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patible avec le système, il ne reste que l'amour de soi, ou l'intérêt particulier; et c'est en effet sur cette base que la philosophie s'efforce de fonder la société. Rousseau, qui adopte cette doctrine, est d'autant plus inconséquent, qu'il pose ailleurs les maximes contraires. Si, comme il l'avance, «< ce que les intérêts particuliers ont de commun >> est si peu de chose, qu'il ne balancera jamais ce qu'ils ont d'opposé (1), » il est clair que la société n'a jamais pu être établie, et ne sauroit se maintenir par le concours unanime des volontés particulières, ou par l'accord des intérêts particuliers; et le système qui exige cet accord impossible est contraire à la nature de l'homme, puisque l'homme, de l'aveu de Rousseau, « est sociable » par sa nature, ou du moins fait pour le de» venir (2).

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Et remarquez que, de même qu'en excluant Dieu de la raison de l'homme on détruit toute vérité, toute loi morale, tout devoir, toute vertu, pour ne laisser subsister que l'amour exclusif de soi, ou l'intérêt personnel; en excluant Dieu de la société, on détruit toute vérité sociale, tout pouvoir, tout devoir, toute vertu, pour établir à la place l'intérêt particulier, devenu le seul principe d'ordre dans la société comme dans l'individu. Quand ces opinions funestes viennent à se ré

(1) Emile, tom. III, pag. 199, note. (2) Ibid., pag. 112.

pandre dans un peuple, quand on a persuadé aux hommes que chacun ne doit rien qu'à soi, que l'intérêt personnel est l'unique règle de la volonté, qu'on peut légitimement tout ce qu'on peut impunément; lorsqu'en un mot, l'autorité n'est plus que la force, l'ordre social que la force, la morale que la force, chacun essaie la sienne, et travaille à l'accroître en s'assujettissant celle des autres, et l'indépendance produit une tendance universelle à la domination. La société se transforme en une vaste arène où tous les intérêts s'attaquent, se combattent avec fureur, tantôt corps à corps, tantôt en masse, selon les convenances des passions. Au milieu de ce désordre, l'Etat né subsiste quelque temps que parce qu'un certain nombre d'intérêts particuliers se liguent avec l'intérêt particulier du pouvoir, et oppriment tout le reste; et Rousseau avoit le sentiment de cette vérité, lorsqu'examinant les institutions des peuples anciens, il se demande : Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? et se fait, en un seul mot, cette réponse terrible: Peut-étre (1).

Ce qu'il appelle liberté n'est que l'absence du pouvoir général de la société, ou le règne plus ou moins libre de tous les pouvoirs particuliers. Il est visible que, dans ce cas, chaque pouvoir particulier doit avoir ses sujets qu'il gouverne par ses volontés particulières, c'est-à-dire, des esclaves; car

(1) Contrat social, liv. III, chap. xv.

l'essence de l'esclavage consiste dans l'assujettissement à la volonté de l'homme; et quiconque obéit à l'homme seul est esclave, cet homme fût-il luimême. Il en est ainsi des nations, et la théorie de la souveraineté du peuple n'est que la théorie de sa servitude. C'est ce qui rendoit, sous un autre rapport, l'esclavage nécessaire dans les Gouvernemens anciens, et spécialement dans les républiques. Il servoit à tranquilliser l'orgueil des citoyens, et à les maintenir dans la dépendance, en les abusant sur leur véritable condition: ils s'imaginoient être libres, en voyant au-dessous d'eux une servitude plus profonde.

Il n'est point de calamités qui ne sortent d'une doctrine qui place les êtres sociaux dans des rapports tels qu'on n'en sauroit concevoir de plus arbitraires, et abandonne la société à la merci du plus fort, comme ces animaux infirmes qu'on égare dans les bois, lorsqu'on n'en peut plus tirer de service. Le pouvoir n'étant lié par aucune loi obligatoire, libre de tout devoir parce qu'il est dénué de tout droit, n'a que sa volonté ou son intérêt pour règle; et tout intérêt borné ici-bas, n'étant qu'un intérêt d'orgueil ou de volupté, le peuple, vil instrument de l'ambition ou des plaisirs de son maître, se verra réduit à l'alternative, ou de nourrir de ses sueurs le luxe d'un prince efféminé, ou d'engraisser de son sang la gloire d'un monstre.

Mais les peuples ont aussi leur volonté, leur ntérêt, leur orgueil, plus terrible que celui d'au

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cun tyran. De là une haine secrète contre le pouvoir qui les gêne et les humilie, haine qui s'étend du pouvoir à tous les agens du pouvoir, à toutes les institutions, à toutes les lois, à toutes les distinctions sociales; et si on leur laisse un moment sentir leur force, ils en abuseront pour tout détruire, et courront à l'anarchie en croyant marcher à la liberté.

Ainsi le principe désastreux que tout pouvoir vient du peuple, conduit infailliblement les peuples, ou à la privation de Gouvernement, ou à un Gouvernement oppressif. La même doctrine qui détrône Dieu, détrône les rois, détrône l'homme même, en le ravalant au-dessous des brutes ; et dès que la raison se charge de gouverner seule le monde, l'intérêt particulier, source éternelle de haine, devient le seul lien social. De même que l'autorité n'est plus que la force, l'obéissance n'est plus que la foiblesse, car l'intérêt de l'orgueil n'est jamais d'obéir. Le désir inné de la domination, comprimé par la violence, réagit et pousse incessamment les sujets à la révolte. Le pouvoir errant dans la société, les troubles succèdent aux troubles, et les révolutions aux révolutions.

La démocratie la plus effrénée, qui n'est que l'absence de tout ordre et de toute loi, ou le Gouvernement des passions, au lieu de les satisfaire, les irrite; et le peuple, toujours convoitant, toujours détruisant, tourmenté de vagues désirs et de craintes vagues, se fatigue à creuser sa tombe, et

cherche avec anxiété le fond du désordre, dans l'espoir d'y trouver le repos. La seule ombre de l'autorité l'effraie; toute inégalité, toute distinction quelconque excite sa défiance et blesse son orgueil. Honorant de sa haine tout ce qui s'élève au-dessus de lui, tous les genres de supériorité sans exception, il punit inexorablement les services qu'on eut le généreux courage de lui rendre, il punit les richesses, les talens, le génie, la gloire, la vertu même ; et Aristide est banni de la cité qu'il sauva, parce que les Athéniens s'ennuient de l'entendre appeler le Juste.

Comment ose-t-on vanter une doctrine déjà tant de fois éprouvée, et dont jamais il ne sortit que des calamités et des forfaits? Voyez cette Grèce si polie, si sage, supposé que la philosophie soit la sagesse, voyez-la telle que nous la montrent ses propres historiens. On n'y parloit que d'indépendance, et ses villes, ses campagnes regorgeoient d'esclaves; on enchaînoit des nations entières à la statue de la Liberté. Mais ce n'étoit pas assez de vendre l'homme, de l'échanger contre de vils animaux; les plus vertueux des Grees l'égorgeoient pour habituer la jeunesse à verser le sang, et le dégradoient pour donner des leçons de morale à l'enfance.

Obtiendront-ils du moins ce qu'ils recherchent avec tant d'ardeur, ces barbares propriétaires de troupeaux d'êtres humains? Ils se disoient, ils se croyoient libres, et, dans l'inconstance perpétuelle

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