LE LIVRE DES ÉLÉGIES DE MAXIMIEN. ÉLGÉIE I. Pourquoi reculer, ô jalouse vieillesse, le terme de mes jours? Pourquoi si longtemps demeurer dans ce corps abattu? De grâce, délivre ma misérable vie de cette affreuse prison: la mort, c'est désormais pour moi le repos, et vivre est un supplice. Je ne suis plus l'homme d'autrefois; la meilleure partie de moi-même a péri, et ce qui reste est en proie à la langueur et aux angoisses. Le jour me pèse dans l'infortune, et me paraît sombre au sein même du bonheur. Il est un mal plus triste que toutes les morts, c'est de vouloir mourir. Tout brillant de jeunesse, et dans toute la force de l'âme et de la pensée, j'étais un orateur célèbre dans tout l'univers. Plus d'une fois j'abandonnai mon imagination aux doux mensonges de la poésie, et je dus à l'art des fictions de vrais titres de gloire. Plus d'une fois j'ai remporté la palme dans les luttes de la parole, et mon éloquence a reçu des couronnes dignes d'elle, des couronnes déjà flétries avec ces membres glacés. Hélas! qu'elle est légère, la part du vieillard à la vie! A tous ces dons s'en joignait un autre qui les égale et qui plaît à défaut même de bien d'autres avantages, celui d'une taille noble et élevée. J'avais aussi la force, ce bien plus précieux que l'or, et qui rehausse l'éclat du génie. Quand j'ai voulu entourer de limiers l'épaisseur des forêts, j'ai vu tomber sous mes traits la proie que j'avais poursuivie. Quand j'ai préféré essayer sur mon arc mes flèches rapides, j'ai abattu, et non sans gloire, de nombreuses victimes. Si par fois imprégné d'huile, je prenais plaisir aux exercices de la palestre, j'enlaçais de mes bras nerveux les membres glissants de mon adver ELEGIA I. Emula cur cessas finem properare Senectus, Dum juvenile decus, dum mens sensusque manebat, Et veros titulos res mihi ficta dedit. Sæpe perorata percepi lite coronam, Et data sunt linguæ præmia digna meæ, Quæ cum defunctis jam sunt immortua membris; Heu! senibus vitæ portio quanta manet! Nec minor his aderat sublimis gratia formæ : Quæ, vel si desint cetera, multa placet. Quin etiam virtus fulvo pretiosior auro, Per quam præclarum plus micat ingenium. Si placuit canibus densos circumdare saltus, 25 saire. Tantôt je dépassais tous mes rivaux dans ma course rapide; tantôt je les surpassais tous dans la déclamation tragique. L'heureux mélange de tant de qualités leur donnait encore plus de prix, comme la variété des formes fait briller davantage les ouvrages de l'art. Tout ce qui a coutume de plaire, quand on le considère en lui-même, plaît mieux encore, quand il emprunte un nouvel éclat aux choses qui l'entou rent. Au milieu de tous ces trésors de force, mon tempérament invincible méprisait toute atteinte. La tête nue, j'affrontais et le vent et la pluie; j'étais insensible au froid comme aux feux du solstice; je traversais à la nage les ondes glacées du Tibre, et j'osais me confier aux flots d'une mer menaçante. Le plus court sommeil me délassait de mes fatigues, la moindre nourriture rendait à mon corps sa vigueur. Mais si je rencontrais tout à coup un hôte ami de Bacchus, ou si un jour de fête me mettait la coupe en main, Bacchus lui-même, étonné de mon ardeur à boire, avouait sa défaite, et le buveur le plus accoutumé à la victoire se retirait vaincu. Ce n'est pas chose facile que de plier son âme à de tels exercices, et de lui imposer ainsi des habitudes si contraires. C'est, dit-on, ce concours de toutes les qualités qui mérita jadis à Socrate la palme sur ses rivaux; c'est lui qui fit la gloire du rigide Caton. Le vice n'est Implicui validis lubrica membra toris. Spernebat cunctas insuperata minas. Nec metui dubio credere membra freto. pas dans la chose même, mais dans l'impuissance de l'accomplir. Préparé à tout événement, j'allais d'un extrême à l'autre sans faiblir, et les revers le cédaient toujours à mon courage. Content de peu, j'aimais la pauvreté; et n'ayant point de désirs, j'étais maître de toute chose. Toi seule, triste vieillesse, me soumets à ton joug, toi qui fais plier des forces constamment victorieuses. Nous courons échouer contre tes écueils; tout ce qui se ruine t'appartient, et tout succombe à la fin sous tes coups. Quand je brillais de tant de mérites, l'Italie entière me désirait pour époux à ses filles; mais il m'était plus doux de vivre sans entraves, libre même des liens charmants du mariage. J'allais dans Rome, promenant partout aux yeux des jeunes filles cette beauté qui ne demandait qu'à se donner. Celle qui espérait un regard, ou qui par hasard l'avait obtenu, rougissait, quand ses yeux rencontraient les miens, et fuyait en souriant comme pour se cacher; mais elle ne voulait pas que sa fuite la dérobât tout entière; elle préférait se laisser voir de quelque côté, heureuse surtout d'être mal abritée contre mes regards. C'est ainsi que toutes les femmes, charmées de ma beauté, voyaient en moi le fiancé qui devait allumer pour elles le flambeau d'hyménée; je n'étais que leur fiancé, car la nature m'avait Non res in vitium; sed male facta cadunt. Et rerum dominus, nil cupiendo, fui. Cui cedit quidquid vincere cuncta potest. Sed mihi dulce magis resoluto vivere collo, Lætior hoc multo, quod male tecta foret. 73 fait chaste, et, par pudeur, mon âme s'était | flées, afin que ma bouche trouvât plus de saendurcie. Tandis que je désirais pour épouse veur et de résistance dans leurs baisers. L'or une beauté accomplie, ma couche demeurait me paraissait plus précieux sur de blanches froide et solitaire. Il n'est pas de femme qui ne épaules, et le saphir y brillait de plus de m'ait paru dépourvue de grâces et d'attraits, feux. et peu digne de devenir ma compagne. J'avais en horreur et la maigreur et l'embonpoint; une taille trop petite était pour moi sans charmes, comme une taille trop élevée. Je demandais pour mes plaisirs un milieu entre ces deux excès, car c'est là que se trouve toujours le plus de grâce, c'est là qu'habite, dans notre corps, la douce volupté, et que réside la mère des Amours. Je voulais une femme svelte, mais sans maigreur; car on aime, aux exercices de Vénus, des membres pleins de chair, et le corps, que l'on presse dans une délicieuse étreinte, est celui dont les os ne blessent pas votre poitrine en la touchant. J'ai dédaigné, malgré sa blancheur, le visage où l'incarnat de la rose ne répandait pas la fraîcheur riante du printemps; c'est la couleur que Vénus préfère à toute autre, et Cypris aime à retrouver partout sa fleur chérie. Une chevelure dorée, un cou de neige, des traits pleins de candeur ont souvent obtenu ma préférence; souvent de noirs sourcils, des yeux noirs, et un front découvert captivaient mes regards et allumaient le feu du désir dans ma poitrine. J'aimais encore des lèvres de flamme et légèrement gon Fecerat, et casto pectore durus eram. Omnis fœda mihi, atque omnis mihi rustica visa est, Nec mihi grata brevis, nec mihi longa fuit. : Major enim mediis gratia rebus inest. Hunc Venus ante alios sibi vindicat ipsa colorem, C'est une honte pour un vieillard de rappeler tout ce qu'il aimait autrefois; on l'accuse aujourd'hui de ce qui l'honorait alors. Chaque époque de la vie a ses convenances: toute chose ne sied pas à tout âge; ce qui fait le mérite de l'un choque dans l'autre. L'enfant plaît par sa légèreté, le vieillard par sa gravité; un sage tempérament de l'une et de l'autre fait le charme de la jeunesse. Une tristesse silencieuse convient au vieillard; on préfère, dans l'enfance, son babillage et sa folle gaieté. Le temps entraîne tout, bouleverse tout dans sa course rapide; il ne permet à personne de suivre constamment la même route. Maintenant qu'une longue vie me pèse et me serait inutile, puisque je ne puis vivre, ah! du moins que je puisse mourir! Oh! qu'elle est affreuse la loi qui courbe l'infortune sous le poids de la vie! La mort n'obéit pas à la volonté de l'homme. La mort serait douce aux infortunés, et elle se refuse à leurs vœux ; mais qu'elle soit un objet d'horreur, elle accourt à pas précipités. Pour moi, à qui la mort a déjà porté tant de coups, je me sens, hélas! engagé tout vivant dans la route qui mène aux enfers. Le goût, Flammea dilexi modicumque tumentia labra, Et quod tunc decuit, jam modo crimen habet. Vivere quum nequeam, sit mihi posse mori. 449 l'ouïe, la vue elle-même s'est affaiblie en moi; | Lumina; vix tactu noscere certa queo. Et lacerant unca scabrida membra manus. Et quos grata prius ciliorum certa tegebant, Ac velut inclusi cæco conduntur in antro: fondeurs d'une caverne, d'où s'échappe je ne sais quel regard de bête sauvage ou de furie. Ma décrépitude épouvante les yeux; on se refuse à voir un homme dans un être qui a perdu l'intelligence humaine. Si je reprends mes livres, chaque lettre me paraît double, et la page qui m'est le plus familière se présente plus large. Il me semble voir un jour pur à travers les nuages; car les nuages mêmes sont à mes yeux plein de clartés. Quelquefois le jour m'abandonne bien avant la nuit ; vivre enveloppé d'épaisses ténèbres, n'estce pas être plongé dans le Tartare? Quel est donc l'insensé qui conseille à l'homme de souhaiter des maux qui lui feront une existence plus honteuse encore que ses vœux ? Les maladies s'avancent, escortées de mille dangers; la table même et les autres plaisirs nous deviennent funestes. Il faut alors détacher son âme de tout ce qui la captivait, il faut cesser de vivre, pour conserver sa vie. Moi, à qui jamais aucun alı ment ne fut contraire, je ne puis supporter à présent ceux même qui composent notre régime habituel. J'éprouve le désir de manger, et bientôt je regretterai d'y avoir cédé; je m'’abstiens de nourriture, et je souffre de mon abstinence. Des mets naguère bienfaisants me deviennent nuisibles, et je rejette avec dégoût ceux que j'aimais le plus. Plus de charme pour moi dans les faveurs de Vénus, dans celles de Bacchus, dans tout ce qui a coutume de trom Nescio quid torvum seu furiale vident. Et jam me, dudum cui nulla adversa nocebant, Non Veneris, non grata mihi sunt munera Bacchi, 463 per les ennuis de la vie. Chez moi, la nature | assouvir sa faim sur les mets qui assiégent ses languit abandonnée; elle se dissout d'elle- lèvres. Gardien plutôt que maître de mes rimême d'heure en heure, et dépérit par sa pro- chesses, je conserve pour d'autres ce qui n'existe pre faute. Les remèdes que j'éprouvai tant de plus pour moi : semblable au dragon vigilant fois demeurent impuissants avec les secours qui, près des arbres aux rameaux d'or, se mulqui soulagent ordinairement les malades; quand tiplie pour la garde des fruits qu'il ne doit point la nature périt, tous les efforts de l'art échouent, cueillir. Voilà les soins qui me dévorent d'inet tant de pertes successives ajoutent encore à quiétudes et qui ne laissent à mon âme aucun la tristesse du trépas. Ainsi, pour soutenir un repos. Ma main se fatigue sans cesse à retenir édifice qui menace ruine, on lutte contre le ce que je ne saurais plus acquérir, et sans rien péril, en entassant étais sur étais: mais le temps perdre, il me semble que tout m'échappe. désunit à la longue ce faisceau de liens, et écrase sous les débris de l'édifice ces impuissants auxiliaires. Est-il au moins quelque spectacle qui puisse consoler le vieillard, ou lui est-il permis de jeter un voile sur tant de maux? On lui fait honte du soin qu'il donne à sa figure, de l'élégance de ses habits, et même on lui fait honte de vivre encore. On l'accuse d'aimer les jeux, on l'accuse d'aimer les festins et les chants; malheureux que nous sommes, on incrimine jusqu'à nos plaisirs! Que m'importent les richesses? si vous m'en ôtez la jouissance, n'est ce pas me condamner à rester pauvre au milieu de tous les biens? Que dis-je? n'est-ce pas un supplice de veiller sur des trésors que l'on possède, mais auxquels on ne saurait toucher sans un sacrilege? Ainsi Tantale poursuit dans sa soif ardente l'eau qui l'environne, et il ne peut Nec quidquid vitæ fallere damna solet. Donec longa dies, omni compage soluta, Ipsum cum rebus subruat auxilium. Quid, quod nulla levant animum spectacula rerum, Incertain et tremblant, le vieillard croit toujours à de nouveaux malheurs, et redoute follement des maux qu'il crée lui-même. Il vante le passé et dédaigne le présent; il ne prise que sa propre sagesse; il ne trouve qu'en lui seul la science et l'habileté, et cette sagesse n'est qu'une plus grande folie. Bien que pleine de choses, sa conversation ennuie, parce qu'elle roule toujours dans le même cercle, et il est le premier à cracher sur ses discours. Son auditeur se lasse; mais lui ne se lasse jamais de parler: ô vieillesse, il ne te reste de force que dans la langue! C'est en vain qu'il fait partout retentir sa voix criarde : rien ne lui suffit; il repousse ce qui lui plaisait naguère. Il rit de ceux qui rient de lui, il s'applaudit lui-même, et finit par se complaire dans ses propres injures. Voilà les prémices de la mort; voilà comme Efficior custos rerum magis ipse mearum, Stat dubius tremulusque senex, semperque malorum Et quod sit sapiens, desipit inde magis. Hæ sunt primitiæ mortis; his partibus ætas 200 |