par un geste mignon, pour faire la plus légère objection. J'en suis sûre.

-S'il en était autrement? dit madame Évangélista.

Il serait profondément oublié, répondit Natalie.

- Bien. Tu es une Casa-Réal ! Mais, quoique t'aimant comme un

fou, s'il survenait des discussions auxquelles il serait étranger, et par-dessus lesquelles il faudrait qu'il passât, pour toi comme pour moi, Natalie, hein? Si, sans blesser aucunement les convenances, un peu de gentillesse dans les manières le décidait? Allons, un rien, un mot? Les hommes sont ainsi faits, ils résistent à une discussion sérieuse et tombent sous un regard.

— J'entends! un petit coup pour que Favori saute la barrière, dit Natalie en faisant le geste de donner un coup de cravache à son cheval.

Mon ange, je ne te demande rien qui ressemble à de la séduction. Nous avons des sentiments de vieil honneur castillan qui ne nous permettent pas de passer les bornes. Le comte Paul connaîtra ma situation.

-Quelle situation?

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Tu n'y comprendrais rien. Hé! bien, si, après t'avoir vue dans toute ta gloire, son regard trahissait la moindre hésitation, et je l'observerai! certes, à l'instant je romprais tout, je saurais liquider ma fortune, quitter Bordeaux et aller à Douai chez les Claës, qui, malgré tout, sont nos parents par leur alliance avec les Temninck. Puis je te marierais à un pair de France, dussé-je me réfugier dans un couvent afin de te donner toute ma fortune.

- Ma mère, que faut-il donc faire pour empêcher de tels malheurs? dit Natalie.

Je ne t'ai jamais vue si belle, mon enfant! Sois un peu coquette, et tout ira bien.

Madame Évangélista laissa Natalie pensive, et alla faire une toilette qui lui permît de soutenir le parallèle avec sa fille. Si Natalie devait être attrayante pour Paul, ne devait-elle pas enflammer Solonet, son champion? La mère et la fille se trouvèrent sous les armes quand Paul vint apporter le bouquet que depuis quelques mois il avait l'habitude de donner chaque jour à Natalie. Puis tous trois se mirent à causer en attendant les deux notaires.

Cette journée fut pour Paul la première escarmouche de cette longue et fatigante guerre nommée le mariage. Il est donc nécessaire d'établir les forces de chaque parti, la position des corps belligérants et le terrain sur lequel ils devaient manœuvrer. Pour soutenir une lutte dont l'importance lui échappait entièrement, Paul avait pour tout défenseur son vieux notaire, Mathias. L'un et l'autre allaient être surpris sans défense par un événement inattendu,

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