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ciété civilisée, au lieu de le ramener à Ithaque et «< aux chastes plaisirs de la couche conjugale, » le conduirait tout droit en prison. Ulysse est le type de la sagesse, dans la plus vieille antiquité: il nous intéresse d'autant plus qu'il diffère davantage du type de sagesse que nous concevons aujourd'hui, parce qu'il nous permet d'apprécier tout le chemin qu'a fait en morale l'humanité depuis Homère. Il y a encore aujourd'hui des sages, adroits plutôt que droits, violents quand ils sont forts, rusés quand ils sont faibles, et pour qui la première sagesse est de réussir, et la vraie morale le succès: ce sont les fils d'Ulysse; ils sont nombreux, ils sont considérés, sinon estimés; ils sont puissants et riches, sinon heureux: ce sont les gens habiles, mais ce ne sont pas les honnêtes gens.

J'arrive à la traduction de M. Bignan; elle a toutes les qualités d'une bonne traduction, l'exactitude du sens et l'élégance, une élégance un peu fanée quelquefois, parce qu'elle rappelle l'école des anciens traducteurs en vers. Il est vrai que M. Bignan l'a voulu corriger par l'emploi de procédés plus modernes. Il ne hait ni la périphrase, ni la paraphrase, et il n'a pas peur du mot propre; il a des formes de vers qui rappellent l'alexandrin digne et peu flexible du vieux temps; il a des coupes, des rejets, des enjambements qui appartiennent exclusivement à la poésie contemporaine. C'est un versificateur éclectique. Je trouve ce caractère mixte dans mille passages, et par exemple dans le suivant:

Si mes mains, dans le temple orné pour ton plaisir,
Des chèvres, des taureaux ne furent jamais lentes

A brûler en ton nom les cuisses succulentes,

Venge-moi; que tes traits, instruments de douleurs,
Aux fils de Danaüs fassent payer mes pleurs.

Cette paraphrase orné pour ton plaisir, cette inversion, ne furent jamais lentes, cette apposition, qui n'est pas dans le texte, instruments de douleurs, ce sont des procédés de

l'ancienne école. Les cuisses succulentes, c'est une recette de la nouvelle. La traduction de M. Bignan contentera tout le monde, je l'espère; vieillotte par un côté, elle est par l'autre toute fraîche et toute pimpante; elle peut dire à l'ancienne école Je suis classique, voyez mes périphrases, comme elles sont adroites!» et à la nouvelle : « Je suis jeune aussi, voyez mes mots propres, comme ils sont hardis! »

C'est sans doute un grand honneur pour M. Bignan d'avoir tenté cette fusion des deux manières et cette réconciliation des deux écoles. Il a jeté entre elles sa traduction comme un rameau d'olivier, ou, pour prendre une image plus homérique, comme l'écharpe brillante d'Iris, qui s'interpose entre le ciel et la terre pour rétablir la paix. Peutêtre l'idéal d'une traduction d'Homère serait-il en effet ce mélange d'art et de naïveté qu'ont cherché tour à tour à combiner, sans être bien sûrs de leurs doses, les anciens traducteurs et les nouveaux les anciens y mettaient tant d'art, qu'il ne restait guère de place à la naïveté; les nouveaux y veulent faire entrer tant de naïveté, qu'il n'en reste plus pour l'art; et comme Homère n'est ni si artiste ni si naïf, comme il unit l'art et la naïveté dans des proportions égales et dans un admirable équilibre, comme il en forme un miracle qui est la perfection du naturel, il en résulte que ni les uns ni les autres ne sont vraiment homériques, et qu'ils restent à égale distance de la vérité. C'est qu'ils traduisent Homère avec l'esprit ; ils ont des procédés, ils calculent, ils combinent, là où il suffirait de sentir; ils usent d'industrie quand il faudrait être ému; ils ont cru saisir l'âme d'Homère parce qu'ils ont analysé sa versification et son style : l'âme d'Homère n'est pas comme celle du licencié Garcias, dont parle Le Sage dans sa préface de Gil Blas; on ne la trouve pas si aisément. Pour la ressaisir, il faut en porter en soi-même quelque parcelle, il faut en nourrir en soi quelque rayon. Il n'y a qu'un poëte qui ait su

traduire Homère, parce qu'il avait retrouvé son âme, parce qu'il en avait dérobé un rayon qu'il portait en lui-même, et qui illumine ses vers des plus douces clartés; c'est un fils de la Grèce, c'est le chantre de l'aveugle: c'est André Chénier.

Mais une qualité précieuse qu'on ne peut méconnaître dans M. Bignan, c'est sa fidélité : il suit le texte d'aussi près que le permet la gêne de la versification et de la rime. Il ne l'abrége pas comme La Motte, il ne le développe pas comme Voltaire quand, pour se moquer de La Motte, il retraduit Homère. On connaît l'admirable passage des Prières dans le discours du vieux Phénix, au livre IX de l'Iliade. Voici la paraphrase de Voltaire :

Les Prières, mon fils, devant vous éplorées,
Du souverain des dieux sont les filles sacrées;
Humbles, le front baissé, les yeux baignés de pleurs,
Leur voix triste et plaintive exhale leurs douleurs.
On les voit, d'une marche incertaine et tremblante,
Suivre de loin l'Injure impie et menaçante,
L'Injure au front superbe, au regard sans pitié,
Qui parcourt à grands pas l'univers effrayé.
Elles demandent grâce.... et lorsqu'on les refuse,
C'est au trône de Dieu que leur voix vous accuse.
On les entend crier, en lui tendant les bras :

Punissez le cruel qui ne pardonne pas;

Livrez ce cœur farouche aux affronts de l'injure:
Rendez-lui tous les maux qu'il aime qu'on endure.
Que le barbare apprenne à gémir comme nous. »
Jupiter les exauce, et son juste courroux
S'appesantit bientôt sur l'homme impitoyable.

Voici l'abréviation de La Motte, en deux vers:

On irrite les dieux; mais par des sacrifices
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

Voici la traduction de M. Bignan:

Filles de Jupiter, humbles, l'œil incliné,

Les Prières, le front par les ans sillonné,
Escortent, en boitant, l'Injure téméraire,
Qui, d'un pied vigoureux foulant toute la terre,
Court, répandant l'outrage et semant les fléaux,
Et les charge du soin de réparer ses maux.
Heureux de mériter leurs faveurs immortelles,
L'homme qui les révère est exaucé par elles;
Mais quand avec dédain il méconnaît leurs lois,
Ces vierges, pour venger leurs inflexibles droits,
Montent vers Jupiter, et leur voix le conjure
Qu'aux pas de l'insolent il attache l'Injure.

M. Bignan est tout entier dans ce passage, avec ses qualités et ses défauts. Il est fidèle, fidèle jusqu'au mot propre; il ne dit pas comme Voltaire:

On les voit, d'une marche incertaine et tremblante ;

il dit hardiment comme Homère :

Escortent, en boitant, l'Injure téméraire ;

mais sa hardiesse s'arrête là; un scrupule le prend. Il ne dit pas les prières ridées; il sillonne leurs fronts. Il n'ose ajouter comme Homère: Les Prières boiteuses et louches des deux yeux. Heureux de mériter leurs faveurs immortelles, est un vers qui« sent son vieux temps. » Pour venger leurs inflexibles droits, est une addition au texte qu'on pourrait nommer plus durement. Ce morceau, où le sens est bien saisi, où les vers sont corrects, où le style est pur, manque de couleur et de franchise; à côté d'une hardiesse on y trouve une timidité, à côté du mot propre une périphrase, à côté du mot nécessaire une cheville. La versification de M. Bignan est terne et sans relief. Avec toutes les qualités excellentes que donnent beaucoup de savoir et d'études, une longue pratique du vers, une connaissance approfondie des procédés de l'art, il a fait une traduction

digne d'estime, qui lui vaudra la considération de tous les amis des lettres grecques, mais où, pour lui mériter une de ces couronnes auxquelles son front s'est accoutumé, il ne manque que la poésie.

(Revue de l'Instruction publique, 5 janvier 1854.)

ÉTUDES SUR LES TRAGIQUES GRECS,

par M. Patin, de l'Académie française.

I

C'est chose rare qu'un bon livre; mais ce qui est plus rare, c'est un livre qui, publié après un long travail et avec un grand succès, contente tout le monde, excepté son auteur. L'écrivain introuvable, c'est l'écrivain défini par Boileau, celui qui sait plaire à tous et ne sait pas se plaire, qui met autant d'ardeur à découvrir ses imperfections que le public a de plaisir à louer ses mérites, et qui travaille en silence à rendre un ouvrage plus parfait, au lieu de jouir en paix des applaudissements. Je me trompe : cet écrivain est trouvé. C'est M. Patin. Les Études sur les tragiques grecs, dont il nous donne aujourd'hui la seconde édition, ont été commencées de 1815 à 1822, à l'école normale, continuées depuis à la Faculté des lettres, et publiées de 1841 à 1843. Dès son apparition, ce livre s'est concilié en France et à l'étranger une estime et une faveur qui se sont accrues avec le temps. Il a compté au premier rang parmi les titres littéraires qui ont appelé sur M. Patin le choix de l'Académie française. Enfin, du consentement universel, il était regardé comme une histoire de la tragédie

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