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PRÉFACE.

MEs premiers travaux sur Juvénal datent de loin, et par

un attrait irrésistible j'y suis souvent revenu. La seule inspection des diverses époques où j'ai publié la traduction de ses Satires suffira, pour montrer quelle dut être et quelle fut en effet l'influence de ce principal instituteur de ma jeunesse sur les deux tiers de ma trop longue vie; car il n'y a pas long-temps encore que je me plaignais d'avoir trop vécu. On n'en sera pas surpris, si l'on se rappelle qu'au lieu du bonheur que promettait la liberté récemment conquise, nous avons vu notre chère patrie affligée de malheurs tels que la postérité refusera de les croire. Que n'est-il aussi facile de les oublier que de se taire! Pour moi, je ne me tairai pas. Cependant ne désespérons de rien, puisque le patriotisme, le courage et la vertu ont enfin triomphe du crime (1).

La première édition, annoncée à l'Académie de Nancy dès 1757, ne fut publiée que treize ans après. Quelques soins qu'elle m'eût déjà coûtés, je ne la regardais que comme un simple essai; et ce n'était rien de plus. Cet essai néanmoins fut si favorablement accueilli, que plusieurs sociétés littéraires me firent l'honneur de m'adopter; que des savans, même étrangers, me, donnèrent des encouragemens; enfin, qu'un ami d'enfance, le favori des muses grecques et latines, l'illustre Brunck, m'ouvrit le trésor de son immense érudition.

(1) M. Dusaulx écrivait cette Préface dans les premiers jours de la législature qui a succédé à la Convention.

Après avoir puisé dans les sources antiques tout ce qui pouvait contribuer à l'intelligence de mon auteur; après avoir étudié la politique, les mœurs, le costume, le goût de son siècle, et collationné son texte sur de bons manuscrits,je préparai la seconde édition pour acquitter la dette que j'avais contractée : elle parut en 1782. On approuva les corrections du texte, les notes, et surtout le Discours sur les satiriques latins, dont je n'avais d'abord présenté que l'esquisse.

Je me reposais de mes travaux au sein des lettres et de l'amitié, lorsqu'à mon retour des Pyrénées, dont j'ai tenté la description, le tocsin de 1789 se fait entendre: il sonnait, disait-on, l'heure de la réforme et de la liberté. Je n'étais pas homme à rester en arrière, et je l'ai prouvé.

Nommé successivement électeur, officier municipal, enfin trois fois législateur, je me livre tout entier à ce qui pouvait affermir la liberté naissante. Mais après de funestes dissensions, le jour fatal arrive, le 2 septembre 1792, jour d'exécrable mémoire, où je la crus perdue sans ressource, cette précieuse liberté. Des tyrans qui n'avaient que l'audace et la soif du crime, mettent la république aux fers. Ils ne dûrent, ces tyrans subalternes, eux et leurs complices, ce détestable succès qu'à des forfaits si monstrueux, qu'il n'était pas donné à la prudence humaine de savoir s'en garantir. Et moi aussi j'eus l'honneur, dans cette affreuse catastrophe, d'être traîné de cachots en cachots avec soixante-douze de mes collègues, et n'en sortis que vers la fin de 1794, après y avoir tous langui pendant plus d'une année.

C'est en rentrant dans mes foyers dévastés que l'on vient me demander cette troisième édition. Presque usé par quarante ans de travaux, et surtout par le malheur, je m'y refusai d'abord. Un ardent ami des lettres et de ceux qui les cultivent relève mes esprits abattus. Éclairé, soutenu par ce savant modeste, d'ailleurs plein de goût et de

sagacité, je recommence une lutte inégale, mais attrayante, contre un texte qui a toujours été le désespoir des plus habiles interprètes.

Combien de fois ce travail consolateur n'a-t-il pas été interrompu, troublé par la rage des factions renaissantes? combien de fois la plume ne m'est-elle pas tombée des mains? M'essayant autrefois, dans le tumulte des camps, à traduire Juvénal, je n'en avais que plus de ressort et d'énergie; c'est qu'il ne s'agissait alors que de combattre les ennemis de l'état, et non d'exterminer des concitoyens.

Dans le cours de nos calamités et de mes propres malheurs, on m'a supposé une âme plus stoïque peut-être que je ne l'avais en effet. Quoique résigné, je pleurais, et sur la révolution souillée, et sur le sort de tant de victimes innocentes. Mais où m'emportent ces tristes souvenirs?... Jamais ils ne s'effaceront de ma mémoire: quelque chose que je fasse, que je dise, j'y reviendrai toujours. O vous qui me lirez, ayez de l'indulgence et de la pitié pour un cœur brisé par la douleur! Pardonnez le désordre de cet écrit à celui qui le traçait d'une main tremblante au sortir des prisons, où il n'attendait que la mort, moins rigoureuse sans doute que le spectacle déchirant de ceux que, d'heure en heure, on appelait au supplice, et dont la plupart le conjuraient de recevoir leurs derniers embrassemens.

Et c'est, je le répète, dans ces funèbres conjonctures que l'on me demandait de revoir le travail de mes années les plus heureuses, que l'on exigeait de moi ce qu'il n'est guère possible d'exécuter qu'au sein du repos, du bonheur et de la paix. Mais, j'en conjure, qu'on se représente, s'il est possible, quel dut être mon retour dans une société récemment dissoute et ravagée; quel fut l'état d'un homme qui, dans la plupart des maisons où il allait chercher, et porter peut-être des consolations, n'y trouvait que des scellés, et des orphelins manquant de tout! Ajoutez

que le silence de la nuit, plus affligeant encore, ne me rappelait que des idées sinistres qui, se combinant entre elles, m'offraient le possible en fait de maux, et nul remède.

De là le retour involontaire et continuel sur nos désastres antérieurs. Que dirai-je ? les tourmens de ma captivité, adoucie cependant par la présence momentanée et le dévoûment héroïque d'un homme vertueux; le fer si long-temps suspendu sur ma tête et sur celle de mes collègues; la fleur des représentants traînée à l'échafaud; l'honneur de la nation proscrit de jour en jour, les Bailly, La Rochefoucauld, Malesherbes, Angran, Freteau, et des milliers d'autres victimes non moins recommandables; en un mot, le sang des citoyens de toutes les classes, sans égard à l'âge, au sexe, aux vertus, aux talens. mêlé et confondu par les bourreaux fatigués d'exécutions, par des bourreaux aussi prompts que dociles, et dont les tigres qui les faisaient mouvoir accusèrent souvent la lenteur; cette fureur, ces massacres répétés d'un bout de la France à l'autre, et jusque dans nos îles, par des cannibales gorgés d'or et de sang; la guerre au dehors; au dedans le brigandage, la famine, l'incendie, le désespoir, et tant de suicides! les temples profanés, les tombeaux violés, toutes les lois naturelles et sociales enfreintes, les monumens des arts, tant anciens que modernes, détruits, et la barbarie levant sa tête hideuse au milieu des ruines ensanglantées; ce sujet de tous les entretiens, ces horreurs toujours présentes à mon esprit, et d'autres encore que le temps révèlera, m'avaient, de secousses en secousses, tellement affecté, tellement anéanti, que malgré mon retour à ce que les dilapidateurs et les anarchistes appelaient la liberté, je ne vivais plus qu'à mon insu.

Cependant on imprimait cette troisième édition. Les premières épreuves à corriger me sont apportées. Le

eroira-t-on ? le texte de Juvénal, reproduit sous mes yeux après six années d'anxiétés, ce texte brûlant m'électrise tout-à-coup. Le cœur me bat; les sensations et les idées renaissent. Sorti de ma profonde léthargie, je m'élance à la tribune nationale, veuve, hélas! de ses plus grands orateurs, pour y adjurer la vengeance, adoucir les esprits, ramener l'espérance et la concorde au sein de la Convention si long-temps divisée. J'y remontai bientôt pour jeter quelques fleurs et sur la tombe du généreux Ferraud, assassiné près de moi dans le sénat français, et sur celle de l'auteur du Voyage d'Anacharsis, qu'une mort, avancée par des traitemens indignes, venait de ravir aux lettres désolées; enfin, pour demander que les honneurs du Panthéon fussent accordés à l'illustre Mably. Je propose ensuite un monument impérissable: il s'agissait d'un autel expiatoire sur lequel on aurait lu d'un côté : REGRETS DE LA NATION: de l'autre, MISERICORDE AUX CITOYENS ÉGARÉS. O Juvėnal! ton ombre m'en a su plus de gré que de mon enthousiasme pour tes vers immortels.

A cette époque, des sentimens plus humains renaissaient avec la sécurité. Les fauteurs de l'anarchie faisaient place aux vrais républicains. La constitution, après quelques orages, acceptée aux acclamations de la nation entière, promettait enfin le retour de l'ordre et le règne des lois. Profitant des premiers momens de calme, j'achève ma tâche commencée, comme on l'a vu, dans des conjonctures telles, qu'il importait peut-être que j'en fisse mention, ne fût-ce que pour éterniser la honte de nos cruels oppresseurs.

Que dirai-je maintenant de ce nouveau travail? Qu'il suffise que j'aie eu l'ambition cette fois, après avoir, autant qu'il était en moi, rendu le sens de mon auteur, de faire passer dans notre langue son âme tout entière, sa véhémence, ses mouvemens, et même sa couleur. Fidèle jusqu'au scrupule, je n'en ai pas moins tâché de donner à

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