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DE MICHEL

DE MONTAIGNE

LIVRE SECOND

SUITE

CHAPITRE XIII.

DE IUGER DE LA MORT D'AULTRUY.

Quand nous iugeons de l'asseurance d'aultruy en la mort, qui est sans doubte la plus remarquable action de la vie humaine, il se fault prendre garde d'une chose, Que malayseement on croit estre arrivé à ce poinct. Peu de gens meurent, resolus que ce soit leur heure derniere; et n'est endroict où la piperie de l'esperance nous amuse plus : elle ne cesse de corner aux aureilles : « D'aultres ont bien esté plus malades sans mourir; l'affaire n'est pas si desesperee qu'on pense; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'aultres miracles. » Et advient cela, de ce que nous faisons trop de cas de nous : il semble que l'université des choses souffre aulcunement de nostre aneantissement, et qu'elle soit compàssionnee à nostre estat; d'autant que nostre veue alteree se represente les choses abusivement, et nous est advis qu'elles lui

faillent à mesure qu'elle leur fault : comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre, vont mesme bransle et quand et quand eulx :

Provehimur portu, terræque urbesque recedunt 1.

Qui veid iamais vieillesse qui ne louast le temps passé et ne blasmast le present, chargeant le monde et les mœurs des hommes de sa misere et de son chagrin?

Iamque caput quassans, grandis suspirat arator...
Et quum tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,

Et crepat antiquum genus ut pietate repletum".

Nous entraisnons tout avecques nous; d'où il s'ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas şi ayseement, ny sans solenne consultation des astres; tot circa unum caput tumultuantes deos; et le pensons d'autant plus, que plus nous nous prisons: « Comment? tant de science se perdroit elle avecques tant de dommage, sans particulier soulcy des destinees? Un' ame si rare et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'un' ame populaire et inutile? Cette vie, qui en couvre tant d'aultres, de qui tant d'aultres vies despendent, qui occupe tant

1 La terre et les villes reculent à mesure que nous nous éloignons du port. VIRG., Énéide, III, 72.

2 Le vieux laboureur soupire en secouant la tête... et lorsqu'il compare le temps passé avec le présent, il envie le sort de ses pères, et parle sans cesse de la piété des vieilles races. LUCRÈCE, II, 1165.

3 Tant de dieux en mouvement pour la vie d'un seul homme. SÉNÈQUE, Suasor., 1, 4.

de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient à son simple nœud? » Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un : de là viennent ces mots de Cesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menaceoit;

Italiam si, cœlo auctore, recusas,

Me, pete: sola tibi causa hæc est iusta timoris,
Vectorem non nosse tuum; perrumpe procellas,
Tutela secure mei1:

et ceulx cy,

Credit iam digna pericula Cæsar

Fatis esse suis; Tantusque evertere, dixit,

Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari??

et cette resverie publicque, que le soleil porta en son front, tout le long d'un an, le deuil de sa mort :

Ille etiam exstincto miseratus Cæsare Romam,
Quum caput obscura nitidum ferrugine texit3:

et mille semblables, de quoy le monde se laisse si ayseement piper estimant que nos interests alterent le ciel, et que son infinité se formalise de nos menues

'Si tu refuses de cingler vers l'Italie sous les auspices des dieux, c'est sous mes auspices qu'il faut gagner ses rivages. La seule et juste cause de ta frayeur, c'est que tu ne sais pas qui tu conduis. Lance-toi à travers les tempêtes en te fiant à mon appui. LUCAIN, V, 579.

? César croit enfin le danger digne de sa fortune. Les dieux, dit-il, se donnent donc tant de peine pour me perdre, qu'il leur faille déchaîner cette mer terrible contre la petite barque qui me porte. ID., ibid., 653.

3 Le soleil lui-même, à la mort de César, prit Rome en pitié, et cacha son front brillant sous un voile sombre. VIRG., Géorg., 1, 466.

actions. Non tanta cælo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor1.

Or, de iuger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encores certainement estre au dangier, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison; et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y estoit mis iustement pour cet effect : il advient à la pluspart de roidir la contenance et leurs paroles pour en acquerir reputation, qu'ils esperent encores iouïr vivants. D'autant que i'en ay veu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur desseing; et de ceulx mesmes qui se sont anciennement donné la mort, il y a bien à choisir si c'est une mort soubdaine, ou mort qui ayt du temps. Ce cruel empereur romain disoit de ses prisonniers, qu'il leur vouloit faire sentir la mort; et si quelqu'un se desfaisoit en prison, «< celuy là m'est eschappé, » disoit il : il vouloit estendre la mort et la faire sentir par les torments.

Vidimus et toto quamvis in corpore cæso

Nil animæ lethale datum, moremque nefandæ
Durum sævitiæ, pereuntis parcere morti 3.

De vray, ce n'est pas si grand' chose d'establir, tout sain et tout rassis, de se tuer; il est bien aysé de faire le mauvais avant que de venir aux prinses: de ma

1 Il n'existe pas une telle alliance entre le ciel et nous, qu'à notre mort la lumière des astres doive s'éteindre. PLINE, Nat. Hist., II, 8.

2 A examiner.

3 Nous l'avons vu, ce corps, qui, tout couvert de plaies, n'avait pas encore reçu le coup mortel, et dont on ménageait la vie expirante, par un excès inouï de cruauté. LUCAIN, IV, 178.

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