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ment pourrais-je me pendre ici? Paris tout entier me répond de cette vie-là! Dieu me la doit!

Le surveillant et le médecin étaient à leur tour stupéfaits, eux que rien depuis longtemps ne pouvait plus surprendre. Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. A l'aspect du directeur, Jacques Collin, abattu sous la violence même de cette explosion de douleur, parut se calmer.

Voici une lettre que monsieur le procureur général m'a chargé de vous donner, en permettant que vous l'eussiez non décachetée, fit observer monsieur Gault.

C'est de Lucien... dit Jacques Collin.

-Qui, monsieur.

N'est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme ?...

Est mort, reprit le directeur. Quand même monsieur le docteur se serait trouvé ici, malheureusement il serait toujours arrivé trop tard... Ce jeune homme est mort, là..., dans une des pistoles...

-Puis-je le voir de mes yeux? demanda timidement Jacques Collin; laisserez-vous un père libre d'aller pleurer son fils?

-Vous pouvez, si vous le voulez, prendre sa chambre, car j'ai l'ordre de vous transférer dans une des chambres de la pistole. Le secret est levé pour vous, monsieur.

Les yeux du prévenu, dénués de chaleur et de vie, allaient lentement du directeur au médecin; Jacques Collin les interrogeait, croyant à quelque piége, et il hésitait à sortir.

Si vous voulez voir le corps, lui dit le médecin, vous n'avez pas de temps à perdre, on doit l'enlever cette nuit.......

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Si vous avez des enfants, messieurs, dit Jacques Collin, vous comprendrez mon imbécillité, j'y vois à peine clair... Ce coup est pour moi bien plus que la mort, mais vous ne pouvez pas savoir ce que je dis... Vous n'êtes pères, si vous l'êtes, que d'une manière;... je suis mère, aussi!... Je... je suis fou... je le sens.

En franchissant des passages dont les portes inflexibles ne s'ouvrent que devant le directeur, il est possible d'aller en peu de temps des secrets aux pistoles. Ces deux rangées d'habitations sont séparées par un corridor souterrain formé de deux gros murs qui soutiennent la voûte sur laquelle repose la galerie du Palais de Justice, nommée la galerie Marchande. Aussi, Jacques Collin, aç

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compagné du surveillant qui le prit par le bras, précédé du directeur et suivi par le médecin, arriva-t-il en quelques minutes à la cellule où gisait Lucien, qu'on avait mis sur le lit.

A cet aspect, il tomba sur ce corps et s'y colla par une étreinte désespérée, dont la force et le mouvement passionnés firent frémir les trois spectateurs de cette scène.

- Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. Voyez!... cet homme va pétrir ce corps, et vous ne savez pas ce qu'est un cadavre, c'est de la pierre...

Laissez-moi là!... dit Jacques Collin d'une voix éteinte, je je n'ai pas longtemps à le voir, on va me l'enlever pour... Il s'arrêta devant le mot enterrer.

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Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant!... Ayez la bonté de me couper vous-même, monsieur, dit-il au docteur Lebrun, quelques mèches de ses cheveux, car je ne le puis pas...

C'est bien son fils! dit le médecin.

-Vous croyez ? répondit le directeur d'un air profond, qui jeta le médecin dans une courte rêverie.

Le directeur dit au surveillant de laisser le prévenu dans cette cellule, et de couper quelques mèches de cheveux pour le prétendu père sur la tête du fils, avant qu'on vînt enlever le corps.

A cinq heures et demie, au mois de mai, l'on peut facilement lire une lettre à la Conciergerie, malgré les barreaux des grilles et les mailles du treillis en fil de fer qui en condamnent les fenêtres. Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien.

On ne connaît pas d'homme qui puisse garder pendant dix minutes un morceau de glace, en le serrant avec force dans le creux de sa main. La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Mais l'effet de ce froid terrible, et agissant comme un poison, est à peine comparable à celui que produit sur l'âme la main raide et glacée d'un mort tenue ainsi, serrée ainsi. La Mort parle alors à la Vie, elle dit des secrets noirs et qui tuent bien des sentiments; car, en fait de sentiment, changer, n'est-ce pas mourir?

En relisant avec Jacques Collin la lettre de Lucien, cet écrit suprême paraîtra ce qu'il fat pour cet homme, une coupe de poison.

A L'ABBÉ CARLOS HERRERA.

« Mon cher abbé, je n'ai reçu que des bienfaits de vous, et je » vous ai trahi. Cette ingratitude involontaire me tue, et, quand » vous lirez ces lignes, je n'existerai plus; vous ne serez plus là » pour me sauver.

>> Vous m'aviez donné pleinement le droit, si j'y trouvais un » avantage, de vous perdre en vous jetant à terre comme un bout » de cigare, mais j'ai disposé de vous sottement. Pour sortir d'em>> barras, séduit par une captieuse demande du juge d'instruction, >> votre fils spirituel, celui que vous aviez adopté, s'est rangé du » côté de ceux qui veulent vous assassiner à tout prix, en voulant » faire croire à une identité que je sais impossible entre vous et » un scélérat français. Tout est dit.

» Entre un homme de votre puissance et moi, de qui vous avez >> voulu faire un personnage plus grand que je ne pouvais l'être, >> il ne saurait y avoir de niaiseries échangées au moment d'une » séparation suprême. Vous m'avez voulu faire puissant et glo>> rieux, vous m'avez précipité dans les abîmes du suicide, voilà » tout. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi.

» Il y a la postérité de Caïn et celle d'Abel, comme vous disiez » quelquefois. Caïn, dans le grand drame de l'Humanité, c'est >> l'opposition. Vous descendez d'Adam par cette ligne en qui le » diable a continué de souffler le feu dont la première étincelle » avait été jetée sur Eve. Parmi les démons de cette filiation, il s'en >> trouve, de temps en temps, de terribles, à organisations vastes, » qui résument toutes les forces humaines, et qui ressemblent à >> ces fiévreux animaux du désert dont la vie exige les espaces im» menses qu'ils y trouvent. Ces gens-là sont dangereux dans la » société comme les lions le seraient en pleine Normandie : il leur >> faut une pâture, ils dévorent les hommes vulgaires et broutent >> les écus des niais; leurs jeux sont si périlleux qu'ils finissent par >> tuer l'humble chien dont ils se sont fait un compagnon, une >> idole. Quand Dieu le veut, ces êtres mystérieux sont Moïse, At» tila, Charlemagne, Robespierre ou Napoléon; mais quand ils >> laissent rouiller au fond de l'océan d'une génération ces instru» ments gigantesques, ils ne sont plus que Pugatcheff, Fouché, » Louvel et l'abbé Carlos Herrera. Doués d'un immense pouvoir

» sur les âmes tendres, il les attirent et les broient. C'est grand, » c'est beau dans son genre. C'est la plante vénéneuse aux riches >> couleurs qui fascine les enfants dans les bois. C'est la poésie du » mal.

>> Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et » n'en pas sortir. Tu m'as fait vivre de cette vie gigantesque, et j'ai bien mon compte de l'existence. Ainsi, je puis retirer ma » tête des nœuds gordiens de ta politique, pour la donner au nœud >> coulant de ma cravate.

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» Pour réparer ma faute, je transmets au procureur général une » rétractation de mon interrogatoire ; vous verrez à tirer parti de » cette pièce. Par le vœu d'un testament en bonne forme, on vous rendra, monsieur l'abbé, les sommes appartenant à votre Ordre, >> desquelles vous avez disposé très-imprudemment pour moi, >> par suite de la paternelle tendresse que vous m'avez portée.

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» Adieu donc, adieu, grandiose statue du mal et de la corrup» tion, adieu, vous qui, dans la bonne voie, eussiez été plus que » Ximénès, plus que Richelieu; vous avez tenu vos promesses: je » me retrouve au bord de la Charente, après vous avoir dû les » enchantements d'un rêve; mais, malheureusement, ce n'est plus » la rivière de mon pays où j'allais noyer les peccadilles de ma jeu» nesse ; c'est la Seine, et mon trou, c'est un cabanon de la Con>> ciergerie.

>> Ne me regrettez pas: mon mépris pour vous était égal à mon » admiration,

» LUCIEN. >>

Avant une heure du matin, lorsqu'on vint enlever le corps, on trouva Jacques Collin agenouillé devant le lit, cette lettre à terre, lâchée sans doute comme le suicidé lâche le pistolet qui l'a tué; mais le malheureux tenait toujours la main de Lucien entre ses mains jointes et priait Dieu.

En voyant cet homme, les porteurs s'arrêtèrent un moment, car il ressemblait à une de ces figures de pierre agenouillée pour l'éternité sur les tombeaux du moyen âge, par le génie des tailleurs d'images. Ce faux prêtre, aux yeux clairs comme ceux des tigres et raidi par une immobilité surnaturelle, imposa tellement à ces gens, qu'ils lui dirent avec douceur de se lever.

Pourquoi? demanda-t-il timidement.

Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant.

Le directeur montra ce spectacle à monsieur de Chargebœuf, qui, saisi de respect pour une pareille douleur, et croyant à la qualité de père que Jacques Collin se donnait, expliqua les ordres de monsieur de Grandville relatifs au service et au convoi de Lucien, qu'il fallait absolument transférer à son domicile du quai Malaquais, où le clergé l'attendait pour le veiller pendant le reste de la nuit.

Je reconnais bien là la grande âme de ce magistrat, s'écria d'une voix triste le forçat. Dites-lui, monsieur, qu'il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... N'oubliez pas cette phrase; elle est, pour lui, de la dernière importance. Ah! monsieur, il se fait d'étranges changements dans le cœur d'un homme, quand il a pleuré pendant sept heures sur un enfant comme celui-ci... Je ne le verrai donc plus !...

Après avoir couvé Lucien par un regard de mère à qui l'on arrache le corps de son fils, Jacques Collin s'affaissa sur lui-même. En regardant prendre le corps de Lucien, il laissa échapper un gémissement qui fit hâter les porteurs.

Le secrétaire du procureur général et le directeur de la prison s'étaient déjà soustraits à ce spectacle.

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Qu'était devenue cette nature de bronze, où la décision égalait le coup d'œil en rapidité, chez laquelle la pensée et l'action jaillissaient comme un même éclair, dont les nerfs aguerris par trois évasions, par trois séjours au bagne avaient atteint à la solidité métallique des nerfs du sauvage? Le fer cède à certains degrés de battage ou de pression réitérée; ses impénétrables molécules, purifiées par l'homme et rendues homogènes, se désagrégent; et, sans être en fusion, le métal n'a plus la même vertu de résistance. Les maréchaux, les serruriers, les taillandiers, tous les ouvriers qui travaillent constamment ce métal en expriment alors l'état par un mot de leur technologie : « Le fer est roui!» disent-ils en s'appropriant cette expression exclusivement consacrée au chanvre, dont la désorganisation s'obtient par le rouissage. Eh bien, l'âme humaine, ou, si vous voulez la triple énergie du corps, du cœur et de l'esprit se trouve dans une situation analogue à celle du fer, par suite de certains chocs répétés. Il en est alors des hommes

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