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tragédie implexe tout entière, avec ses développements, ses oppositions de caractères; avec la variété et l'enchaînement de ses situations, de ses incidents, de ses péripéties; avec l'artifice plus difficile et plus habile de son ordonnance; avec l'attrait nouveau, quoique faible encore, qu'elle offrait à la curiosité; avec ces impressions de terreur, de pitié, d'admiration, que produisait la peinture ennoblie, mais toujours vraie, du malheur et de l'héroïsme humains....

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Lorsque l'on compare Euripide à ses devanciers, on est d'abord frappé d'un grand changement: l'antique merveilleux, au sein duquel la tragédie avait pris naissance, et qui, après avoir couvert de ses ombres la scène d'Eschyle, s'était par degrés éclairci, pour y laisser paraître les idéales figures de Sophocle, s'est tout à fait dissipé.... Est-ce donc à dire qu'Euripide ait complétement effacé de ses œuvres la fatalité? Non sans doute, et, pour être juste, il faut se hâter d'ajouter qu'il l'a plutôt déplacée. Eschyle et Sophocle avaient peint les dieux précipitant les mortels dans des malheurs inévitables; Euripide les montra qui leur envoyaient d'invincibles passions. Auparavant, le personnage tragique était mis aux prises avec les obstacles du dehors; il eut désormais à combattre des ennemis intérieurs; c'est dans le cœur même de l'homme que fut transportée la lutte dramatique; les acteurs seront nos facultés elles-mêmes, et le sujet de la pièce cette guerre intestine de la sensibilité et de la raison, aussi ancienne que notre nature, et qui ne finira qu'avec elle. »

Je demande pardon à M. Patin d'avoir abrégé les beaux développements dont il a enrichi son idée. Même dans les limites où j'ai dû la restreindre, cette citation offre aux lecteurs un jugement précis sur les trois grands tragiques, et un tableau expressif des changements subis par la tragédie grecque, selon le rôle qu'y jouent la fatalité et la li

berté morale. M. Patin n'explique pas moins bien la constitution extérieure de la tragédie qu'il n'en développe les intimes ressorts. J'aurais voulu montrer comment de la présence du chœur il déduit, à titre de conséquences nécessaires sur le théâtre grec, les deux fameuses unités de lieu et de temps, importées inutilement chez nous. Mais il serait infini d'énumérer toutes les excellentes vues répandues dans son livre. Il faudrait signaler, outre les jugements généraux sur Eschyle, Sophocle et Euripide, ces profondes analyses, où chacune de leurs pièces est étudiée dans tous ses détails, avec un goût si fin, avec une telle variété de souvenirs et de rapprochements empruntés à toutes les littératures, avec une science si allemande et un esprit si français. Nous devons, je le répète, à M. Patin la plupart de nos idées justes sur la tragédie grecque. Je n'ai pu indiquer que les plus générales, les plus remarquables par leur importance, car elles ont pour objet le fond même de la tragédie, et par leur diffusion, car elles sont devenues, grâce à M. Patin, des lieux communs de la critique littéraire. Bien d'autres idées encore ont passé de son livre dans l'esprit du public. Depuis treize ans que ce livre est publié, les vérités qu'il apportait ont circulé par mille canaux. Elles ont pénétré dans la société polie, celle à qui sont destinés les ouvrages sérieux, et dont le goût finit toujours par faire loi. Elles se sont répandues dans l'enseignement public, qui s'en est pénétré et nourri; par l'enseignement dans les nombreuses générations sorties de nos écoles, et par elles, partout. Beaucoup de gens ont reçu par transmission indirecte les idées de M. Patin, sans avoir jamais lu son livre, et sont ses disciples sans le savoir. Enfin la poésie même s'est aidée de ses leçons pour ressaisir plus sûrement l'inspiration du génie athénien. M. Patin a consacré dans sa nouvelle édition plusieurs pages à la Médée de M. Legouvé, « l'emprunt le plus heureux, dit-il avec

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raison, que notre théâtre ait fait à la muse antique depuis l'Agamemnon de Lemercier et la Clytemnestre de Soumet. » Il montre par quel mélange heureux d'imitation et d'invention personnelle le poëte a renouvelé ce classique sujet, et le remercie, au nom de l'antiquité, de cet hommage rendu au génie d'Euripide. Si M. Legouvé répondait à son tour, il témoignerait, j'en suis sûr, toute sa reconnaissance, non-seulement pour le poëte grec, son merveilleux modèle, mais pour le confident d'Euripide, pour M. Patin, qui a révélé tous les secrets du maître aux disciples jaloux de l'imiter. Cette influence d'un livre sur le public entier, sur celui qui lit et qui pense, comme sur celui qui ne lit pas, s'est établie doucement, sans effort et sans bruit, par le seul empire de la vérité. Elle régnera longtemps du consentement de tous. Tant que l'antiquité obtiendra en France un reste d'amour et de respect, l'ouvrage de M. Patin se maintiendra debout comme le plus complet monument élevé à force de savoir, de goût, de travail et d'années, au génie tragique de la Grèce. « Le temps n'épargne pas ce qu'on a fait sans lui,» a dit le vieil Eschyle, qui a dédié ses œuvres à ce dieu destructeur pour qu'il daignât les épargner. Eschyle et ses illustres rivaux méritent bien qu'un livre consacré à leur gloire soit respecté du temps et participe à la renommée de l'art immortel dont il glorifie les maîtres et dont il interprète dignement les beautés.

(Journal des Débats, 15 et 19 janvier 1858.)

MÉNANDRE, ÉTUDE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE SUR LA
COMÉDIE ET LA SOCIÉTÉ GRECQUES,

par M. Guillaume Guizot.

ESSAI HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE SUR
LA COMÉDIE DE MÉNANDRE,

par M. Ch. Benoît.

Je suppose qu'un nouveau déluge de barbares envahisse un jour l'Europe civilisée, comme autrefois le monde. romain et le monde grec, et que, dans la ruine de tous les établissements littéraires et des plus beaux monuments de l'art et de la pensée, Molière ait disparu pour jamais; si, le torrent une fois écoulé, l'esprit humain se mettait à recueillir lentement les débris de son naufrage; si une compagnie lettrée, rejeton lointain des Académies du XIXe siècle, conviait les jeunes savants des âges futurs à rechercher dans les témoignages de l'histoire, dans les travaux de l'érudition, dans les imitations éparses des littératures étrangères tous les indices qui permettraient de mesurer le génie de Molière et de reconstruire en partie ses ouvrages, cette compagnie aurait bien mérité des lettres et de l'humanité, et serait digne que les plus studieux et les plus savants répondissent à son appel. L'Académie française a fait, il y a deux ans, pour Ménandre ce que, nous l'espérons, nulle Académie n'aura besoin de faire jamais pour l'auteur du Misanthrope. Depuis le XIIIe siècle, Ménandre a disparu. L'Académie française a proposé un de ses prix annuels aux écrivains qui, par l'effort de leur sagacité littéraire, nous restitueraient ce qu'on peut nous rendre sans témérité d'un poëte anéanti, et qui, pour

prendre la belle image de M. Villemain, rétabliraient quelques fragments de la statue avec la poussière du marbre brisé. Des esprits distingués se sont mis à l'œuvre, et les deux ouvrages dont je parle aujourd'hui se sont partagé le prix du concours.

Des deux écrivains couronnés, l'un est un professeur, esprit élégant et orné, accoutumé par l'enseignement aux fortes études, et familiarisé par un assez long séjour à Athènes avec la langue et la littérature grecques; il a dignement représenté dans ce concours l'Université française, qui chaque année, par ses travaux divers, prélève une si large part des récompenses de l'Institut. L'autre concurrent est un jeune homme qui porte un nom illustre, M. Guillaume Guizot, si jeune encore, que sa couronne académique, obtenue avant l'âge de la majorité, l'a placé parmi cette élite réservée à qui la France ne demande pas l'impôt du sang, parce qu'elle attend d'elle les services encore plus précieux de l'esprit. M. Guillaume Guizot a donné un exemple digne de louange. Il pouvait, comme tant d'autres, regarder son nom comme une garantie de succès sans travail et pour ainsi dire de droit divin; il a préféré n'y voir qu'une obligation, et a tenté vaillamment d'ajouter une fortune personnelle au patrimoine de célébrité qu'il tient de sa naissance. Aussi, et c'était justice, at-il trouvé l'opinion attentive et favorable à l'effort d'un jeune homme qui ne veut pas se reposer du soin de l'avenir sur la dignité de son nom. Trop distingué pour n'être pas modeste et pour débuter dans la littérature par un de ces faux coups d'éclat qui perdent tant d'adolescents, il a placé l'essai de sa jeunesse sous la protection d'un ancien; il s'est fait le commentateur d'un vieux poëte, et, comme inspiré par une affinité de famille, il a consacré son premier ouvrage à la gloire d'un grand génie dramatique, imitant ainsi, au service et au profit de l'antiquité,.

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