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et ses forces, et sa beauté plus attrayante; ie cognois l'une et l'aultre, c'est à moy de le dire. Mais il me semble qu'en la veillesse nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus importunes qu'en la ieunesse; ie le disois estant ieune; lors on me donnoit de mon menton par le nez ie le dis encores à cette heure, que mon poil gris m'en donne le credit. Nous appellons sagesse la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais, à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et, à mon opinion, en pis : oultre une sotte et caducque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soing ridicule des richesses, lors que l'usage en est perdu, i'y treuve plus d'envie, d'iniustice et de malignité : elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage;1 et ne se veoid point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi. L'homme marche entier vers son croist et vers son decroist. A veoir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condamnation, i'oserois croire qu'il s'y presta aulcunement luy mesme, par prevarication, à desseing, ayant de si prez, aagé de

1.

Pour bien écrire encor, j'ai trop longtemps écrit,
Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit.

(CORNEILLE, Épître au Roi.)

On n'a pas assez remarqué combien les grands écrivains du xvIe siècle. sur-tout La Fontaine, Corneille, La Bruyère, avoient étudié Montaigne, et combien l'originalité de son style a pu leur fournir d'expressions et d'images. (J. V. L.)

2. Si cette conjecture n'est fondée que sur la sagacité de Montaigne, elle lui fait beaucoup d'honneur; car Xénophon nous dit expressément, dans son Apologie de Socrate, qu'en effet Socrate ne se défendit avec tant de hauteur devant ses juges, que parce qu'il considéra qu'à son âge il lui seroit plus avantageux de mourir que de vivre. C'est sur quoi roule tout le préambule de cette petite pièce, intitulée : Σωκράτους ἀπολογία πρὸς τοὺς δικαστάς, Apologie de Socrate devant ses juges. (C.)

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soixante et dix ans, à souffrir l'engourdissement des riches allures de son esprit, et l'esblouïssement de sa clarté accoustumee. Quelles metamorphoses luy veois ie faire touts les iours en plusieurs de mes cognoissants! 1 C'est une puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement il y fault grande provision d'estude, et grande precaution, pour eviter les imperfections qu'elle nous charge, ou au moins affoiblir leur progrez. le sens que, nonobstant touts mes retrenchements, elle gaigne pied à pied sur moy ie soubtiens tant que ie puis; mais ie ne sçais enfin où elle me menera moy mesme. A toutes adventures, ie suis content qu'on sache d'où ie seray tumbé.

CHAPITRE III.

DE TROIS COMMERCES.

Il ne fault pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions: nostre principale suffisance, c'est sçavoir s'appliquer à divers usages. C'est estre, mais ce n'est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train les plus belles ames sont celles qui ont plus de varieté et de souplesse. Voylà un honorable tesmoignage du vieux Caton: Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret. Si c'estoit à moy à me dresser à ma mode, il n'est

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1. C'est-à-dire, quelles métamorphoses ne vois-je pas la vieillesse faire tous les jours dans plusieurs hommes de ma connoissance!

2. Il avoit l'esprit si flexible et si propre à tout, que, quelque chose qu'il fit, on auroit dit qu'il étoit uniquement né pour cela. (Tite-Live, XXXIX, 40.)

aulcune si bonne façon où ie voulusse estre fiché pour ne m'en sçavoir desprendre : la vie est un mouvement inegual, irregulier, et multiforme.' Ce n'est pas estre amy de soy. et moins encores maistre, c'est en estre esclave, de se suyvre incessamment, et estre si prins à ses inclinations, qu'on n'en puisse fourvoyer, qu'on ne les puisse tordre. le le dis à cette heure, pour ne me pouvoir facilement despestrer de l'importunité de mon ame, en ce qu'elle ne sçait communement s'amuser, sinon où elle s'empesche, ny s'employer, que bandee et entiere; pour legier subiect qu'on luy donne, elle le grossit volontiers, et l'estire, iusques au poinct où elle ayt à s'y embesongner de toute sa force son oysifveté m'est, à cette cause, une penible occupation, et qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangiere pour se desgourdir et exercer le mien en a besoing pour se rasseoir plustost et seiourner, vitia otii negotio discutienda sunt ;* car son plus laborieux et principal estude, c'est, s'estudier soy. Les livres sont, pour luy, du genre des occupations qui le desbauchent de son estude: aux premieres pensees qui luy viennent, il s'agite, et faict preuve de sa vigueur à touts sens, exerce son maniement, tantost vers la force. tantost vers l'ordre et la grace, se renge, modere, et fortifie. Il y a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme: nature luy a donné, comme à touts, assez de matiere sienne pour son utilité, et des subiects propres assez, où inventer et iuger.

Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait

1. Variable, changeant. (E. J.)

2. Et l'étend, l'allonge, le tire. (E. J.)

3. C'est par l'occupation que l'on peut échapper aux vices de l'oisiveté. SENFQUE, Epist. 56.

l'aime mieux for

se taster et employer vigoreusement ger1 mon ame, que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensees, selon l'ame que c'est; les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare: aussi l'a nature favorisee de ce privilege, qu'il n'y a rien que nous puissions faire si long temps, ny action à laquelle nous nous adonnions plus ordinairement et facilement. C'est la besongne des dieux, dict Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la nostre.

4

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La lecture me sert specialement à esveiller par divers obiects mon discours; à embesongner mon iugement, non ma memoire. Peu d'entretiens doncques m'arrestent, sans vigueur et sans effort il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant, ou plus, que le poids et la profondeur; et, d'autant que ie sommeille en toute aultre communication, et que ie n'y preste que l'escorce de mon attention, il m'advient souvent, en telle sorte de propos abbattus et lasches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises, indignes d'un enfant et ridicules, ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encores et incivilement. l'ay une façon resveuse qui me retire à moy, et, d'aultre part, une lourde ignorance et puerile de plusieurs choses communes par ces deux qualitez, i'ay gagné qu'on puisse faire, au vray, cinq ou six contes de moy, aussi niais que d'aultre, quel qu'il soit.

Or, suyvant mon propos, cette complexion difficile me

1. Façonner. (C.)

2. Pour lesquelles vivre, c'est penser. (CIC., Tusc. quæst., V, 38.)

3. Morale à Nicomaque, X, 8, p. 203, édit. de M. Coray, 1822. (J. V. L.› 4. Ma raison. (E. J.)

rend delicat à la praticque des hommes, il me les fault trier sur le volet; et me rend incommode aux actions communes. Nous vivons et negocions avecques le peuple : si sa conversation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires (et les basses et vulgaires sont souvent aussi reglees que les plus desliees, et toute sapience est insipide qui ne s'accommode à l'insipience commune), il ne nous fault plus entremettre ny de nos propres affaires, ny de ceulx d'aultruy; et les publicques et les privez se desmeslent avec ces gents là. Les moins tendues et plus naturelles allures de nostre ame, sont les plus belles; les meilleures occupations, les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceulx de qui elle renge les desirs à leur puissance! il n'est point de plus utile science : « Selon qu'on peult, » c'estoit le refrain et le mot favory de Socrates: mot de grande substance. Il fault addresser et arrester nos desirs aux choses les plus aysees et voysines. Ne m'est ce pas une sotte humeur, de disconvenir avecques un millier à qui ma fortune me ioinct, de qui ie ne me puis passer; pour me tenir à un ou deux qui sont hors de mon commerce. ou plustost à un desir fantastique de chose que ie ne puis recouvrer? Mes mœurs molles, ennemies de toute aigreur

1. Trier sur le volet, c'est choisir, entre plusieurs choses de la même espèce, celle qui est la plus excellente. Cette expression est fondée sur la coutume qu'ont les jardiniers, de répandre leurs graines sur une planche qu'ils nomment volet, afin de choisir les meilleures pour semer. C'est ce qui paroît évidemment par un passage de Rabelais, où Panurge, prêt à consulter le théologien Hippothadée, le médecin Rondibilis, et le philosophe Trouillogan, sur le dessein qu'il avoit de se marier, leur dit : « Messieurs, il n'est question que d'un mot: me doibs-je marier ou non? Si par vous mon doubte n'est dissolu, je le tiens pour insoluble; car vous estes tous esleus, choisis et triez chacun respectivement en son estat, comme beaux pois sur le volet. (PANTAGRUEL, III, 30.) (C.)

2. XENOPHON, Mém. sur Socrate, I, 1, 3. (C.)

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