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un corps entier et s'entretenant, il ne fauldroit qu'il fournist du sien que la liaison, comme la souldure d'un aultre metal; et pourroit entasser par ce moyen force veritables evenements de toutes sortes, les disposant et diversifiant selon que la beauté de l'ouvrage le requerroit, à peu prez comme Ovide a cousu et rapiecé sa Metamorphose,1 de ce grand nombre de fables diverses.

En ce dernier couple, cela est encores digne d'estre consideré, Que Paulina offre volontiers à quiter la vie pour l'amour de son mary, et Que son mary avoit aultrefois quité aussi la mort pour l'amour d'elle. Il n'y a pas pour nous grand contrepoids en cet eschange: mais, selon son humeur stoïque, ie crois qu'il pensoit avoir autant faict pour elle, d'alonger sa vie en sa faveur, comme s'il feust mort pour elle. En l'une des lettres qu'il escript à Lucilius, aprez qu'il luy a faict entendre comme, la fiebvre l'ayant prins à Rome, il monta soudain en coche pour s'en aller à une sienne maison aux champs, contre l'opinion de sa femme qui le vouloit arrester: et qu'il luy avoit respondu que la fiebvre qu'il avoit, ce n'estoit pas fiebvre du corps, mais du lieu; il suyt ainsin: « Elle me laissa aller, me recommendant fort ma santé. Or, moy qui sçais que ie loge sa vie en la mienne, ie commence de pourveoir à moy, pour pourveoir à elle : le privilege que ma vieillesse m'avoit donné me rendant plus ferme et plus resolu à plusieurs choses, ie le perds, quand il me souvient qu'en ce vieillard il y en a une ieune à qui ie proufite. Puisque ie ne la puis

1. Montaigne ajoutoit dans l'édition de 1588, fol. 323, verso, « ou comme Arioste a rengé en une suite ce grand nombre de fables diverses. » Il est probable qu'il a supprimé ces mots parce qu'il ne s'agit ici que d'histoires sérieuses et graves, et que la plupart de celles de l'Arioste sont comiques. (J. V. L.)

2. Epist. 101. (C.

renger à m'aimer plus courageusement, elle me renge à m'aimer moy mesme plus curieusement: car il fault prester quelque chose aux honnestes affections; et, par fois, encores que les occasions nous pressent au contraire, il fault r'appeler la vie, voire avecques torment; il fault arrester l'ame entre les dents, puisque la loy de vivre, aux gents de bien, ce n'est pas autant qu'il leur plaist, mais autant qu'ils doibvent. Celuy qui n'estime pas tant sa femme ou un sien amy, que d'en alonger sa vie, et qui s'opiniastre à mourir, il est trop delicat et trop mol: il fault que l'ame se commande cela, quand l'utilité des nostres le requiert: il fault par fois nous prester à nos amis, et, quand nous vouldrions mourir pour nous, interrompre nostre desseing pour eulx. C'est tesmoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la consideration d'aultruy, comme plusieurs excellents personnages ont faict; et est un traict de bonté singuliere, de conserver la vieillesse (de laquelle la commodité la plus grande, c'est la nonchalance de sa duree, et un plus courageux et desdaigneux usage de la vie), si on sent que cet office soit doulx, agreable, et proufitable à quelqu'un bien affectionné. Et en receoit on une tresplaisante recompense: car, qu'est il plus doulx, que d'estre si cher à sa femme, qu'en sa consideration on en devienne plus cher à soy mesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé, non seulement sa crainte, mais encores la mienne : ce ne m'a pas esté assez de considerer combien resoluement ie pourrois mourir, mais l'ay aussi consideré combien irresoluement elle le pourroit souffrir. Ie me suis contrainct à vivre, et c'est quelquefois magnanimité que vivre. » Voylà ses mots, excellents comme est son usage.

CHAPITRE XXXVI.

DES PLUS EXCELLENTS HOMMES.

Si on me demandoit le chois de touts les hommes qui sont venus à ma cognoissance, il me semble en trouver trois excellents au dessus de touts les aultres.

L'un Homere non pas qu'Aristote ou Varro, pour exemple, ne feussent à l'adventure aussi sçavants que luy, ny possible encores qu'en son art mesme Virgile ne luy soit comparable: ie le laisse à iuger à ceulx qui les cognoissent touts deux. Moy, qui n'en cognois que l'un, puis seulement dire cela, selon ma portee, que ie ne crois pas que les Muses mesmes allassent au dela du Romain :

Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis:1

toutesfois en ce iugement, encores ne fauldroit il pas oublier que c'est principalement d'Homere que Virgile tient sa suffisance; que c'est son guide et maistre d'eschole; et qu'un seul traict de l'Iliade a fourny de corps et de matiere à cette grande et divine Aeneïde. Ce n'est pas ainsi que ie compte i'y mesle plusieurs aultres circonstances qui me rendent ce personnage admirable, quasi au dessus de l'humaine condition; et, à la verité, ie m'estonne souvent

:

1. Il chante, sur sa docte lyre, des vers parcils à ceux que chante Apollon lui-même. (PROPERCE, II, 34, 79.)

que luy, qui a produict et mis en credit au monde plusieurs deïtez par son auctorité, n'a gaigné reng de dieu luy mesme. Estant aveugle, indigent; estant avant que les sciences feussent redigees en regle et observations certaines, il les a tant cogneues, que touts ceulx qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire guerres, et d'escrire ou de la religion, ou de la philosophie en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont servis de luy comme d'un maistre tresparfaict en la cognoissance de toutes choses, et de ses livres comme d'une pepiniere de toute espece de suffisance :

Qui, quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo et Crantore dicit :1

et comme dict l'aultre,

A quo, ceu fonte perenni,

Vatum Pieriis ora rigantur aquis;

et l'aultre,

Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus
Sceptra potitus; 3

et l'aultre,

Cuiusque ex ore profuso

Omnis posteritas latices in carmina duxit,

Amnemque in tenues ausa est deducere rivos,

Unius fecunda bonis.4

1. Il nous dit bien mieux que Crantor et Chrysippe ce qui est honnête et ce qui ne l'est point, ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. (HoR., Epist., I, 2. 3.)

2. Source intarissable, où les poëtes viennent s'enivrer tour à tour des eaux sacrées du Permesse. (OVIDE, Amor., III, 9, 25.)

3. Ajoutez-y les compagnons des Muses, parmi lesquels Homère tient le sceptre. (LUCRÈCE, III, 1050.)

4. Source abondante, dont tous les poëtes ont répandu les trésors dans leurs vers; fleuve immense, partagé en mille petits ruisseaux : l'héritage d'un seul homme a enrichi tous les autres. (MANILIUS, II, 8.)

C'est contre l'ordre de nature qu'il a faict la plus excellente production qui puisse estre; car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaicte; elles s'augmentent, se fortifient par l'accroissance : l'enfance de la poësie, et de plusieurs aultres sciences, il l'a rendue meure, parfaicte, et accomplie. A cette cause le peult on nommer le premier et le dernier des poëtes, suyvant ce beau tesmoignage que l'antiquité nous a laissé de luy, « que n'ayant eu nul qu'il peust imiter avant luy, il n'a eu nul aprez luy qui le peust imiter.1» Ses paroles, selon Aristote, sont les seules paroles qui ayent mouvement et action: ce sont les seuls mots substanciels. Alexandre le grand ayant rencontré, parmy les despouilles de Darius, un riche coffret, ordonna qu'on le luy reservast pour y loger son Homere : 3 disant que « c'estoit le meilleur et le plus fidele conseiller qu'il eust en ses affaires militaires. » Pour cette mesme raison, disoit Cleomenes, fils d'Anaxandridas, que « c'estoit le poëte des Lacedemoniens, parce qu'il estoit tresbon maistre de la discipline guerriere. » Cette louange singuliere et particuliere luy est aussi demeuree au iugement de Plutarque, « que c'est le seul aucteur du monde qui n'a iamais saoulé ne desgousté les hommes, se montrant aux lecteurs tousiours tout aultre, et fleurissant tousiours en nouvelle grace. » Ce follastre d'Alcibiades, ayant demandé à un qui faisoit profession des lettres, un livre d'Homere, luy donna un soufflet, parce qu'il n'en avoit

1. In quo (Homero) hoc maximum est, quod neque ante illum, quem ille imitaretur; neque post illum, qui eum imitari posset, inventus est. (VELLEIUS PATERCULUS, I, 5.)

2. Poétique, ch. xxiv. (C.)

3. PLINE, Nat. Hist., VII, 29. (C.)

4. PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, ch. 11. (C.)
5. ID., Apophthegmes des Lacédémoniens. (C.)
6. Dans son traité du Trop parler, ch. v. (C.)

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