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Rome n'a pas permis de le canoniser. Ce n'est pas un précurseur de Luther: les protestants l'ont pris pour un des leurs à cause de ses attaques contre Rome et la corruption du clergé. Mais Savonarole ne cherchait rien au delà de la réforme des mœurs, et, sauf dans quelques moments d'entraînement, où l'inimitié du pape lui fit oublier les droits de la papauté, il resta invariablement attaché au dogme catholique. Ce n'est pas, comme on l'a pensé quelquefois en France, et comme le théâtre italien l'a représenté, un tribun qui s'est servi de la religion comme d'un instrument pour assurer le triomphe de la liberté politique; ce n'est pas un martyr de la démocratie; ce n'est pas un prophète ni un thaumaturge: et pourtant ce n'est pas un imposteur, puisque à force d'imagination, de foi et d'extase, il se trompait lui-même; sa vie privée est d'une pureté irréprochable, sa vie publique est celle d'un puissant esprit, qui a conçu de bonne heure une grande pensée, la réforme des mœurs, qui, pour en assurer le triomphe, a cherché le pouvoir, et qui s'est perdu en mettant la politique au service de la religion. Par là, il a détruit la liberté, il a violé les droits de la conscience, il a compromis la religion. Il n'a pas vu qu'on ne réforme pas le cœur de l'homme au nom de la loi politique, et que, lorsqu'on décrète les vertus religieuses sous la sanction de la force, on peut triompher un instant à l'aide du fanatisme populaire, mais qu'un jour vient où la force se retourne contre la religion et l'opprime du même droit qu'elle l'avait servie. C'est une faute qu'il faut pardonner sans doute à Savonarole, et qu'il lui était difficile d'éviter, comme M. Perrens le fait remarquer avec raison dans ces temps où l'ordre religieux et l'ordre politique étaient sans cesse confondus. Mais si nous ne pouvons reprocher sévèrement cette faute à Savonarole, il nous est permis d'en tirer pour nous-mêmes une leçon, et elle ressort avec d'autant plus de force du livre de

M. Perrens, qu'il est écrit sans déclamation, sans parti pris, avec autant de calme et d'impartialité que de savoir et de talent.

(Journal des Débats, 18 mai 1854.)

VIE DE MONTAIGNE.

Un écrivain anglais qui aime et connaît notre littérature, M. Bayle Saint-John, vient de publier sur Montaigne une de ces abondantes monographies si chères à nos voisins1. A l'aide des documents et des travaux les plus récents, complétés par ses propres recherches, M. B. Saint-John a tracé une histoire détaillée de la vie de Montaigne et une analyse approfondie de ses œuvres. Quoique, parmi les idées et les jugements qui remplissent ces deux volumes, il y en ait de discutables, comme on le verra tout à l'heure, je connais peu de livres plus propres que celui de M. B. Saint-John à expliquer aux Anglais Montaigne et son temps. Pour nous, ce livre a d'abord l'utilité d'un bon exemple: c'est un essai de critique internationale, une provocation amicale à faire sur les grands écrivains anglais des travaux aussi complets que ceux qu'on fait en Angleterre sur les nôtres. Nous trouvons de plus un intérêt de curiosité à voir Montaigne, cet esprit français par excellence, jugé par des étrangers. Les Anglais ne lui ont pas toujours été bienveillants. Dans un temps où l'influence française et classique régnait en Angleterre, les écrivains du Spectateur,

1. Montaigne the Essayist, a biography, London, Chapman and Hall, 1858. In two volumes.

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d'un goût si délicat et d'un esprit si ouvert, ont porté sur Montaigne un jugement d'une sévérité excessive. Sous le nom d'égotisme, ils dénonçaient en lui, comme un défaut insupportable, cette complaisance à parler de soi-même, qui chez Montaigne nous paraît un charme. « Ce vieux et bouillant Gascon, disait le Spectateur, a mêlé à tous ses écrits le souvenir de ses infirmités corporelles.... Scaliger le fils, qui n'était pas trop bon ami de cet auteur, après avoir informé le public que le père de Montaigne vendait des harengs, ajoute ces mots : « La grande fadaise de Montaigne, qui a écrit qu'il aimait mieux le vin blanc que le vin rouge! Que diable a-t-on affaire de savoir ce qu'il aime ?> Le Spectateur, sans même rectifier l'erreur de Scaliger sur la naissance de Montaigne, qui, loin d'avoir eu pour berceau une caque de harengs, était né gentilhomme, le Spectateur fait chorus, et reproche à Montaigne de se mettre en scène et de faire outre mesure les honneurs de sa personne. Il ne voit pas la différence de ces confidences d'un homme de bonne foi, avec l'étalage de la présomption et les prétentions de la vanité. Il oublie que si Montaigne parle sans cesse de lui, ce n'est pas pour se proposer en exemple, mais pour se peindre, et avec lui l'homme général dont il est en abrégé une si parfaite image, et que s'il donne son avis sur toutes choses, c'est pour le plaisir de le dire, non dans le dessein de l'imposer, << non comme bon, mais comme sien. » On peut s'étonner qu'un Addison, un Steele, n'aient pas su pardonner à notre Montaigne cette agréable intervention du moi qu'ils prisent si volontiers dans quelques humoristes de leur pays, et que nous-mêmes nous savons goûter dans Sterne, où elle n'a pas toujours le même naturel que dans les Essais. Si, parmi le public lettré d'Angleterre, quelques lecteurs attardés jugent encore notre incomparable moraliste sur la foi du Spectateur, j'ose leur recommander l'ouvrage de M. B. Saint-John

comme la plus digne réparation offerte à Montaigne, et comme la meilleure leçon de justice et de goût.

De l'homme et de l'écrivain dans Montaigne tout a été dit depuis longtemps. Son nouveau biographe a présenté un résumé judicieux des jugements les plus vrais portés sur l'un et sur l'autre. Il a tracé une peinture touchante de son amitié pour La Boétie, dont il met à propos le caractère en regard de celui de Montaigne. Son analyse du Contr'un a une particulière vivacité d'accent il a senti quelle saveur plus énergique et quel sens plus profond donnent à cet admirable livre les faits modernes de notre histoire. Peut-être, en représentant Montaigne comme partagé entre le désir de rester soumis à l'Église et son penchant au libre examen, atténue-t-il un peu le pyrrhonisme de son auteur, et se laisse-t-il fléchir par cet argument de ses panégyristes, que dans tout ce qu'il dit Montaigne met la foi à part. C'était le cas de citer le mot si juste de Saci: . Ceux qui ont la foi doivent donc mettre à part tout ce que dit Montaigne. » M. Havet, dans son commentaire sur les Pensées de Pascal, qui à lui seul formerait un beau livre, a répondu spirituellement aux partisans du christianisme de Montaigne, que la seule concession à leur faire, c'est de dire que Montaigne était décidément incrédule toutes les fois qu'il songeait (selon l'expression de Pascal), mais que peut-être il consentait quelquefois à ne pas songer. Sur la politique de Montaigne, je souhaiterais encore que M. B. Saint-John fût plus explicite et qu'il eût profité plus amplement de l'excellent livre de M. Grün. Sans doute il a raison de dire que Montaigne n'a laissé aucune théorie politique. Mais, sans donner aux vues éparses dans les Essais une liaison qu'elles n'ont pas et un air de système qui leur conviendrait peu, ne pourrait-on pas indiquer les maximes de conduite pratique qui reviennent le plus souvent sous sa plume? Ne pourrait-on, par des citations bien

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choisies, nous le représenter tel qu'il était, non pas sans gloriole (car ce fameux titre de citoyen romain, par exemple, lui a tenu bien à cœur), mais sans ambition, « la liberté et l'oisiveté, ses qualités maîtresses, étant, comme il dit, contraires à ce métier-là;» sans fanatisme de parti, car il n'en eut d'aucune sorte: juste pour tout le monde, même pour un adversaire, il savait dire de lui: « Il fait méchamment cela et vertueusement ceci; » sans désir des grandes places, parce que pour les obtenir il faut trop souvent << gauchir, serrer les coudes et vivre non tant selon soi que selon autrui. » Il estimait que de son temps c'était chose malaisée de vivre dans le service du monde. « Qui se vante, en un temps malade comme cettuy-ci, d'employer au service du monde une vertu naïve et sincère, ou il ne la connaît pas..., ou s'il la connaît, il se vante à tort, et, quoi qu'il die, fait mille choses de quoi sa conscience l'accuse. Aussi Montaigne aime-t-il mieux laisser rompre. le col aux affaires que de tordre sa foi à leur service. » « Quand pour la droiture je ne suivrais le droit chemin, je le suivrais pour avoir trouvé par expérience qu'au bout du compte, c'est communément le plus heureux et le plus utile.... J'ai vu de mon temps mille hommes souples, métis, ambigus, et que nul ne doutait plus prudents mondains que moi, se perdre où je me suis sauvé. » Voilà, en raccourci, ce qu'on peut nommer la politique de Montaigne, politique imitable par ses meilleurs côtés aux époques malades; mélange de circonspection et d'humilité naturelle, de nonchalance et de saine philosophie.

Pendant que je suis en train de signaler quelques lacunes et de soumettre quelques objections à M. B. Saint-John (c'est le plus digne hommage que je puisse rendre à un livre sérieux et important comme le sien), il me permettra de m'arrêter un instant à un des chapitres les plus neufs, les plus ingénieux, mais aussi les plus attaquables, de son

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