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met le deuil, les querelles ou la désunion. J'ai cruellement étudié le rôle de l'épouse et de la mère de famille. Oui, chère ange, nous avons de sublimes mensonges à faire pour être la noble créature que nous sommes en accomplissant nos devoirs. Tu me taxes de fausseté parce que je veux mesurer au jour le jour à Louis la connaissance de moi-même ; mais n'est-ce pas une trop intime connaissance qui cause les désunions? Je veux l'occuper beaucoup pour beaucoup le distraire de moi, au nom de son propre bonheur ; et tel n'est pas le calcul de la passion. Si la tendresse est inépuisable, l'amour ne l'est point: aussi est-ce une véritable entreprise pour une honnête femme que de le sagement distribuer sur toute la vie. Au risque de te paraître exécrable, je te dirai que je persiste dans mes principes en me croyant très-grande est trèsgénéreuse. La vertu, mignonne, est un principe dont les manifestations diffèrent selon les milieux: la vertu de Provence, celle de Constantinople, celle de Londres et celle de Paris ont des effets parfaitement dissemblables sans cesser d'être la vertu. Chaque vie humaine offre dans son tissu les combinaisons les plus irrégulières; mais, vues d'une certaine hauteur, toutes paraissent semblables. Si je voulais voir Louis malheureux et faire fleurir une séparation de corps, je n'aurais qu'à me mettre à sa lesse. Je n'ai pas eu comme toi le bonheur de rencontrer un être supérieur, mais peut-être aurai-je le plaisir de le rendre supérieur, et je te donne rendez-vous dans cinq ans à Paris. Tu y seras prise toi-même, et tu me diras que je me suis trompée, que monsieur de l'Estorade était nativement remarquable. Quant à ces belles amours, à ces émotions que je n'éprouve que par toi ; quant à ces stations nocturnes sur le balcon, à la lueur des étoiles; quant à ces adorations excessives, à ces divinisations de nous, j'ai su qu'il y fallait renoncer. Ton épanouissement dans la vie rayonne à ton gré; le mien est circonscrit, il a l'enceinte de la Crampade, et tu me reproches les précautions que demande un fragile, un secret, un pauvre bonheur pour devenir durable, riche et mystérieux ! Je croyais avoir trouvé les grâces d'une maîtresse dans mon état de femme, et tu m'as presque fait rougir de moi-même. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison? Peut-être avons-nous également tort et raison toutes deux, et peut-être la société nous vend-elle fort cher nos dentelles, nos titres et nos enfants! Moi, j'ai mes camélias rouges, ils sont sur mes lèvres, en sourires qui fleurissent pour

ces deux êtres, le père et le fils, à qui je suis dévouée, à la fois esclave et maîtresse. Mais, chère ! tes dernières lettres m'ont fait apercevoir tout ce que j'ai perdu! Tu m'as appris l'étendue des sacrifices de la femme mariée. J'avais à peine jeté les yeux sur ces beaux steppes sauvages où tu bondis, et je ne te parlerai point de quelques larmes essuyées en te lisant; mais le regret n'est pas le remords, quoiqu'il en soit un peu germain. Tu m'as dit: Le mariage rend philosophe! hélas! non; je l'ai bien senti quand je pleurais en te sachant emportée au torrent de l'amour. Mais mon père m'a fait lire un des plus profonds écrivains de nos contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà tout le secret de ma philosophie : la Famille sainte et forte m'est apparue. De par Bonald, ton père avait raison dans son discours. Adieu, ma chère imagination, mon amie, toi qui es ma folie!

XIX

LOUISE DE CHAULIEU A MADAME DE L'ESTORADE.

Eh bien, tu es un amour de femme, ma Renée; et je suis maintenant d'accord que c'est être honnête que de tromper : es-tu contente? D'ailleurs l'homme qui nous aime nous appartient; nous avons le droit d'en faire un sot ou un homme de génie; mais, entre nous, nous en faisons le plus souvent des sots. Tu feras du tien un homme de génie, et tu garderas ton secret: deux magnifiques actions! Ah! s'il n'y avait pas de paradis, tu serais bien attrapée, car tu te voues à un martyre volontaire. Tu veux le rendre ambitieux et le garder amoureux ! mais, enfant que tu es, c'est bien assez de le maintenir amoureux. Jusqu'à quel point le calcul est-il la vertu ou la vertu est-elle le calcul? Hein? Nous ne nous fâcherons point pour cette question, puisque Bonald est là. Nous sommes et voulons être vertueuses; mais en ce moment je crois que, malgré tes charmantes friponneries, tu vaux mieux que moi. Oui, je suis une fille horriblement fausse : j'aime Felipe, et je le lui cache avec une infâme dissimulation. Je le voudrais voir sautant de son arbre sur la crête

du mur, de la crête du mur sur mon balcon ; et, s'il faisait ce que je désire, je le foudroierais de mon mépris. Tu vois, je sais d'une bonne foi terrible. Qui m'arrête? quelle puissance mystérieuse m'empêche de dire à ce cher Felipe tout le bonheur qu'il me verse à flots par son amour pur, entier, grand, secret, plein? Madame de Mirbel fait mon portrait, je compte le lui donner, ma chère. Ce qui me surprend chaque jour davantage, est l'activité que l'amour donne à la vie. Quel intérêt prennent les heures, les actions, les plus petites choses! et quelle admirable confusion du passé, de l'avenir dans le présent! On vit aux trois temps du verbe. Est-ce encore ainsi quand on a été heureuse? Oh! réponds-moi, dis-moi ce qu'est le bonheur, s'il calme ou s'il irrite. Je suis d'une inquiétude mortelle, je ne sais plus comment me conduire : il y a dans mon cœur une force qui m'entraîne vers lui, malgré la raison et les convenances. Enfin, je comprends ta curiosité avec Louis, es-tu contente ? Le bonheur que Felipe a d'être à moi, son amour à distance et son obéissance m'impatientent autant que son profond respect m'irritait quand il n'était que mon maître d'espagnol. Je suis tentée de lui crier quand il passe : Imbécile, si tu m'aimes en tableau, que serait-ce donc si tu me connaissais !

Oh! Renée, tu brûles mes lettres, n'est-ce pas ? moi, je brûlerai les tiennes. Si d'autres yeux que les nôtres lisaient ces pensées qui sont versées de cœur à cœur, je dirais à Felipe d'aller les crever et de tuer un peu les gens pour plus de sûreté.

Lundi.

Ah! Renée, comment sonder le cœur d'un homme? Mon père doit me présenter ton monsieur Bonald, et, puisqu'il est si savant, je le lui demanderai. Dieu est bien heureux de pouvoir lire au fond des cœurs. Suis-je toujours un ange pour cet homme ? Voilà toute la question.

Si jamais, dans un geste, dans un regard, dans l'accent d'une parole, j'apercevais une diminution de ce respect qu'il avait pour moi quand il était mon maître d'espagnol, je me sens la force de tout oublier! Pourquoi ces grands mots, ces grandes résolutions? te diras-tu. Ah! voilà, ma chère. Mon charmant père, qui se conduit avec moi comme un vieux cavalier servant avec une Italienne, faisait faire, je te l'ai dit, mon portrait par madame de Mirbel. J'ai

trouvé moyen d'avoir une copie assez bien exécutée pour pouvoir la donner au duc et envoyer l'original à Felipe. Cet envoi a eu lieu hier, accompagné de ces trois lignes :

« Don Felipe, on répond à votre entier dévouement par une con» fiance aveugle : le temps dira si ce n'est pas accorder trop de >>> grandeur à un homme. »

La récompense est grande, elle a l'air d'une promesse, et, chose horrible, d'une invitation; mais, ce qui va te sembler plus horrible encore, j'ai voulu que la récompense exprimât promesse et invitation sans aller jusqu'à l'offre. Si dans sa réponse il y a ma Louise, ou seulement Louise, il est perdu.

Mardi.

Non! il n'est pas perdu. Ce ministre constitutionnel est un adorable amant. Voici sa léttre :

<< Tous les moments que je passais sans vous voir, je demeurais » occupé de vous, les yeux fermés à toute chose et attachés par la » méditation sur votre image, qui ne se dessinait jamais assez promp>>tement dans le palais obscur où se passent les songes et où vous » répandiez la lumière. Désormais ma vue se reposera sur ce mer>> veilleux ivoire, sur ce talisman, dois-je dire; car pour moi vos >> yeux bleus s'animent, et la peinture devient aussitôt une réalité. >> Le retard de cette lettre vient de mon empressement à jouir de >> cette contemplation pendant laquelle je vous disais tout ce que je » dois taire. Oui, depuis hier, enfermé seul avec vous, je me suis livré, pour la première fois de ma vie, à un bonheur entier, complet, infini. Si vous pouviez vous voir où je vous ai mise, entre >> la Vierge et Dieu, vous comprendriez en quelles angoisses j'ai passé » la nuit ; mais, en vous les disant, je ne voudrais pas vous offenser, » car il y aurait tant de tourments pour moi dans un regard dénué » de cette angélique bonté qui me fait vivre, que je vous demande pardon par avance. Si donc, reine de ma vie et de mon âme, vous >> vouliez m'accorder un millième de l'amour que je vous porte!

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Le si de cette constante prière m'a ravagé l'âme. J'étais entre » la croyance et l'erreur, entre la vie et la mort, entre les ténèbres » et la lumière. Un criminel n'est pas plus agité pendant la délibé>> ration de son arrêt que je ne le suis en m'accusant à vous de cette

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>> audace. Le sourire exprimé sur vos lèvres, et que je venais revoir » de moment en moment, calmait ces orages excités par la crainte » de vous déplaire. Depuis que j'existe, personne, pas même ma » mère, ne m'a souri. La belle jeune fille qui m'était destinée a re>> buté mon cœur et s'est éprise de mon frère. Mes efforts, en politique, ont trouvé la défaite. Je n'ai jamais vu dans les yeux de » mon roi qu'un désir de vengeance; et nous sommes si ennemis depuis notre jeunesse, qu'il a regardé comme une cruelle injure » le vœu par lequel les cortès m'ont porté au pouvoir. Quelque forte » que vous fassiez une âme, le doute y entrerait à moins. D'ailleurs je me rends justice je connais la mauvaise grâce de mon exté>> rieur, et sais combien il est difficile d'apprécier mon cœur à tra>> vers une pareille enveloppe. Être aimé, ce n'était plus qu'un rêve » quand je vous ai vue. Aussi, quand je m'attachai à vous, ai-je » compris que le dévouement pouvait seul faire excuser ma tendresse. » En contemplant ce portrait, en écoutant ce sourire plein de pro» messes divines, un espoir que je ne me permettais pas à moi-même » a rayonné dans mon âme. Cette clarté d'aurore est incessamment >> combattue par les ténèbres du doute, par la crainte de vous of »fenser en la laissant poindre. Non, vous ne pouvez pas m'aimer » encore, je le sens; mais, à mesure que vous aurez éprouvé la puissance, la durée, l'étendue de mon inépuisable affection, vous » lui donnerez une petite place dans votre cœur. Si mon ambition » est une injure, vous me le direz sans colère, je rentrerai dans mon » rôle; mais si vous vouliez essayer de m'aimer, ne le faites pas » savoir sans de minutieuses précautions à celui qui mettait tout le » bonheur de sa vie à vous servir uniquement. >>

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Ma chère, en lisant ces derniers mots, il m'a semblé le voir pâle comme il l'était le soir où je lui ai dit, en lui montrant le camélia, que j'acceptais les trésors de son dévouement. J'ai vu dans ces phrases soumises tout autre chose qu'une simple fleur de rhétorique à l'usage des amants, et j'ai senti comme un grand mouvement en moi-même.... le souffle du bonheur.

Il a fait un temps détestable, il ne m'a pas été possible d'aller au bois sans donner lieu à d'étranges soupçons; car ma mère, qui sort souvent malgré la pluie, est restée chez elle, seule.

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