Obrázky na stránke
PDF
ePub

c'est la majestueuse virginité qui se trouve dans Ève; Adam n'est point inquiet, c'est l'inquiétude qui agit sur Adam; Satan ne rencontre Ève pas par hasard, c'est le hasard de Satan qui rencontre Ève; Adam ne veut pas empêcher Eve de s'absenter, il cherche à dissuader l'absence d'Ève. Les comparaisons, à cause même de ces tours, sont presque intraduisibles: assez rarement empruntées des images de la nature, elles sont prises des usages de la société, des travaux du laboureur et du matelot, des réminiscences de l'histoire et de la mythologie; ce qui rappelle, pour le dire en passant, que Milton était aveugle, et qu'il tirait de ses souvenirs une partie de son génie. Une comparaison admirable et qui n'appartient qu'à lui, est celle de cet homme sorti un matin des fumées d'une grande ville pour se promener dans les fraîches campagnes, au milieu des moissons, des troupeaux, et rencontrant une jeune fille plus belle que tout cela : c'est Satan échappé du gouffre de l'Enfer qui rencontre Ève au milieu des retraites fortunées d'Eden. On voit aussi par la vie de Milton qu'il remémore dans cette comparaison le temps de sa jeunesse dans une des promenades matinales qu'il faisait autour de Londres, s'offrit à sa vue une jeune femme d'une beauté extraordinaire : il en devint passionnément amoureux, ne la retrouva jamais, et fit le serment de ne plus aimer (1).

Au reste Milton n'est pas toujours logique; il ne faudra pas croire ma traduction fautive quand les idées manqueront de conséquence et de justesse.

(1) Essai sur la Littérature Anglaise, tome 2, p. 21.

Ce qu'il faut demander au chantre d'Eden c'est de la poésie, et de la poésie la plus haute à laquelle il soit donné à l'esprit humain d'atteindre ; tout vit chez cet homme, les êtres moraux comme les êtres matériels : dans un combat ce ne sont pas les dards qui voûtent le ciel ou qui forment une voûte enflammée, ce sont les sifflemens mêmes de ces dards; les personnages n'accomplissent pas des actions, ce sont leurs actions qui agissent comme si elles étaient elles-mêmes des personnages. Lorsqu'on est si divinement poète, qu'on habite au plus sublime sommet de l'Olympe, la critique est ridicule en essayant de monter là : les reproches que l'on peut faire à Milton sont des reproches d'une nature inférieure ; ils tiennent de la terre où ce Dieu n'habite pas. Que dans un homme une qualité s'élève à une hauteur qui domine tout, il n'y a point de taches que cette qualité ne fasse disparaître dans son éclat immense.

Si Milton, très admiré en Angleterre, est assez peu lu; s'il est moins populaire que Shakespeare, qui doit une partie de cette popularité au rajeunissement qu'il reçoit chaque jour sur la scène, cela tient à la gravité du poète, au sérieux du poème et à la difficulté de l'idiôme miltonien. Milton, comme Homère, parle une langue qui n'est pas la langue vulgaire ; mais avec cette différence que la langue d'Homère est une langue simple, naturelle, facile à apprendre, au lieu que la langue de Milton est une langue composée, savante, et dont la lecture est un véritable travail. Quelques morceaux choisis du Paradis perdu sont dans la mémoire de

tout le monde, mais à l'exception d'un millier de vers de cette sorte, il reste onze mille vers qu'on a lu rapidement, péniblement, ou qu'on n'a jamais lus.

Voilà assez de remarques pour les personnes qui savent l'anglais et qui attachent quelque prix à ces choseslà; en voilà beaucoup trop pour la foule des lecteurs : à ceux-ci il importe fort peu qu'on ait fait ou qu'on n'ait pas fait un contresens, et ils se contenteraient tout aussi bien d'une version commune, amplifiée ou tronquée.

de

On dit que de nouvelles traductions de Milton doivent bientôt paraître; tant mieux! on ne saurait trop multiplier un chef-d'œuvre : mille peintres copient tous les jours les tableaux de Raphaël et de MichelAnge. Si les nouveaux traducteurs ont suivi mon système, ils reproduiront à peu près ma traduction; ils feront ressortir les endroits où je puis m'être trompé : s'ils ont pris le système de la traduction libre, le mot à mot de mon humble travail sera comme le germe la belle fleur qu'ils auront habilement développée. Me serait-il permis d'espérer que si mon essai n'est pas trop malheureux, il pourra amener quelque jour une révolution dans la manière de traduire? Du temps d'Ablancourt les traductions s'appelaient de belles infidèles; depuis ce temps-là on a vu beaucoup d'infidèles qui n'étaient pas toujours belles on en viendra peut-être à trouver que la fidélité, même quand la beauté lui manque, a son prix.

Il est des génies heureux qui n'ont besoin de consulter personne, qui produisent sans effort avec abon

dance des choses parfaites: je n'ai rien de cette félicité naturelle, surtout en littérature; je n'arrive à quelque chose qu'avec de longs efforts; je refais vingt fois la même page, et j'en suis toujours mécontent: mes manuscrits et mes épreuves sont, par la multitude des corrections et des renvois, de véritables broderies dont j'ai moi-même beaucoup de peine à retrouver le fil (1). Je n'ai pas la moindre confiance en moi; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu'on veut bien me donner; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que l'on juge et que l'on voit mieux que moi.

Pour accomplir ma tâche, je me suis environné de toutes les Disquisitions des Scoliastes; j'ai lu toutes les traductions françaises, italiennes et latines que j'ai pu trouver. Les traductions latines, par la facilité qu'elles ont à rendre littéralement les mots, et à suivre les inversions, m'ont été très utiles.

J'ai quelques amis que depuis trente ans je suis accoutumé à consulter je leur ai encore proposé mes doutes dans ce dernier travail ; j'ai reçu leurs notes et leurs observations; j'ai discuté avec eux les

(1) C'est l'excuse pour les fautes d'impression si nombreuses dans mes ouvrages. Les compositeurs fatigués se trompent, malgré eux, par la multitude des changemens, des retranchemens ou des additions. On trouvera à la fin de ces volumes un ERRATA: j'y ai signalé les fautes les plus frappantes. Je remarque que dans la traduction de Louis Racine (1755) l'ERRATA a deux pages.

points difficiles; souvent je me suis rendu à leur opinion; quelquefois ils sont revenus à la mienne. Il m'est arrivé, comme à Louis. Racine, que des Anglais m'ont avoué ne pas comprendre le passage sur lequel je les interrogeais. Heureux encore une fois ces esprits qui savent tout et n'ont besoin de personne; moi faible, je cherche des appuis et je n'ai point oublié le précepte

du maître :

Faites choix d'un censeur solide et salutaire
Que la raison conduise et le savoir éclaire,

Et dont le crayon sûr d'abord aille chercher

L'endroit que l'on sent faible et qu'on se veut cacher.

Dans tout ce que je viens de dire, je ne fais point mon apologie, je cherche seulement une excuse à mes fautes. Un traducteur n'a droit à aucune gloire; il faut seulement qu'il montre qu'il a été patient, docile et laborieux.

Si j'ai eu le bonheur de faire connaître Milton à la France, je ne me plaindrai pas des fatigues que m'a causées l'excès de ces études : tant il y a cependant que pour éviter de nouveau l'avenir probable d'une vie fidèle, je ne recommencerais pas un pareil travail ; j'aimerais mieux mille fois subir toute la rigueur de cet avenir.

« PredošláPokračovať »