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une très longue tradition de politesse et d'étude des regles, tant sur les ouvrages d'esprit que sur tous les beaux arts.

Les anciens ont évité l'écueil du bel esprit, où les Italiens modernes sont tombés, et dont la contagion s'est fait un peu sentir à plusieurs de nos écrivains d'ailleurs très distingués. Ceux d'entre les anciens qui ont excellé ont peint avec force et grace la simple nature; ils ont gardé les caracteres; ils ont attrapé l'harmonie; ils ont su employer à propos le sentiment et la passion. C'est un mérite bien original.

Je suis charmé des progrès qu'un petit nombre d'auteurs a donnés à notre poésie. Mais je n'ose entrer dans le détail de peur de vous louer en face: je croirois, monsieur, blesser votre délicatesse. Je suis d'autant plus touché de ce que nous avons d'exquis dans notre langue, qu'elle n'est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l'essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ou

vrage.

En vous exposant mes pensées avec tant de liberté, je ne prétends ni reprendre ni contredire personne; je dis historiquement quel est mon goût, comme un homme dans un repas dit naïvement qu'il aime mieux un ragoût que l'autre. Je ne blâme le goût d'aucun

homme, et je consens qu'on blâme le mien. Si la politesse et la discrétion nécessaires pour le repos de la société demandent que les hommes se tolerent mutuellement dans la variété d'opinions où ils se trouvent pour les choses les plus importantes à la vie humaine, à plus forte raison doivent-ils se tolérer sans peine dans la variété d'opinions sur ce qui importe très peu à la sûreté du genre humain. Je vois bien qu'en rendant compte de mon goût je cours risque de déplaire aux admirateurs passionnés et des anciens et des modernes : mais, sans vouloir fâcher ni les uns ni les autres, je me livre à la critique des deux côtés.

Ma conclusion est qu'on ne peut trop louer les modernes qui font de grands efforts pour surpasser les anciens. Une si noble émulation promet beaucoup. Elle me paroîtroit dangereuse si elle alloit jusqu'à mépriser et à cesser d'étudier ces grands originaux. Mais rien n'est plus utile que de tâcher d'atteindre à ce qu'ils ont de plus sublime et de plus touchant, sans tomber dans une imitation servile pour les endroits qui peuvent être moins parfaits ou trop éloignés de nos mœurs. C'est avec cette liberté si judicieuse et si délicate que Virgile a suivi Homere.

Je suis, monsieur, avec l'estime la plus sincere et la plus forte, votre, etc.

AUTRE LETTRE.

J'AI lu, monsieur, avec un grand plaisir l'ouvrage

(1)

de poésie " que vous m'avez fait la grace de m'envoyer. Je ne parlerois pas à un autre aussi librement qu'à vous; et je ne vous dirai même ma pensée qu'à condition que vous n'en expliquerez à l'auteur que ce qui peut lui faire plaisir, sans m'exposer à lui faire la moindre peine. Ses vers sont pleins, ce me semble, d'une poésie noble et hardie; il pense hautement; il peint bien et avec force; il met du sentiment dans ses peintures, chose qu'on ne trouve guere en plusieurs poëtes de notre nation. Mais je vous avoue que, selon mon foible jugement, il pourroit avoir plus de douceur et de clarté. Je voudrois un je ne sais quoi qui est une facilité à laquelle il est très difficile d'atteindre. Quand on est hardi et rapide, on court risque d'être moins clair et moins harmonieux. Les beaux vers de Malherbe sont clairs et faciles comme la prose la plus simple, et ils sont nombreux comme s'il n'avoit songé qu'à la seule harmonie. Je sais bien, monsieur, que cet assemblage de tant de choses qui semblent opposées est presque impossible dans une versification aussi gênante que

(1) C'étoit, à ce que nous croyons, les poésies choisies de J. B.

Rousseau.

la nôtre. De là vient que Malherbe, qui a fait quelques vers si beaux et si parfaits suivant le langage de son temps, en a fait tant d'autres où l'on le méconnoît. Nous avons vu aussi plusieurs poëtes de notre nation qui, voulant imiter l'essor de Pindare, ont eu quelque chose de dur et de raboteux. Ronsard a beaucoup de cette dureté avec des traits hardis. Votre ami est infiniment plus doux et plus régulier. Ce qu'il peut y avoir d'inégal en lui n'est en rien comparable aux inégalités de Malherbe; et j'avoue que ma critique, trop rigoureuse, n'a presque rien à lui reprocher, et est forcée de le louer presque par-tout. Ce qui me rend si difficile est que je voudrois qu'un court ouvrage de poésie fût fait comme Horace dit que les ouvrages des Grecs étoient achevés, ore rotundo. Il ne faut prendre, si je ne me trompe, que la fleur de chaque objet, et ne toucher jamais que ce qu'on peut embellir. Plus notre versification est gênante, moins il faut hasarder ce qui ne coule pas assez facilement. D'ailleurs la poésie forte et nerveuse de cet auteur m'a fait tant de plaisir, que j'ai une espece d'ambition pour lui, et que je voudrois des choses qui sont peut-être impossibles en notre langue. Encore une fois je vous demande le secret, et je vous supplie de m'excuser sur ce que des eaux que je prends et qui m'embarrassent un peu la tête m'empêchent

d'écrire de ma main. Il n'en est pas de même du cœur; car je ne puis rien ajouter, monsieur, aux sentiments très vifs d'estime avec lesquels je suis votre très humble et très obéissant serviteur.

TOME III.

H

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