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pour rendre ses devoirs à Madame.» Pendant ce récit, auquel je ne comprenais rien, la voiture entrait dans la cour: j'en vis descendre un grand vieillard, accoutré de la manière du monde la plus grotesque; il était soutenu d'un côté par une grosse mulâtresse d'assez bonne mine, et de l'autre par un laquais au teint couleur de cuivre. Ces trois personnages hétéroclites étaient déjà dans le salon lorsque j'y entrai. Le vieillard, dont la figure très-distinguée tirait une expression toute particulière du bonnet arménien dont sa tête était couverte, m'aborda de très-bonne grâce, et me parla à-peu-près

en ces termes :

<< Nous nous connaissons beaucoup, Madame, sans nous être jamais vus, sans jamais avoir eu ensemble le moindre rapport direct: nous avons tous deux aimé beaucoup la même personne; vous voyez bien que nous ne pouvons être étrangers l'un à l'autre ; je suis le chevalier de Pageville. ( A ce nom, qui me rappelait de si tendres souvenirs, je ne fus pas la maîtresse de cacher l'émotion qui s'empara de moi; le bon vieillard, qui la partageait, me prit la main, s'assit près de moi, et continua :) J'ai reçu, par vos soins, la dernière lettre de notre ami, dans un moment où les malheurs que je venais d'éprouver me forçaient à quitter une terre d'exil où mes affections et mes longues habitudes m'avaient fait trouver une patrie; je reviens mourir aux lieux où j'ai pris naissance : Vous pouvez penser, Madame, qu'un concours d'événemens bien funestes a pu seul décider un vieillard octogénaire à entreprendre un voyage de plus de deux mille lieues pour rentrer dans un pays qui lui est plus étranger que les déserts de l'Amérique méridionale, où il a passé la plus grande moitié de sa vie. Quoi qu'il en soit, me voilà à Paris, et certes, vous n'êtes pas plus étonnée de m'y voir, que je ne le suis moimême de m'y trouver. »

Cela dit, et sans attendre ma réponse, notre homme donna quelques ordres à son valet dans un langage dont il me serait impossible d'imiter une seule articulation, et dans un moment le salon fut rempli du bagage de l'Hermite, qui se composait de plusieurs caisses recouvertes par des nattes de différentes couleurs, d'une perruche, d'un aras, et du plus grand singe que j'aie encore vu.

Pendant que l'on déchargeait sa cariole, le chevalier sauvage s'était assoupi dans un fauteuil. Avant de songer à lire un écrit qu'il venait de me remettre, je m'amusai à examiner le plaisant personnage qui venait établir chez moi son domicile : le grand bonnet de peau d'agouti qui couvrait sa figure ne laissait entrevoir que deux yeux très-vifs, un nez dans le genre de celui du çonfesseur d'Atala, et deux lèvres minces,

où s'arrêtait habituellement l'expression de l'ironie et de la malice. Des guêtres de buffle, le dessus d'un surtout de velours garni d'hermine, qui cachait en grande partie une soubreveste en drap, laquelle se rattachait au-dessous des reins par une ceinture de poil de chèvre; une grande canne dé bambou, et le tuyau flexible d'une pipe qui faisait deux ou trois fois le tour de son corps, et lui servait d'écharpe : tel était le costume demi-français, demi-sauvage, que le vieux chevalier avait adopté, disait-il, en rentrant en France, pour se conformer à nos usages. Un des coffres que l'on ouvrit en ma présence renfermait des nattes de mousse de cyprès, des couvertures en peau de léopard, des ornemens en plumes, artistement travaillés, des casse-têtes, des javelots armés de dents de requins, des parures d'ambre et de corail, et quelques livres manuscrits, composés de feuillets de tuya, recouverts d'écorce de sapin.

Les premiers momens donnés à la curiosité, j'ouvris le papier que je tenais à la main, et dont je n'eus pas de peine à reconnaître les caractères. En voici la copie littérale :

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« J'apprends vos chagrins, mon ami, et c'est le dernier que j'éprouve. Au moment où cette lettre vous parviendra, » j'aurai résolu le grand problême du père Mallebranche. » Vous avez perdu le seul bien qui vous attachait au Nou» veau-Monde; revenez mourir dans le nôtre. S'il vous reste » encore quelque chose de ce caractère original, aventureux, » dont vous avez donné tant de preuves dans votre vie; de » cet esprit observateur et satirique qui vous a valu de si >> honorables persécutions, venez offrir à nos Parisiens le » spectacle nouveau d'un homme écrivant sur les mœurs, sur » les hommes et sur les choses de son tems, avec toute l'â>preté d'un sauvage, toute l'impartialité d'un étranger et » tout le désintéressement d'un vieillard; venez peindre nos » ridicules, nos sottises, uos vices, avec cette ironie amère, » avec cette indignation juvénalique qui vous ont si bien ins» piré dans votre jeunesse; apportez dans la capitale de la nation la plus policée et la plus corrompue de la terre l'indépendance d'un habitant des forêts, et le fruit de trente " ans de solitude et de méditations. Seul au monde, où vous » ne me trouverez plus; jeté au milieu de Paris, sans liaisons, " sans affections, sans préjugés, sans coteries, et presque » sans espérance, vous vous y trouverez dans cette unique » situation où l'on peut tout juger, tout prévoir et tout dire : » si vous ne pouvez rien ajouter aux progrès de nos lumières » vous pouvez nous apporter des bords de l'Orénoque l'exem» ple de quelques vertus qu'on ne connaît plus sur les bords » de la Seine; faites sur-tout provision de loyauté, de désin

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» téressement et de patriotisme, car ces denrées ne croissent plus sur notre sol.

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Arrivez, mon vieux camarade; venez prendre ici ma » plume et ma place : je me suis contenté de gourmander > nos travers, de rire de nos ridicules. Vous fronderez nos » mœurs, vous attaquerez nos vices; vous avez le bras bon: frappez fort, vous frapperez toujours juste.

» Inconnu dans Paris, je veux vous y épargner l'ennui d'un » isolement absolu je vous offre l'amitié de Mme de L***; » c'est un bien inappréciable dont j'ai joui quarante ans : je » vous lègue ce que j'ai de plus précieux; elle vous recevra » chez elle; vous habiterez le petit pavillon au bout du parc » de Saint-M***; vous y serez presqu'aussi solitaire que dans » vos forêts : vous viendrez à Paris une fois par semaine faire » une récolte d'observations qui trouveront leur place dans » le journal où j'ai consigné les miennes dans les dernières » années de ma vie.

» Adieu, mon compagnon de voyage; je touche au bout de » ma carrière; j'ai sur vous l'avance de quelques pas, et c'est » un avantage dont je me prévaux pour vous signifier les » volontés d'un mourant et le dernier vœu de votre ancien » ami. »

L'HERMITE DE LA CHAUSSÉE-d'Antin.

L'émotion que me causa la lecture de cette lettre n'échappa pas au vieux solitaire, qui s'était réveillé sur ces entrefaites. « Vous savez tout, me dit-il : il n'y a plus moyen de s'en dédire, Madame; j'ai fait deux mille lieues pour vous rendre ma visite; et, tout vieux que je suis, elle peut être longue; arrangez-vous là-dessus. Depuis que je vis, et je date de bien loin, je me suis promis de ne rien faire comme les autres : sottise pour sottise, j'ai du moins voulu me ménager le mérite ou l'excuse de l'invention.

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Après avoir cherché dans ma jeunesse à résoudre le problême du bonheur dans la civilisation, j'ai vu que je mourrais à la peine je me suis assuré qu'il n'y avait dans le monde policé que deux classes d'hommes, les oppresseurs et les opprimés; désespérant de faire partie de la première, et bien décidé à ne pas me ranger dans l'autre, je me suis fait sauvage, de dépit de ne pouvoir être roi; j'ai maintenant de bonnes raisons pour croire que j'aurais quitté mon trône pour ma hutte. Aujourd'hui que l'un ou l'autre m'est égal, que je ne fais plus de différence entre le repos et la liberté, je reviens sans crainte au milieu de mes compatriotes; je me tiens déjà pour mort, et il n'y a pas de prise sur une ombre. »

Dès le lendemain de son arrivée, je conduisis l'Hermite de

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la Guiane à ma terre de *** au milieu de la forêt de Senart, et je l'installai dans le pavillon avec sa suite : il en fit enlever tous les meubles, remplaça les lits par des nattes, sur lesquelles il étendit des peaux d'ours, et ne conserva qu'une table, un grand fauteuil et deux tabourets. J'ai fait mettre à sa disposition une vache, deux chèvres, du riz, des pommes de terre, quelques bouteilles de rhum, du tabac, et une centaine de volumes de son choix. Son valet, Caraïbe, qui se nomme Zaméo, m'a demandé un fusil dont il se sert avec beaucoup d'adresse, et la gouvernante Ottaly s'est mise à la tête de ce singulier ménage.

J'ai été huit jours sans entendre parler du vieux solitaire; mais Zaméo est venu me prévenir ce matin que son maître devait venir dîner demain avec moi, et désirait que vous fussiez des nôtres n'y manquez pas; c'est un homme bon à voir; vous jugerez mieux que moi s'il est bon à entendre. R. D. L.

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AI-JE I-JE encore une patrie? Cette question que je me fais, et que tous les Français peuvent s'adresser aujourd'hui, me semble résolue négativement du moment qu'elle est posée. Il m'est pénible d'en convenir; mais j'ai revu froidement ces côtes de France que je quittais il y a quarante ans avec tant d'émotion : j'ai foulé la terre natale sans autre plaisir que de me trouver au terme d'un long voyage; et, comme un amant qui ne retrouve plus dans son cœur l'image d'un objet long-tems adoré, je me suis rappelé ses défauts pour excuser

mon inconstance.

celui

Le capitaine du brick qui m'a ramené dans ce pays était Français; nous avons plus d'une fois agité cette question pendant la traversée; il me parlait sans cesse de son amour pour la patrie, des sacrifices qu'il lui avait faits, de ceux qu'il était

prêt à lui faire encore : je lui communiquais mes réflexions; il me traitait de sauvage me reprochait ma coupable indif férence, et je n'étais pas éloigné de croire que l'âge et l'absence avaient éteint dans mon cœur une vertu qui ne peut jamais être qu'une passion.

En arrivant, nous apprenons que la France, en proie aux factions, est menacée de déchiremens affreux: notre capitaine court d'abord s'informerau nom de qui ses appointemens doivent lui être payés : Bonaparte régnait encore le capitaine avait touché un à-compte sur ce qui lui était dû, nous le voyons revenir à bord avec une cocarde aux trois couleurs dont il orne la figure de poupe du bâtiment qu'il commande, aux cris répétés par tout l'équipage de vive l'empire! vive la patrie! Trois jours après, la veille de notre débarquement, nous apprenons l'arrivée de Louis XVIII à Paris on paie au capitaine le reste de ses appointemens au nom du Roi; dès-lors la patrie est pour lui le royaume des Bourbons; le pavillon tricolore est brûlé par ses ordres, et celui des lis flotte aux trois mâts de son vaisseau. Je me permis d'opposer à ses raisonnemens et à sa conduite du jour, ses raisonnemens et sa conduite de la veille: il me démontra qu'il était du moins conséquent à ses intérêts. Zaméo, qui nous écoutait, l'assura que, dans son pays, un homme qui se conduisait ainsi était coupé en deux, et qu'on envoyait une moitié de son corps à chacun des deux partis qu'il avait servis avec tant de loyauté. Tout le monde se récria contre cette coutume barbare, et nous débarquâmes enfin chez un peuple civilisé.

Nous remontâmes la Gironde, et nous prîmes terre à Bordeaux, sur le beau quai du Chapeau-Rouge. Ottaly et Zaméo portaient mon bagage, et je marchais au milieu d'une foule inconnue qui nous poursuivit jusqu'à la porte de notre auberge par des éclats de rire, sur l'intention desquels je n'étais pas homme à me méprendre. Comme nous entrions dans les allées de Tourny, un homme décemment vêtu nous débarrassa de notre importun cortége, et se confondit en offres de services, en nous invitant à le suivre. « Maître, me dit tout bas Zaméo, voilà un homme qui me donne bonne idée des Français il est presque aussi complaisant qu'un Zangaïs. Mon grand-père m'a raconté que, lorsque vous arrivâtes pour la première fois dans notre tribu, c'était à qui vous recevrait chez lui; ce Français-là serait-il né sur les bords de l'Orénoque?-Mon ami, lui répondis-je, cet homme est un aubergiste; les politesses qu'il nous fait sont une spéculation qu'il commence, et un droit qu'il acquiert de nous faire payer plus chèrement l'hospitalité qu'il nous offre : c'est un des avantages de la civilisation. »

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