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La religion devrait commencer par lui donner des pantalons, mon cher abbé, dit Blondet. Dans vos missions, ne débutez-vous pas par amadouer les sauvages?

Il aurait bientôt vendu ses habits, répondit l'abbé Brossette à voix basse, et je n'ai pas un traitement qui me permette de faire un pareil commerce.

-Monsieur le curé a raison, dit le général en regardant Mouche. La politique du petit gars consistait à paraître ne rien comprendre à ce qu'on disait quand on avait raison contre lui.

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L'intelligence du petit drôle vous prouve qu'il sait discerner le bien du mal, reprit le comte. Il est en âge de travailler, et il ne songe qu'à commettre des délits impunément. Il est bien connu des gardes... Avant que je ne fusse maire, il savait déjà qu'un propriétaire, témoin d'un délit sur ses terres, ne peut pas faire de procès-verbal, il restait effrontément dans mes prés avec ses vaches, sans en sortir quand il m'apercevait, tandis que maintenant il se

sauve.

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Ah! c'est bien mal, dit la comtesse, il ne faut pas prendre le bien d'autrui, mon petit ami.

Madame, faut manger; mon grand-père me donne pus de coups que de miches, et ça creuse l'estomac, les giffles! Quand les vaches ont du lait, j'en trais un peu, ça me soutient. Monseigneur est-il donc si pauvre qu'il ne puisse me laisser boire un peu de son herbe!

- Mais il n'a peut-être rien mangé d'aujourd'hui, dit la comtesse, émue par cette profonde misère. Donnez-lui donc du pain et ce reste de volaille; enfin qu'il déjeune!... ajouta-t-elle en regardant le valet de chambre. · Où couches-tu?

Partout, madame, où l'on veut bien nous souffrir l'hiver, et à la belle étoile quand il fait beau.

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Mais il est encore temps de le mettre en bon chemin, dit la comtesse à son mari.

Ça fera un soldat, dit rudement le général, il est bien préparé. J'ai souffert tout autant que lui, moi, et me voilà.

-

Pardon, général, je ne suis pas déclaré, dit l'enfant, je ne tirerai pas au sort. Ma pauvre mère, qu'était fille, est accouchée aux champs. Je suis fils de la tarre, comme dit mon grand-papa.

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M'man m'a sauvé de la milice. Je ne m'appelle pas plus Mouche que rien du tout. Grand-papa m'a ben appris m's'avantages; je ne suis pas mis sur les papiers du gouvernement, et quand j'aurai l'âge de la conscription, je ferai mon tour de France! on ne m'attrappera pas.

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Tu l'aimes, ton grand-père? dit la comtesse en essayant de lire dans ce cœur de douze ans.

Dame! y me fiche des giffles quand il est dans le train; mais que voulez-vous? il est si amusant! si bon enfant ! Et puis, il dit qu'il se paye de m'avoir enseigné à lire et à écrire.

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Eh dà, voui, monsieur le comte, et dans la fine écriture encore, vrai comme nous avons une loutre.

-Qu'y a-t-il? dit le comte en lui présentant le journal.
-La Cu-o-tidienne, répliqua Mouche en n'hésitant que trois fois.
Tout le monde, même l'abbé Brossette, se mit à rire.

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Eh! dame! vous me faites lire el'journiau, s'écria Mouche exaspéré. Mon grand-papa dit que c'est fait pour les riches, et qu'on sait toujours, plus tard, ce qu'il y a là dedans.

Il a raison, cet enfant, général, il me donne envie de revoir mon vainqueur de ce matin, dit Blondet; je vois que sa mystification était mouchetée...

Mouche comprenait admirablement qu'il posait pour les menus plaisirs des bourgeois; l'élève du père Fourchon fut alors digne de son maître, il se mit à pleurer...

-Comment pouvez-vous plaisanter un enfant qui va pieds nus? dit la comtesse.

Et qui trouve tout simple que son grand-père se rembourse en tapes des frais de son éducation? dit Blondet.

Voyons, mon pauvre petit, avez-vous pris une loutre? dit la

comtesse.

Oui, madame, aussi vrai que vous êtes la plus belle femme que j'aie vue et que je verrai jamais, dit l'enfant en essuyant ses larmes.

Montre donc cette loutre, dit le général.

-Oh! m'sieu le comte, mon grand-papa l'a cachée; mais elle gigotait core quand nous étions à notre corderie... Vous pouvez faire venir mon grand-pʼpa, car il veut la vendre lui-même.

Emmenez-le à l'office, dit la comtesse à François, qu'il y

déjeune en attendant le père Fourchon, que vous enverrez chercher par Charles. Voyez à trouver des souliers, un pantalon et une veste pour cet enfant. Ceux qui viennent ici tout nus, doivent en sortir habillés...

Que Dieu vous bénisse, ma chère dame, dit Mouche en s'en allant. M'sieu le curé peut être certain que venant de vous, je garderai ces hardes pour les jours de fête.

Émile et madame de Montcornet se regardèrent étonnés de cet à-propos, et parurent dire au curé par un coup d'œil : Il n'est pas si sot!...

- Certes, madame, dit le curé quand l'enfant ne fut plus là, l'on ne doit pas compter avec la Misère; je pense qu'elle a des raisons cachées dont le jugement n'appartient qu'à Dieu, des raisons physiques souvent fatales, et des raisons morales nées du caractère, produites par des dispositions que nous accusons et qui parfois sont le résultat de qualités, malheureusement pour la société, sans issue. Les miracles accomplis sur les champs de bataille nous ont appris que les plus mauvais drôles pouvaient s'y transformer en héros... Mais ici, vous êtes dans des circonstances exceptionnelles, et si votre bienfaisance ne marche pas accompagnée de la réflexion, vous courrez risque de solder vos ennemis... Nos ennemis? s'écria la comtesse.

-De cruels ennemis, répéta gravement le général.

Le père Fourchon est avec son gendre Tonsard, reprit le curé, toute l'intelligence du menu peuple de la vallée, on les consulte pour les moindres choses. Ces gens-là sont d'un machiavélisme incroyable. Sachez-le, dix paysans réunis dans un cabaret sont la monnaie d'un grand politique...

En ce moment, François annonça monsieur Sibilet.

C'est le ministre des finances, dit le général en souriant, faites-le entrer, il vous expliquera la gravité de la question, ajouta-t-il en regardant sa femme et Blondet.

· D'autant plus qu'il ne vous la dissimule guère, dit tout bas le curé.

Blondet aperçut alors le personnage dont il entendait parler depuis son arrivée, et qu'il désirait connaître, le régisseur des Aigues. Il vit un homme de moyenne taille, d'environ trente ans, doué d'un air boudeur, d'une figure disgracieuse, à qui le rire allait mal. Sous un front soucieux, des yeux d'un vert changeant se

fuyaient l'un l'autre en déguisant ainsi la pensée. Sibilet, vêtu d'une redingote brune, d'un pantalon et d'un gilet noirs, portait les cheveux longs et plats, ce qui lui donnait une tournure cléricale. Le pantalon cachait très-imparfaitement des genoux cagneux. Quoique son teint blafard et ses chairs molles pussent faire croire à une constitution maladive, Sibilet était robuste. Le son de sa voix, un peu sourde, s'accordait avec cet ensemble peu flatteur.

Blondet échangea secrètement un regard avec l'abbé Brossette, et le coup d'œil par lequel le jeune prêtre lui répondit, apprit au journaliste que ses soupçons sur le régisseur était une certitude chez le curé.

N'avez-vous pas, mon cher Sibilet, dit le général, évalué ce que nous volent les paysans, au quart des revenus?

- A beaucoup plus, monsieur le comte, répondit le régisseur. Vos pauvres touchent de vous plus que l'État ne vous demande.' Un petit drôle comme Mouche glane ses deux boisseaux par jour. Et les vieilles femmes, que vous diriez à l'agonie, se trouvent à l'époque du glanage de l'agilité, de la santé, de la jeunesse. Vous pouvez être témoin de ce phénomène, dit Sibilet en s'adressant à Blondet; car, dans six jours, la moisson, retardée par les pluies du mois de juillet, commencera... Les seigles vont se couper la semaine prochaine. On ne devrait glaner qu'avec un certificat d'indigence donné par le maire de la commune, et surtout les communes ne devraient laisser glaner sur leurs territoires que les indigents; mais les communes d'un canton glanent les unes chez les autres, sans certificat. Si nous avons soixante pauvres dans la commune, il s'y joint quarante fainéants. Enfin les gens établis, eux-mêmes, quittent leurs occupations pour glaner et pour halleboter. Ici, tous ces gens-là récoltent trois cents boisseaux par jour, la moisson dure quinze jours, c'est quatre mille cinq cents boisseaux qui s'enlèvent dans le canton. Aussi le glanage représente-t-il plus que la dîme. Quant au pâturage abusif, il gâche environ le sixième du produit de nos prés. Quant aux bois, c'est incalculable; on est arrivé à couper des arbres de six ans... dommages que vous souffrez, monsieur le comte, vont à vingt et quelques mille francs par an.

Les

Eh bien! madame! dit le général à la comtesse, vous l'entendez.

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N'est-ce pas exagéré? demanda madame de Montcornet. -Non, madame, malheureusement, répondit le curé. Le pauvre père Niseron, ce vieillard à tête blanche, qui cumule les fonctions de sonneur, de bedeau, de fossoyeur, de sacristain et de chantre, malgré ses opinions républicaines, enfin le grand-père de cette petite Geneviève que vous avez placée chez madame Michaud...

-La Péchina! dit Sibilet en interrompant l'abbé.

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Quoi! la Péchina, demanda la comtesse, que voulez-vous

Madame la comtesse, quand vous avez rencontré Geneviève sur le chemin dans une si misérable situation, vous vous êtes écriée en italien: Piccina! Ce mot là, devenu son sobriquet, s'est si bien corrompu, qu'aujourd'hui toute la commune appelle votre protégée la Péchina, dit le curé. La pauvre enfant est la seule qui vienne à l'église, avec madame Michaud et madame Sibilet.

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Et elle ne s'en trouve guère bien! dit le régisseur, on la maltraite en lui reprochant sa religion.

-

Eh bien! ce pauvre vieillard de soixante-douze ans ramasse, honnêtement d'ailleurs, près d'un boisseau et demi par jour, reprit le curé; mais la rectitude de ses opinions lui défend de vendre ses glanes comme les vendent tous les autres, il les garde pour sa consommation. En ma faveur, monsieur Langlumé, votre adjoint lui moud son grain gratis, et ma domestique lui cuit son pain avec le mien.

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- J'avais oublié ma petite protégée, dit la comtesse, que le mot de Sibilet avait épouvantée. Votre arrivée ici, reprit-elle en regardant Blondet, m'a fait tourner la tête. Mais après déjeuner, nous irons ensemble à la porte d'Avonne, je vous montrerai vivante une de ces figures de femme comme en inventaient les peintres du quinzième siècle.

En ce moment le père Fourchon, amené par François, fit entendre le bruit de ses sabots cassés, qu'il déposait à la porte de l'office. Sur une inclination de tête de la comtesse à François qui l'annonça, le père Fourchon, suivi de Mouche, la bouche pleine, se montra tenant sa loutre à la main, pendue par une ficelle nouée à des pattes jaunes, étoilées comme celles des palmipèdes. Il jeta sur les quatre maîtres assis à table et sur Sibilet ce regard empreint de défiance et de servilité qui sert de voile aux paysans, puis il brandit l'amphibie d'un air de triomphe.

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