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Ce qu'il y eut de plus fatal, c'est que les progrès de toutes les sortes de corruption furent encore plus rapides que ceux de la tyrannie; et que celle-ci fit, à plusieurs égards, de vains efforts pour s'y opposer. Ce fut alors qu'à la honte des dames romaines, si long-temps révérées, on vit des femmes d'un rang illustre se faire inscrire sur le registre des courtisanes, afin de pouvoir se livrer impunément à la débauche (1).

Tout, jusqu'au vice, fut contraint de se dénaturer; la louange même devint une arme offensive (2). Des sénateurs furent assez lâches pour épier les passions secrètes du tyran, afin de les satisfaire en paraissant les contredire; aussi les flatteurs les plus abjects affectèrent-ils de la rudesse et de l'inflexibilité (3). Cependant on allait solennellement au Capitole pour implorer les dieux en faveur de Tibère : on immolait des victimes, on faisait fumer l'encens sur les autels; onze villes d'Asie se disputaient l'honneur de lui bâtir un temple.

La fin de ce long règne livra pour quelques années Rome sans défense à un furieux, dont le tribun Cherea ne l'affranchit que pour lui donner un imbécile non moins redoutable; car la destruction d'un tyran n'est presque ja

(1) Femina famosæ, ut ad evitandas legum pœnas jure ac dignitate matronali exsolverentur, lenocinium profiteri cœperant. (SUETON., Vita Tiber.) (2) Pessimum inimicorum genus, laudantes. (TACIT., Agricola, c. XLI.) (3) On délibérait dans le sénat sur les honneurs qu'il s'agissait de rendre à la mémoire d'Auguste. Valerius Messala proposait d'ajouter, à ce que l'on avait déjà résolu, la formule du serment que l'on prêtait chaque année à Tibère sur quoi ce prince lui demanda s'il avait ouvert cet avis par son ordre. Non, répondit-il, et dans tout ce qui regardera la république je n'aurai jamais, au risque de déplaire, d'autre avis que le mien. » Neque in iis quæ ad rempublicam pertinerent, consilio, nisi suo, usurum, vel cum periculo offensionis. C'était là le dernier terme de la flatterie : Ea sola species adulandi supererat. (TACIT., Annal. lib. 1, c. 8.)

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mais celle de la tyrannie. Ce n'est pas qu'après le meurtre de Caligula il n'eût été question dans le sénat de rétablir la république; mais les vices des empereurs étaient utiles à trop de monde.

Les treize années de ce Claude qui fut gouverné par une intrigante et par des affranchis, après l'avoir été par une prostituée, et surtout Néron, adopté au préjudice de Britannicus, achevèrent de dégrader le caractère romain. L'esprit public perdit enfin tout son ressort: excepté les mercenaires, et quelques esclaves ambitieux qui cherchaient à parvenir dans les armées, presque tout le reste voyait la patrie du même œil que ce chevalier romain qui, dès le temps d'Auguste, avait fait couper les pouces à deux de ses enfans, pour les exempter du service militaire (1).

Dans ces conjonctures, où chacun craignait autant de voir le tyran que d'en être vu, on passait subitement de la crainte à la terreur, et aux plus viles superstitions (2), lorsqu'après avoir entendu promulguer des lois funestes, on voyait tout-à-coup tomber les premières têtes de l'état; lorsqu'on apprenait que des poètes, des orateurs et des historiens en étaient aussi les victimes.

De grands hommes, à l'exemple de Labéon, qui n'avait pas voulu survivre à la liberté de son pays, se donnèrent volontairement la mort : mais il n'en résulta que la terrible et stérile leçon de se résigner à sortir de la vie sans résis

(1) Equitem Romanum quod duobus filiis adolescentibus, caussa detrectandi sacramenti, pollices amputasset, ipsum bonaque subjecit hastæ, etc. (Sueton., August., c. xxxi.)

(2) Tacite remarque que la crainte perpétue les anciennes erreurs, en produit de nouvelles, et ramène les hommes à la pusillanimité des siècles d'ignorance et de barbarie. Après avoir fait l'énumération d'une foule de prodiges, il ajoute Et plura alia, rudibus sæculis etiam in pace observata, quæ nunc tantum in metu audiuntur. (Tacrr., Hist. lib. 1, c. 86.)

tance et sans murmures, quand une fois ce qu'on appelait le destin, et qui n'était en effet que le caprice d'un homme, l'avait ordonné.

Découragés, consternés ou intimidés, la plupart des personnages les plus illustres, et de ceux qui s'étaient distingués par leur caractère ou leurs talens, se réfugièrent dans l'école des sectateurs de Zénon7, moins pour y apprendre à vivre qu'à mourir : science la plus nécessaire de toutes dans ces temps désastreux, puisqu'il était si rare de voir parvenir à la vieillesse un noble (1) ou un homme en place, que l'histoire n'a pas dédaigné d'en faire mention. Lorsqu'on trouve dans Tacite ces mots funèbres: « Lucius Pison, quoique pontife et préfet de Rome, mourut sous Tibère de mort naturelle (2), » on devient triste, rêveur; puis on croit lire sur la tombe d'un seul homme l'épitaphe d'une multitude de patriciens récemment exterminés.

Frappés du même coup, les principes de la philosophie et de la littérature s'altérèrent de plus en plus. La secte stoïque outra toutes les vertus, parce que les oppresseurs avaient franchi toutes les bornes qu'ils ont coutume de se prescrire à eux-mêmes pour leur propre intérêt; et Quintilien se plaint à diverses reprises de ce que le stoïcisme avait transporté, dans les matières de goût, les ronces de l'école, de ce qu'il avait attristé les esprits, tari l'imagination, amaigri le style (3).

(1)

Sed olim

Prodigio par est cum nobilitate senectus.

(JUVENALIS sat. iv, v. 96.)

(2) Per idem tempus L. Piso pontifex, rarum in tanta claritudine, fato obiit, etc. (TACIT., Annal. lib. vi, c. 10.)

(3) « Les stoïciens ne sauraient disconvenir que la richesse et le lustre de l'éloquence n'aient manqué à la plupart de leurs écrivains. » Stoici copiam nitoremque eloquentiæ fere præceptoribus suis defuisse concedant necesse est. (QUINT., Instit. orat. lib. x11, c. 2.)

Caligula disait que celui de Sénèque était un ciment sans chaux (1).

La corruption du goût ne fut pas seulement occasionnée par la sécheresse et l'affectation des stoïciens : l'introduction des étrangers et des hommes les plus vils dans le sénat n'altéra pas moins le génie de la langue latine, que les mœurs nationales 8.

Les déclamations que Pline le Jeune et Quintilien ont si souvent blàmées, et dont ils paraissent cependant avoir fait trop de cas (2), concoururent avec les causes précédentes à perdre l'éloquence, et ne furent pas moins nuisibles à la poésie 9.

Les circonstances politiques, morales et littéraires que je viens d'exposer sont bien plus relatives à Juvénal qu'à l'auteur dont nous allons examiner l'ouvrage, et cela plutôt pour suivre l'ordre des satiriques que les progrès de la satire telle que nous l'avons considérée. Ce que je dirai de Perse, néanmoins, ne sera pas étranger à mon sujet : il en résultera des observations propres à faire connaître plus particulièrement le genre dont il s'agit. Quelques précautions que je prenne, je risque d'être, dans cet examen, d'autant plus diffus que Perse est trop succinct; mais j'irai le plus

(1) Commissiones meras componere, et arenam esse sine calce. (Sueton., Calig., c. LXVIII.)

(2) Pline loue beaucoup trop l'orateur Iséus de ce qu'il parlait à l'improviste et sur toutes sortes de sujets. Il va jusqu'à préférer au barreau les écoles où l'on ne traitait que des sujets feints et de pure imagination.

Sénèque (Déclam.) dit qu'avant Cicéron les exercices des rhéteurs ne s'appelaient pas declamationes, mais theses.

Quintilien atteste que cet art était de nouvelle invention: Quæ quidem declamandi ratio novissime inventa multo est utilissima; et que de son temps l'on regardait cet art comme très-propre à former d'excellens orateurs. Plerisque videtur ad formandam eloquentiam vel sola sufficere. (QUINT., Instit. orat. lib. 11, c. 10.) Voyez JuvÉNAL, sat. vii, note 47.

vite qu'il me sera possible, afin de revenir au poète intéressant dont je n'ai fait, pour ainsi dire, qu'annoncer le caractère.

Si l'on trouve de temps en temps des détracteurs qui n'étudient que pour blâmer, on rencontre aussi des exagérateurs de bonne foi qui, dans leurs têtes actives et fécondes, refont tout ce qu'ils lisent, et s'extasient ensuite sur leurs propres idées. Pour éviter les inconvéniens qu'entraînent ces dispositions si contraires à la saine critique, j'examinerai d'abord ce que, relativement, au genre satirique, on peut attendre de l'éducation de Perse, de ses études, de son caractère et de ses liaisons: nous verrons ensuite ce que l'on a pensé de ses satires; et je finirai par un jugement impartial, c'est-à-dire conforme aux impressions que j'en ai reçues, après les avoir bien méditées.

Je contredirai peut-être les opinions de quelques savans que j'aime et que j'estime, mais ce sera de manière qu'ils ne pourront m'en savoir mauvais gré. L'honnête Casaubon, lorsqu'il défendit Perse vivement attaqué par Scaliger, sut allier les égards à la critique, et ne fut pas moins l'admirateur et l'ami de celui qu'il réfutait (1).

Né sous Tibère, et mort à vingt-huit ans, sous Néron, Perse s'attacha, dès l'âge de seize ans, au stoïcien Cornutus, l'un des savans les plus honnêtes et les plus universels de

(1) Jamais deux hommes n'ont été plus opposés dans les jugemens qu'ils ont portés de Perse, que Scaliger et Casaubon voyez cependant avec quel enthousiasme celui-ci parle de son adversaire : « Quelqu'un, dit-il, n'a pas craint de s'élever contre les éloges qui avaient été donnés à Perse: » At qui vir? tanti judicii, tantæ eruditionis, tam portentosi acuminis, ut et Persius magnum solatium habeat, quod Æneæ magni dextra cadit : et nos vel bonam caussam prodere diu constitutum ac certum habuerimus, potius quam cum illo Hercule in certamen descendere. (CASAUB., Proleg. in Pers., p. 3.)

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