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Pour achever de dire ce que j'en pense, j'avoue que Perse, quant à la manière, me paraît plus singulier qu'original; quant au style, plus succinct que précis. Il faut distinguer, lorsqu'on écrit, entre ce qui est précis ou succinct : dans le premier cas, on n'a rien d'inutile; dans le second, on n'a pas toujours ce qui est nécessaire. On peut avoir de la précision, et manquer de plusieurs autres qualités non moins essentielles; mais on ne saurait être succinct sans risquer d'être obscur et de le devenir davantage.

Outre que son style est sec et affamé (1), ses figures ne sont pas toujours bien soutenues: elles portent, en général, beaucoup moins sur les choses que sur les mots; ce qui est aussi ridicule que de vouloir donner une attitude ou un geste à ce qui n'a point de corps. D'ailleurs, chaque figure étant isolée, il n'en résulte que des tropes (2): or, ceux-ci, quand ils sont trop multipliés, ne font que surcharger gratuitement le style et l'obscurcir (3).

(1) Aridus atque jejunus. (QUINT., Instit. orat. lib. 11, c. 8.)

(2) «Les tropes, dit M. du Marsais (Trop., art. 4), sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n'est pas précisément la signification de ce mot. >>

(3) Quatre vers de Perse offrent plusieurs tropes dont l'alliance est au moins bizarre; car on n'est point accoutumé à rencontrer dans aucun auteur, tant ancien que moderne, la farine, le vin gáté, la peau des serpens, la ruse des renards, l'art de polir le marbre, et un licou, marchant de compagnie et concourant à former un sens quelconque :

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M. l'abbé Lemonnier a eu bien de la peine à rendre toutes ces nuances avec sa fidélité ordinaire, et même il en a supprimé une. Voici comment il traduit : « Si, au contraire, après avoir eté de la même pâte que nous, vous gardez votre ancienne peau sous un extérieur honnête; si vous conservez dans

Quoique vicieuse à tant d'égards, sa manière est frappante au premier coup d'œil, par la recherche et la singularité des mots, par la promptitude de l'expression, par l'entassement des figures; mais si l'on revient sur ses pas, cette froide magie disparaît, et l'on est tout surpris de ne retrouver, à quelques beautés près, que des surfaces au lieu de profondeurs.

Ce qui devait donner à son style de l'aisance et du naturel le rend difficile, forcé et quelquefois inintelligible : je veux parler des interlocuteurs, dont il fait un usage trop fréquent, et qu'il emploie souvent mal-à-propos 16 ; car la composition se défigure par l'abus des moyens qui servent à l'embellir.

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Quand on me soutiendrait maintenant que Perse avait pour ses contemporains toutes les qualités littéraires qui me semblent lui manquer aujourd'hui, ce qui n'est pas vraisemblable, puisque tous les bons auteurs anciens, excepté quelques passages défigurés, sont encore généralement entendus et sentis; quand on me soutiendrait, avec Casaubon, que ses satires n'avaient rien d'obscur pour les enfans, comme si les abstractions métaphysiques convenaient à cet age; tout cela, même en l'accordant, ne me persuaderait jamais qu'il ait fait un usage convenable de ses études et de son esprit. Nous n'avons, pour en juger, que le bon sens et le goût : l'un est de tous les siècles; l'autre, dans cette circonstance, n'est que le résultat des observations faites sur les écrits des grands maîtres qui

un cœur gâté l'astuce d'un renard, je reprends ce que je vous avais accordé, je raccourcis votre licou. »

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L'élégant traducteur de Berne (Bern., 1765), qui allonge Perse ou le raccourcit à son gré, rend ainsi les quatre vers précédens: «Si le vieux renard est caché sous le manteau du philosophe, je me rétracte. »

l'avaient précédé : ce sont ces observations positives qui le justifient ou le condamnent. Je persiste donc à croire qu'il n'a le plus souvent qu'un langage factice, étranger à ses modèles, et que la postérité ferait bien à son tour de n'étudier chez ses pareils que ce qu'ils ont de clair, d'utile ou d'agréable.

Quoi! parce que l'antiquité, vénérable à tant d'égards, nous aura transmis quelques essais, quelques pièces incohérentes, il faudra que des hommes courageux, et de la plus grande capacité, recommencent sans cesse, comme les Danaïdes, un travail inutile? Les beautés de Perse, car il en a d'incontestables, sont faciles à saisir. Après tant de vains efforts, on peut abandonner le reste, ou n'y recourir que pour apprendre à détester l'affectation et l'obscurité.

Quand on considère de sang-froid tous les travaux entrepris pour éclaircir cet auteur, on ne saurait s'empêcher de déplorer et cet abus de l'érudition et cet excès de la patience humaine (1). Pourquoi les savans, lorsqu'ils font la revue des anciens, n'en useraient-ils pas désormais sur leurs propres domaines comme les géographes figurant le globe de la terre? Les Strabon, les Ptolémée et les d'Anville, après avoir comparé les voyageurs entre eux, ont soin de tracer les routes les plus droites, les plus sûres; ils marquent sur leurs cartes les sables, les rochers et tous les lieux ingrats qui se refusent à la culture et n'offrent rien ou peu de chose à nos besoins.

On dira peut-être que j'ai manqué de circonspection en

(1) « Tant de gloses, dit Montaigne, ne font qu'augmenter le doute et l'igno rance, puisqu'il ne se voit aucun livre, soit humain, soit divin, sur qui le monde s'embesogne, duquel l'interprétation fasse tarir la difficulté. Le centième commentaire le renvoie à son suivant, plus épineux et plus scabreux que le premier ne l'avoit trouvé. Quand sera-t-il convenu entre nous, ce livre en a il n'y a plus meshui que dire? » (Essais, liv. 1, ch. 13.)

assez,

m'expliquant d'une façon trop libre sur un auteur que Quintilien et Martial ont célébré 17. Mais ces deux écrivains et surtout le premier, dont je me suis souvent autorisé, ne cessent de reprendre, dans les ouvrages qui ont paru de leur temps, les mêmes défauts que les plus grands critiques modernes ont reprochés à Perse. En supposant, contre toute apparence, que leurs éloges non motivés soient aussi décisifs qu'on le prétend, je n'avais pas promis de renoncer à ma manière de voir et de sentir. Au reste, j'ai donné des raisons, et je suis prêt à me rétracter quand on m'aura prouvé qu'elles sont insuffisantes 18

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Ce que Perse aurait dû faire en qualité de satirique, nous allons voir qu'un autre l'a si bien exécuté que, depuis Auguste jusqu'à son treizième successeur, la satire romaine est sans lacune.

SECONDE PARTIE.

Je rentre dans mon sujet, que Perse avait en quelque sorte interrompu, et je vais bientôt faire le parallèle que j'ai promis.

Juvénal, né sous Caligula, et mort plus de quatre-vingts ans après (1), passa les trois quarts de sa longue vie à compter scrupuleusement tous les degrés de la servitude et de la corruption de ses contemporains. La violence qu'il s'était faite pour garder le silence pendant sa jeunesse ne le rendit que plus impétueux dans un âge avancé; car il composa fort tard les satires fameuses où sont consignées toutes les causes de la grandeur des Romains, et principa

(1) Voyez satire v11, note 2.

lement celles de leur décadence, dont il fut en même temps et le peintre et l'oracle (1).

Ces satires n'ayant été publiées que sous Adrien, c'està-dire après l'extinction des lettres, nous ignorons comment elles furent accueillies par les gens de bien, et dénigrées par les méchans. On sait seulement que l'auteur les ayant lues dans des séances publiques (2), alors fort recherchées, fut exile dans la Pentapole d'Égypte, où il mourut de vieillesse et de chagrin; qu'il y fut exilé pour avoir, disait-on, désigné le temps présent sous des noms empruntés, et surtout pour avoir attaqué, sous le nom de Pâris (3), un histrion qui faisait les délices de l'empereur.

Il avait promis d'épargner les vivans, et de ne parler que des morts (4): l'eût-il fait, cela ne suffisait pas; plusieurs de ceux qui s'étaient déshonorés par des crimes ou des bassesses depuis Auguste jusqu'à Domitien vivaient encore dans leur postérité.

Uniquement occupé de la perversité de son siècle, il se montre à peine dans le cours de son ouvrage, où tous les mobiles de l'inconstante humanité sont pesés dans une balance rigoureuse, il est vrai, mais juste et irrécusable. On

(1) Après avoir présagé le soulèvement des provinces indignées, Juvénal ajoute : « Ce ne sont pas là de vains propos, mais des oracles aussi sûrs que ceux de la Sibylle.

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Quod modo proposui non est sententia ; verum

Credite me vobis folium recitare Sibyllæ.

(Sat. VIII, v. 124.)

(2) Sur ces sortes de séances, voyez satire vir, note 13.

(3) Voyez satire vi, note 24; et satire vir, note 28.

(4) « Eh bien, voyons ce que l'on permet contre ceux dont les cendres reposent le long de la voie Latine et de la voie Flaminie. »

Experiar quid concedatur in illos
Quorum Flaminia tegitur cinis atque Latina.

Juvenal. 1.

(Sat. 1, v. 170.)

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