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OU

DE L'ÉDUCATION.

SUITE DU LIVRE QUATRIÈME.

Nous travaillons de concert avec la nature, et tandis qu'elle forme l'homme physique, nous tàchons de former l'homme moral; mais nos progrès ne sont pas les mêmes. Le corps est déjà robuste et fort, que l'ame est encore languissante et foible; et quoi que l'art humain puisse faire, le tempérament précède toujours la raison. C'est à retenir l'un et à exciter l'autre que nous avons jusqu'ici donné tous nos soins, afin que l'homme fùt toujours un, le plus qu'il étoit possible. En développant le naturel, nous avons donné le change à sa sensibilité naissante; nous l'avons réglé en cultivant la raison. Les objets intellectuels modéroient l'impression des objets sensibles. En remontant au principe des choses, nous l'avons soustrait à l'empire des sens; il étoit simple de s'élever de l'étude de la nature à la recherche de son

auteur.

Quand nous en sommes venus là, quelles nouvelles prises nous nous sommes données sur notre élève! que de nouveaux moyens nous avons de parler à son cœur! C'est alors seulement qu'il trouve son véritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes ; et sans y être forcé par les lois, à être juste entre Dieu et lui, à remplir son devoir, même aux dépens de sa vie, et à porter dans son cœur la vertu, non-seulement pour l'amour de l'ordre, auquel chacun préfère toujours l'amour de soi,

EMILE. T. II.

mais pour l'amour de l'auteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi, pour jouir enfin du bonheur durable que le repos d'une bonne conscience et la contemplation de cet Être suprême lui promettent dans l'autre vie, après avoir bien usé de celle-ci. Sortez de là, je ne vois plus qu'injustice, hypocrisie et mensonge parmi les hommes : l'intérêt particulier, qui, dans la concurrence, l'emporte nécessairement sur toutes choses, apprend à chacun d'eux à parer le vice du masque de la vertu. Que tous les autres hommes fassent mon bien aux dépens du leur; que tout se rapporte à moi seul ; que tout le genre humain meure, s'il le faut, dans la peine et dans la misère pour m'épargner un moment de douleur ou de faim: tel est le langage intérieur de tout incrédule qui raisonne. Oui, je le soutiendrai toute ma vie ; quiconque a dit dans son cœur, Il n'y a point de Dieu, et parle autrement, n'est qu'un menteur ou un insensé.

:

Lecteur, j'aurai beau faire, je sens bien que vous et moi ne verrons jamais Émile sous les mêmes traits; vous vous le figurez toujours semblable à vos jeunes gens, toujours étourdi, pétulant, volage, errant de fête en fête, d'amusement en amusement, sans jamais pouvoir se fixer à rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un philosophe, un vrai théologien, d'un jeune homme ardent, vif, emporté, fougueux, dans l'âge le plus bouillant de la vie. Vous direz Ce rêveur poursuit toujours sa chimère; en nous donnant un élève de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il le tire de son cerveau; et, croyant toujours suivre la nature, il s'en écarte à chaque instant. Moi, comparant mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce qu'ils peuvent avoir de commun. Nourri si différemment, c'est presque un miracle s'il leur ressemble en quelque chose. Comme il a passé son enfance dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeunesse, il commence à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis enfants : cette règle devient leur fléau, ils la prennent en horreur, ils n'y voient que la longue tyrannie des maîtres; ils croient ne sortir de l'enfance qu'en secouant toute espèce de joug':

'Il n'y a personne qui voie l'enfance avec tant de mépris que ceux qui en

ils se dédommagent alors de la longue contrainte où l'on les a tenus, comme un prisonnier, délivré des fers, étend, agite et fléchit ses membres.

Émile, au contraire, s'honore de faire l'homme et de s'assujettir au joug de la raison naissante; son corps, déjà formé, n'a plus besoin des mêmes mouvements, et commence à s'arrêter de luimême, tandis que son esprit, à moitié développé, cherche à son tour à prendre l'essor. Ainsi l'âge de raison n'est pour les uns que l'âge de la licence; pour l'autre, il devient l'âge du raisonnement.

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Voulez-vous savoir lesquels d'eux ou de lui sont mieux en cela dans l'ordre de la nature, considérez les différences dans ceux qui en sont plus ou moins éloignés : observez les jeunes gens chez les villageois, et voyez s'ils sont aussi pétulants que les vôtres. Durant l'enfance des sauvages, dit le sieur Le Beau, on les voit toujours actifs, et s'occupant sans cesse à différents jeux qui leur agitent le corps; mais à peine ont-ils atteint l'âge de l'adolescence, qu'ils deviennent tranquilles, rêveurs ; ils ne s'ap<pliquent plus guère qu'à des jeux sérieux ou de hasard'. » Émile, ayant été élevé dans toute la liberté des jeunes paysans et des jeunes sauvages, doit changer et s'arrêter comme eux en grandissant. Toute la différence est qu'au lieu d'agir uniquement pour jouer ou pour se nourrir, il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris à penser. Parvenu donc à ce terme par cette route, il se trouve tout disposé pour celle où je l'introduis : les sujets de réflexion que je lui présente irritent sa curiosité, parce qu'ils sont beaux par eux-mêmes, qu'ils sont tout nouveaux pour lui, et qu'il est en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuseroient-ils pas à l'application d'esprit qu'on leur a rendue triste, aux lourds préceptes dont on n'a cessé de les accabler, aux méditations sur l'au

sortent, comme il n'y a pas de pays où les rangs soient gardés avec plus d'affectation que ceux où l'inégalité n'est pas grande, et où chacun craint toujours d'être confondu avec son inférieur.

1

Aventures du sieur C. Le Beau, avocat au Parlement, t. II p. 70.

teur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plaisirs! Ils n'ont conçu pour tout cela qu'aversion, dégoût, ennui; la contrainte les a rebutés : le moyen désormais qu'ils s'y livrent quand ils commencent à disposer d'eux? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux enfants. C'est la même chose pour mon élève ; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des choses nouvelles ; c'est précisément parce qu'elles ennuient les autres qu'il doit les trouver de son goût.

Voilà comment je lui fais doublement gagner du temps, en retardant au profit de la raison le progrès de la nature. Mais ai-je en effet retardé ce progrès? Non; je n'ai fait qu'empêcher l'imagination de l'accélérer; j'ai balancé par des leçons d'une autre espèce les leçons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs. Tandis que le torrent de nos institutions l'entraîne, l'attire en sens contraire par d'autres institutions, ce n'est pas l'ôter de sa place, c'est l'y maintenir.

Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut qu'il arrive. Puisqu'il faut que l'homme meure, il faut qu'il se reproduise, afin que l'espèce dure et que l'ordre du monde soit conservé. Quand, par les signes dont j'ai parlé, vous pressentirez le moment critique, à l'instant quittez avec lui pour jamais votre ancien ton. C'est votre disciple encore, mais ce n'est plus votre élève. C'est votre ami, c'est un homme; traitez-le désormais comme tel.

Quoi! faut-il abdiquer mon autorité lorsqu'elle m'est le plus nécessaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même au moment qu'il sait le moins se conduire, et qu'il fait les plus grands écarts? Faut-il renoncer à mes droits quand il lui importe le plus que j'en use? Vos droits! Qui vous dit d'y renoncer? ce n'est qu'à présent qu'ils commencent pour lui. Jusqu'ici vous n'en obteniez rien que par force ou par ruse; l'autorité, la loi du devoir, lui étoient inconnues; il falloit le contraindre ou le tromper pour vous faire obéir. Mais vous voyez de combien de nouvelles chaînes vous avez environné son cœur. La raison, l'amitié, la reconnoissance, mille affections, lui parlent d'un ton qu'il ne peut méconnoître. Le vice

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