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d'ivoire devenus jaunes comme du tabac turc par un usage de vingt années, et un jeu de cartes aussi gras que celui des douaniers de Saint-Nazaire qui n'en changent que tous les quinze jours. L'abbé revint disposer lui-même sur la table les jetons nécessaires à chaque joueur, mit la corbeille à côté de la lampe au milieu de la table avec un empressement enfantin et les manières d'un homme habitué à faire ce petit service. Un coup frappé fortement à la manière des militaires retentit dans les profondeurs silencieuses de ce vieux manoir. Le petit domestique de mademoiselle de Pen-Hoël alla gravement ouvrir la porte. Bientôt le long corps sec et méthodiquement vêtu selon le temps du chevalier du Halga, ancien capitaine de pavillon de l'amiral Kergarouët, se dessina en noir dans la pénombre qui régnait encore sur le perron.

Arrivez, chevalier! cria mademoiselle de Pen-Hoël.

L'autel est dressé, dit le curé.

Le chevalier était un homme de petite santé, qui portait de la flanelle pour ses rhumatismes, un bonnet de soie noire pour préserver sa tête du brouillard, un spencer pour garantir son précieux buste des vents soudains qui fraîchissent l'atmosphère de Guérande. Il allait toujours armé d'un jonc à pomme d'or pour chasser les chiens qui faisaient intempestivement la cour à sa chienne favorite. Cet homme, minutieux comme une petite-maîtresse, se dérangeant devant les moindres obstacles, parlant bas pour ménager un reste de voix, avait été l'un des plus intrépides et des plus savants hommes de l'ancienne marine. Il avait été honoré de l'estime du bailli de Suffren, de l'amitié du comte de Portenduère. Sa belle conduite comme capitaine du pavillon de l'amiral de Kergarouët était écrite en caractères visibles sur son visage couturé de blessures. A le voir, personne n'eût reconnu la voix qui dominait la tempête, l'œil qui planait sur la mer, le courage indompté du marin breton. Le chevalier ne fumait, ne jurait pas; il avait la douceur, la tranquillité d'une fille, et s'occupait de sa chienne Thisbé et de ses petits caprices avec la sollicitude d'une vieille femme. Il donnait ainsi la plus haute idée de sa galanterie défunte. Il ne parlait jamais des actes surprenants qui avaient étonné le comte d'Estaing. Quoiqu'il eût une attitude d'invalide et marchât comme s'il eût craint à chaque pas d'écraser des œufs, qu'il se plaignît de la fraîcheur de la brise, de l'ardeur du soleil, de l'humidité du brouillard, il montrait des dents blanches enchâssées dans des gencives rouges qui rassuraient

sur sa maladie, un peu coûteuse d'ailleurs, car elle consistait à faire quatre repas d'une ampleur monastique. Sa charpente, comme celle du baron, était osseuse et d'une force indestructible, couverte d'un parchemin collé sur ses os comme la peau d'un cheval arabe sur les nerfs qui semblent reluire au soleil. Son teint avait gardé une cou leur de bistre, due à ses voyages aux Indes, desquels il n'avait rapporté ni une idée ni une histoire. Il avait émigré, il avait perdu sa fortune, puis retrouvé la croix de Saint-Louis et une pension de deux mille francs légitimement due à ses services, et payée par la caisse des Invalides de la marine. La légère hypocondrie qui lui faisait inventer mille maux imaginaires s'expliquait facilement par ses souffrances pendant l'émigration. Il avait servi dans la marine russe jusqu'au jour où l'empereur Alexandre voulut l'employer contre la France; il donna sa démission et alla vivre à Odessa, près du duc de Richelieu avec lequel il revint, et qui fit liquider la pension due à ce débris glorieux de l'ancienne marine bretonne. A la mort de Louis XVIII, époque à laquelle il revint à Guérande, le chevalier du Halga devint maire de la ville. Le curé, le chevalier, mademoiselle de Pen-Hoël, avaient depuis quinze ans l'habitude de passer leurs soirées à l'hôtel du Guénic, où venaient également quelques personnages nobles de la ville et de la contrée. Chacun devine aisément dans les du Guénic les chefs du petit faubourg Saint-Germain de l'arrondissement, où ne pénétrait aucun des membres de l'administration envoyée par le nouveau gouvernement. Depuis six ans le curé toussait à l'endroit critique du Domine, salvum fac regem. La politique en était toujours là dans Guérande.

La mouche est un jeu qui se joue avec cinq cartes et avec une retourne. La retourne détermine l'atout. A chaque coup, le joueur est libre d'en courir les chances ou de s'abstenir. En s'abstenant, il ne perd que son enjeu, car tant qu'il n'y a pas de remises au panier, chaque joueur mise une faible somme. En jouant, le joueur est tenu de faire une levée qui se paye au prorata de la mise. S'il y a cinq sous au panier, la levée vaut un sou. Le joueur qui ne fait pas de levée est mis à la mouche : il doit alors tout l'enjeu, qui grossit le panier au coup suivant. On inscrit les mouches dues; elles se mettent l'une après l'autre au panier par ordre de capital, le plus gros passant avant le plus faible. Ceux qui renoncent à jouer donnent leurs cartes pendant le coup, mais ils sont considérés

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comme nuls. Les cartes du talon s'échangent, comme à l'écarté, mais par ordre de primauté. Chacun prend autant de cartes qu'il en veut, en sorte que le premier en cartes et le second peuvent absorber le talon à eux deux. La retourne appartient à celui qui distribue les cartes, qui est alors le dernier, et auquel appartient la retourne; il a le droit de l'échanger contre une des cartes de son jeu. Une carte terrible emporte toutes les autres, elle se nommé Mistigris. Mistigris est le valet de trèfle. Ce jeu, d'une excessive simplicité, ne manque pas d'intérêt. La cupidité naturelle à l'homme s'y développe aussi bien que les finesses diplomatiques et les jeux de physionomie. A l'hôtel du Guénic, chacun des joueurs prenait vingt jetons et répondait de cinq sous, ce qui portait la somme totale de l'enjeu à cinq liards par coup, somme majeure aux yeux de ces personnes. En supposant beaucoup de bonheur, on pouvait gagner cinquante sous, capital que personne à Guérande ne dépensait dans sa journée. Aussi mademoiselle de Pen-Hoël apportait-elle à ce jeu, dont l'innocence n'est surpassée dans la nomenclature de l'Académie que par celui de la Bataille, une passion égale à celle des chasseurs dans une grande partie de chasse. Mademoiselle Zéphirine, qui était de moitié dans le jeu de la baronne, n'attachait pas une importance moindre à la mouche. Avancer un liard pour risquer d'en avoir cinq, de coup en coup, constituait pour la vieille thésauriseuse une opération financière immense, à laquelle elle mettait autant d'action intérieure que le plus avide spéculateur en met pendant la tenue de la Bourse à la hausse et à la baisse des rentes. Par une convention diplomatique, en date de septembre 1825, après une soirée où mademoiselle de Pen-Hoël perdit trentesept sous, le jeu cessait dès qu'une personne en manifestait le désir après avoir dissipé dix sous. La politesse ne permettait pas de causer à un joueur le petit chagrin de voir jouer la mouche sans qu'il y prît part. Mais toutes les passions ont leur jésuitisme. Le chevalier et le baron, ces deux vieux politiques, avaient trouvé moyen d'éluder la charte. Quand tous les joueurs désiraient vivement de prolonger une émouvante partie, le hardi chevalier du Halga, l'un de ces garçons prodigues et riches des dépenses qu'ils ne font pas, offrait toujours dix jetons à mademoiselle de Pen-Hoël ou à Zéphirine quand l'une d'elles ou toutes deux avaient perdu leurs cinq sous, à condition de les lui restituer en cas de gaiu. Un vieux garçon pouvait se permettre cette galanterie envers des demoiselles. Le

baron offrait aussi dix jetons aux deux vieilles filles, sous prétexte de continuer la partie. Les deux avares acceptaient toujours, non sans se faire prier, selon les us et coutumes des filles. Pour s'abandonner à cette prodigalité, le baron et le chevalier devaient avoir gagné, sans quoi cette offre eût pris le caractère d'une offense. La mouche était brillante quand une demoiselle de Kergarouët tout court était en transit chez sa tante, car là les Kergarouët n'avaient jamais pu se faire nommer Kergarouët-Pen-Hoël par personne, pas même par les domestiques, lesquels avaient à cet égard des ordres formels. La tante montrait à sa nièce la mouche à faire chez les du Guénic, comme un plaisir insigne. La petite avait ordre d'être aimable, chose assez facile quand elle voyait le beau Calyste, de qui raffolaient les quatre demoiselles de Kergarouët. Ces jeunes personnes, élevées en pleine civilisation moderne, tenaient peu à cinq sous et faisaient mouche sur mouche. Il y avait alors des mouches inscrites dont le total s'élevait quelquefois à cent sous, et qui étaient échelonnées depuis deux sous et demi jusqu'à dix sous. C'était des soirées de grandes émotions pour la vieille aveugle. Les levées s'appellent des mains à Guérande. La baronne faisait sur le pied de sa belle-sœur un nombre de pressions égal au nombre de mains qui, d'après son jeu, étaient sûres. Jouer ou ne pas jouer, selon les occasions où le panier était plein, entraînait des discussions intérieures où la cupidité luttait avec la peur. On se demandait l'un à l'autre Irez-vous? en manifestant des sentiments d'envie contre ceux qui avaient assez beau jeu pour tenter le sort, et des sentiments de désespoir quand il fallait s'abstenir. Si Charlotte de Kergarouët, généralement taxée de folie, était heureuse dans ses bardiesses, en revenant, sa tante, quand elle n'avait rien gagné, lui marquait de la froideur et lui faisait quelques leçons : elle avait trop de décision dans le caractère, une jeune personne ne devait pas rompre en visière à des gens respectables, elle avait une manière insolente de prendre le panier ou d'aller au jeu; les mœurs d'une jeune personne exigeaient un peu plus de réserve et de modestie ; on ne riait pas du malheur des autres, etc. Les plaisanteries éternelles et qui se disaient mille fois par an, mais toujours nouvelles, roulaient sur l'attelage à donner au panier quand il était trop chargé. On parlait d'atteler des bœufs, des éléphants, des chevaux, des ânes, des chiens. Après vingt ans, personne ne s'apercevait de ces redites. La proposition excitait toujours le même sourire. Il en était

de même des mots que le chagrin de voir prendre un panier plein dictait à ceux qui l'avaient engraissé sans en rien prendre. Les cartes se donnaient avec une lenteur automatique. On causait en poitrinant. Ces dignes et nobles personnes avaient l'adorable petitesse de se défier les unes des autres au jeu. Mademoiselle de Pen-Hoël accusait presque toujours le curé de tricherie quand il prenait un panier. Il est singulier, disait alors le curé, que je ne triche jamais quand je suis à la mouche. Personne ne lâchait sa carte sur le tapis sans des calculs profonds, sans des regards fins et des mots plus ou moins astucieux, sans des remarques ingénieuses et fines. Les coups étaient, pensez-le bien, entrecoupés de narrations sur les événements arrivés en ville, ou par les discussions sur les affaires politiques. Souvent les joueurs restaient un grand quart d'heure, les cartes appuyées en éventail sur leur estomac, occupés à causer. Si, par suite de ces interruptions, il se trouvait un jeton de moins au panier, tout le monde prétendait avoir mis son jeton. Presque toujours le chevalier complétait l'enjeu, accusé par tous de penser à ses cloches aux oreilles, à sa tête, à ses farfadets, et d'oublier sa mise. Quand le chevalier avait remis un jeton, la vieille Zéphirine ou la malicieuse bossue étaient prises de remords: elles imaginaient alors que peut-être elles n'avaient pas mis, elles croyaient, elles doutaient; mais enfin le chevalier était bien assez riche pour supporter ce petit malheur. Souvent le baron ne savait plus où il en était quand on parlait des infortunes de la maison royale. Quelquefois il arrivait un résultat toujours' surprenant pour ces personnes, qui toutes comptaient sur le même gain. Après un certain nombre de parties, chacun avait regagné ses jetons et s'en allait, l'heure étant trop avancée, sans perte ni gain, mais non sans émotion. Dans ces cruelles soirées, il s'élevait des plaintes sur la mouche: la mouche n'avait pas été piquante; les joueurs accusaient la mouche comme les nègres battent la lune dans l'eau quand le temps est contraire. La soirée passait pour avoir été pâle. On avait bien travaillé pour pas grand'chose. Quand, à sa première visite, le vicomte et la vicomtesse de Kergarouët parlèrent de whist et de boston comme de jeux plus intéressants que la mouche, et furent encouragés à les montrer par la baronne que la mouche ennuyait excessivement, la société de l'hôtel du Guénic s'y prêta, non sans se récrier sur ces innovations; mais il fut impossible de faire comprendre ces jeux, qui, les Kergarouët partis, furent traités de casse-têtes, de travaux

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