Essais de Montaigne

ruisseaux perennes bordez de beaux arbres qu'ils nomment Molly. Où ils ont trouvé des montaignes et rochiers, ils les ont taillez et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et de chaux. Au chef 2 de chasque iournee, il y a de beaux palais, fournis de vivres, de vestements et d'armes, tant pour les voyageurs, que pour les armees qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouvrage, i'ay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là; ils ne bastissoient point de moindres pierres que de dix pieds en carré, ils n'avoient aultre moyen de charier qu'à force de bras, en traisnant leur charge; et pas seulement l'art d'eschaffaulder, n'y sçachants aultre finesse que de haulser autant de terre contre leur bastiment, comme il s'esleve, pour l'oster aprez.

Retumbons à nos coches3. En leur place, et de toute

1 Qui coulent toujours.
2 A la fin de chaque étape.

3 Il est à regretter que dans ce chapitre Montaigne n'ait point dit un mot sur les coches de son temps, car il y aurait là matière à une dissertation archéologique qui ne serait point dénuée d'intérêt : nous voulons parler de l'histoire comparée de la locomotion. Si jamais le progrès a été frappant, c'est bien certes en cette partie des inventions humaines. Depuis les rois fainéants, qui se promenaient sur leur char attelé de bœufs, jusqu'aux wagons des chemins de fer, quel pas immense en effet n'avons-nous point franchi? Après la conquête romaine, nous voyons se populariser en France l'usage de quelques véhicules romains, le carpentum, la basterne, et la rhède; mais, à l'exception de la rhède, voiture légère et rapide, traînée par des chevaux, les autres n'étaient que de lourds chariots, attelés de mules ou de bœufs. L'emploi de ces chariots se perpétua à travers tout le moyen âge; on s'en servait dans les circonstances les plus solennelles, telles que les entrées des princes, les mariages, etc.; mais ils étaient en général réservés aux femmes, l'usage du cheval constituant pour les hommes un des plus nobles

aultre voicture, ils se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier roy du Peru, le iour qu'il feut prins, estoit ainsi porté sur des brancars d'or, et assis dans une chaize d'or, au milieu de sa battaille. Autant qu'on tuoit de ces porteurs pour le faire à cheoir à bas (car on le vouloit prendre vif), autant d'aultres, et à l'envy, prenoient la place des morts de façon qu'on ne le peut oncques abbattre, quelque meurtre qu'on feist de ces gens là, iusques à ce qu'un homme de cheval l'alla saisir au corps, et l'avalla' par terre.

exercices auquel on pût se livrer. Ordinairement, on y était assis sur des coussins; et des étoffes plus ou moins riches, soutenues par des cerceaux, défendaient les voyageurs contre le soleil ou la pluie. Ce fut en 1379, lors de l'entrée d'Isabeau de Bavière à Paris, que l'on vit pour la première fois dans cette ville, une voiture qui ressemblait, tant bien que mal, à ce que nous appelons aujourd'hui un carrosse; mais alors, les carrosses comme les chariots marchaient toujours au pas, et il leur eût été difficile de prendre une autre allure, à cause du mauvais état des chemins et des rues. 1 Le renversa.

FIN DU TOME TROISIÈME.