Obrázky na stránke
PDF
ePub

femme et mademoiselle étaient réunis dans la salle, car ils dînaient à trois heures. La baronne avait repris la Quotidienne et l'achevait à son mari, toujours un peu plus éveillé avant ses repas. Au moment où madame du Guénic allait terminer sa lecture, elle entendit au second étage le bruit des pas de son fils, et laissa tomber le journal en disant : Calyste va sans doute encore dîner aux Touches, il vient de s'habiller.

[ocr errors]
[ocr errors]

S'il s'amuse, cet enfant, dit la vieille en prenant un sifflet d'argent dans sa poche et sifflant.

Mariotte passa par la tourelle et déboucha par la porte de communication que cachait une portière en étoffe de soie pareille à celle des rideaux.

- Plaît-il, dit-elle, avez-vous besoin de quelque chose? - Le chevalier dîne aux Touches, supprimez la lubine.

Mais nous n'en savons rien encore, dit l'Irlandaise.

Vous en paraissez fâchée, ma sœur ; je le devine à votre accent, dit l'aveugle.

Monsieur Grimont a fini par apprendre des choses graves sur mademoiselle des Touches, qui, depuis un an, a bien changé notre cher Calyste.

En quoi ? demanda le baron.

Mais il lit toutes sortes de livres.

-Ah! ah! fit le baron, voilà donc pourquoi il néglige la chasse et son cheval.

- Elle a des mœurs répréhensibles et porte un nom d'homme, reprit madame du Guénic.

Un nom de guerre, dit le vieillard. Je me nommais l'Intimé, le comte de Fontaine Grand-Jacques, le marquis de Montauran le Gars. J'étais l'ami de Ferdinand, qui ne s'est pas plus soumis que moi. C'était le bon temps! on se tirait des coups de fusil, et l'on s'amusait tout de même par-ci par-là.

Ce souvenir de guerre qui remplaçait l'inquiétude paternelle attrista pour un moment Fanny. La confidence du curé, le manque de confiance chez son fils l'avaient empêchée de dormir, elle.

[ocr errors]

Quand monsieur le chevalier aimerait mademoiselle des Touches, où serait le malheur? dit Mariotte. Elle a trente mille écus de rentes, et elle est belle.

[ocr errors]

Que dis-tu donc là, Mariotte? s'écria le vieillard. Un du Guénic épouser une des Touches! Les des Touches n'étaient pas

encore nos écuyers au temps où Duguesclin regardait notre alliance comme un insigne honneur.

Une fille qui porte un nom d'homme, Camille Maupin! dit la baronne.

Les Maupin sont anciens, dit le vieillard, ils sont de Normandie, et portent de gueules à trois... Il s'arrêta. Mais elle ne peut pas être à la fois des Touches et Maupin.

Elle se nomme Maupin au théâtre.

Une des Touches ne saurait être comédienne, dit le vieillard. Si vous ne m'étiez pas connue, Fanny, je vous croirais folle.

Elle écrit des pièces, des livres, dit encore la baronne.

Des livres? dit le vieillard en regardant sa femme d'un air aussi surpris que si on lui eût parlé d'un miracle. J'ai ouï dire que mademoiselle Scudéry et madame de Sévigné avaient écrit, ce n'est pas ce qu'elles ont fait de mieux; mais il a fallu, pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour.

Vous dînerez aux Touches, n'est-ce pas, monsieur ? dit Mariotte à Calyste qui se montra.

-Probablement, répondit le jeune homme.

Mariotte n'était pas curieuse, elle faisait partie de la famille, elle sortit sans chercher à entendre la question que madame du Guénic allait adresser à Calyste.

[ocr errors]

- Vous allez encore aux Touches, mon Calyste? Elle appuya sur ce mot, mon Calyste. Et les Touches ne sont pas une honnête et décente maison. La maîtresse mène une folle vie, elle corrompra notre Calyste. Camille Maupin lui a fait lire bien des volumes, elle a eu bien des aventures! Et vous saviez tout cela, méchant enfant, et nous n'en avons rien dit à nos vieux amis !

- Le chevalier est discret, répondit le père, une vertu du vieux temps.

Trop discret, dit la jalouse Irlandaise en voyant la rougeur qui couvrait le front de son fils.

Ma chère mère, dit Calyste en se mettant aux genoux de la baronne, je ne crois pas qu'il soit bien nécessaire de publier mes défaites. Mademoiselle des Touches, ou, si vous voulez, Camille Maupin a rejeté mon amour, il y a dix-huit mois, à son dernier séjour ici. Elle s'est alors doucement moquée de moi : elle pourrait être ma mère, disait-elle; une femme de quarante ans qui aimait un mineur commettait une espèce d'inceste, elle était incapable

d'une pareille dépravation. Elle m'a fait enfin mille plaisanteries qui m'ont accablé, car elle a de l'esprit comme un ange. Aussi, quand elle m'a vu pleurant à chaudes larmes, m'a-t-elle consolé en m'offrant son amitié de la manière la plus noble. Elle a plus de cœur encore que de talent; elle est généreuse autant que vous. Je suis maintenant comme son enfant. Puis, à son retour, en apprenant qu'elle en aimait un autre, je me suis résigné. Ne répétez pas les calomnies qui courent sur elle: Camille est artiste, elle a du génie, et mène une de ces existences exceptionnelles que l'on ne saurait juger comme les existences ordinaires.

- Mon enfant, dit la religieuse Fanny, rien ne peut dispenser une femme de se conduire comme le veut l'Église. Elle manque à ses devoirs envers Dieu, envers la société en abjurant les douces religions de son sexe. Une femme commet déjà des péchés en allant au théâtre; mais écrire les impiétés que répètent les acteurs, courir le monde, tantôt avec un ennemi du pape, tantôt avec un musicien, ah! vous aurez de la peine, Calyste, à me persuader que ces actions soient des actes de foi, d'espérance ou de charité. Sa fortune lui a été donnée par Dieu pour faire le bien, à quoi lui sert la sienne?

Calyste se releva soudain, il regarda sa mère et lui dit - Ma mère, Camille est mon amie; je ne saurais entendre parler d'elle ainsi, car je donnerais ma vie pour elle.

-Ta vie? dit la baronne en regardant son fils d'un air effrayé,

ta vie est notre vie à tous.

Mon beau neveu a dit là bien des mots que je ne comprends pas, s'écria doucement la vieille aveugle en se tournant vers lui. - Où les a-t-il appris? dit la mère, aux Touches.

carpe.

[ocr errors]

Mais, ma mère chérie, elle m'a trouvé ignorant comme une

Tu savais les choses essentielles en connaissant bien les devoirs que nous enseigne la religion, répondit la baronne. Ah! cette femme détruira tes nobles et saintes croyances.

La vieille fille se leva, étendit solennellement les mains vers son frère, qui sommeillait.

- Calyste, dit-elle d'une voix qui partait du cœur, ton père n'a jamais ouvert de livres, il parle breton, il a combattu dans le danger pour le roi et pour Dieu. Les gens instruits avaient fait lé

mal, et les gentilshommes savants avaient quitté leur patrie. Apprends si tu veux!

Elle se rassit et se remit à tricoter avec l'activité que lui prêtait son émotion intérieure. Calyste fut frappé de ce discours à la Phocion.

- Enfin, mon ange, j'ai le pressentiment de quelque malheur pour toi dans cette maison, dit la mère d'une voix altérée et en roulant des larmes.

– Qui fait pleurer Fanny? s'écria le vieillard réveillé en sursaut par le son de voix de sa femme. Il regarda sa sœur, son fils et la baronne. Qu'y a-t-il ?

-Rien, mon ami, répondit la baronne.

Maman, répondit Calyste à l'oreille de sa mère et à voix basse, il m'est impossible de m'expliquer en ce moment, mais ce soir nous causerons. Quand vous saurez tout, vous bénirez mademoiselle des Touches.

-Les mères n'aiment pas à maudire, répondit la baronne, et je ne maudirais pas la femme qui aimerait bien mon Calyste.

Le jeune homme dit adieu à son vieux père et sortit. Le baron et sa femme se levèrent pour le regarder passer dans la cour, ouvrir la porte et disparaître. La baronne ne reprit pas le journal, elle était émue. Dans cette vie si tranquille, si unie, la courte discussion qui venait d'avoir lieu équivalait à une querelle chez une autre famille. Quoique calmée, l'inquiétude de la mère n'était d'ailleurs pas dissipée. Où cette amitié, qui pouvait réclamer la vie de Calyste et la mettre en péril, l'allait-elle mener! Comment la baronne aurait-elle à bénir mademoiselle des Touches? Ces deux questions étaient aussi graves pour cette âme simple que pour des diplomates la révolution la plus furieuse. Camille Maupin était une révolution dans cet intérieur doux et calme.

- J'ai bien peur que cette femme ne nous le gâte, dit-elle en reprenant le journal.

Ma chère Fanny, dit le vieux baron d'un air égrillard, vous êtes trop ange pour concevoir ces choses-là. Mademoiselle des Touches est, dit-ton, noire comme un corbeau, forte comme un Turc, elle a quarante ans, notre cher Calyste devait s'adresser à elle. Il fera quelques petits mensonges bien honorables pour cacher son bonheur. Laissez-le s'amuser à sa première tromperie d'amour.

[ocr errors]

- Si c'était une autre femme...

Mais, chère Fanny, si cette femme était une sainte, elle n'accueillerait pas votre fils. La baronne reprit le journal. —J'irai la voir, moi, dit le vieillard, je vous en rendrai compte.

Ce mot ne peut avoir de saveur que par souvenir. - Après la biographie de Camille Maupin, figurez-vous le vieux baron aux prises avec cette femme illustre ?

La ville de Guérande, qui depuis deux mois voyait Calyste, sa fleur et son orgueil, allant tous les jours, le soir ou le matin, souvent soir et matin, aux Touches, pensait que mademoiselle Félicité des Touches était passionnément éprise de ce bel enfant, et qu'elle pratiquait sur lui des sortiléges. Plus d'une jeune fille et d'une jeune femme se demandaient quels priviléges étaient ceux des vieilles femmes pour exercer sur un ange un empire si absolu. Aussi, quand Calyste traversa la Grand'Rue pour sortir par la porte du Croisic, plus d'un regard s'attacha-t-il sur lui.

Il devient maintenant nécessaire d'expliquer les rumeurs qui planaient sur le personnage que Calyste allait voir. Ces bruits, grossis par les commérages bretons, envenimés par l'ignorance publique, étaient arrivés jusqu'au curé. Le receveur des contributions, le juge de paix, le chef de la douane de Saint-Nazaire et autres gens lettrés du canton n'avaient pas rassuré l'abbé Grimont en lui racontant la vie bizarre de la femme artiste cachée sous le nom de Camille Maupin. Elle ne mangeait pas encore des petits enfants, elle ne tuait pas des esclaves comme Cléopâtre, elle ne faisait pas jeter un homme à la rivière comme on en accuse faussement l'héroïne de la Tour de Nesle; mais pour l'abbé Grimont, cette monstrueuse créature, qui tenait de la sirène et de l'athée, formait une combinaison immorale de la femme et du philosophe, et manquait à toutes les lois sociales inventées pour contenir ou utiliser les infirmités du beau sexe.

De même que Clara Gazul est le pseudonyme femelle d'un homme d'esprit, George Sand le pseudonyme masculin d'une femme de génie, Camille Maupin fut le masque sous lequel se cacha pendant longtemps une charmante fille, très-bien née, une Bretonne, nommée Félicité des Touches, la femme qui causait de si vives inquiétudes à la baronne du Guénic et au bon curé de Guérande. Cette famille n'a rien de commun avec les des Touches de Touraine, auxquels appartient l'ambassadeur du Régent, encore

« PredošláPokračovať »