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d'années : j'en ai des images distinctes qui me les représentent, en sorte que je crois les voir lors même qu'ils ne sont plus. Mon cerveau est comme un cabinet de peinture dont tous les tableaux se remueraient et se rangeraient au gré du maître de la maison. Les peintres par leur art n'atteignent jamais qu'à une ressemblance imparfaite. Pour les portraits que j'ai dans la tête, ils sont si fidèles, que c'est en les consultant que j'aperçois les défauts de ceux des peintres, et que je les corrige en moi-même. Ces images, plus ressemblantes que les chefs-d'œuvre de l'art des peintres, se gravent-elles dans ma tête sans aucun art? est-ce un livre dont tous les caractères se soient rangés d'eux-mêmes? S'il y a de l'art, il ne vient pas de moi, car je trouve au dedans de moi ce recueil d'images, sans avoir jamais pensé ni à les graver ni à les mettre en ordre. Mais encore toutes ces images se présentent et se retirent comme il me plaît, sans faire aucune confusion; je les rappelle, elles viennent; je les renvoie, elles se renfoncent je ne sais où elles s'assemblent ou se séparent comme je le veux. Je ne sais ni où elles demeurent, ni ce qu'elles sont; cependant je les trouve toujours prêtes.

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L'agitation de tant d'images anciennes et nouvelles qui se réveillent, qui se joignent, qui se séparent, ne trouble point un certain ordre qu'elles ont. Și quelques-unes ne se présentent pas au premier ordre, du moins je suis assuré qu'elles ne sont pas loin, il faut qu'elles soient cachées dans certains recoins enfoncés. Je ne les ignore point comme les choses que je n'ai jamais connues; au contraire, je sais confusément ce que je cherche. Si quelque autre image se présente en la place de celle que j'ai appelée, je la renvoie sans hésiter, en lui disant: Ce n'est pas vous dont j'ai besoin. Mais où sont donc les objets à demi oubliés ? Ils sont présents au dedans de moi, puisque je les y cherche, et que je les y retrouve. Enfin, comment y sont-ils, puisque je les cherche longtemps en vain? où vont-ils ?

« Je ne suis plus, dit saint Augustin, ce que j'étais lors

que je pensais ce que je n'ai pu retrouver. Je ne sais, continue ce Père, comment il arrive que je sois ainsi soustrait à moimême et privé de moi, ni comment est-ce que je suis ensuite comme rapporté et rendu à moi-même. Je suis comme un autre homme, et transporté ailleurs, quand je cherche et que je ne trouve pas ce que j'avais confié à ma mémoire. Alors nous ne pouvons arriver jusqu'à nous; nous sommes comme si nous étions des étrangers éloignés de nous; nous n'y arrivons que quand nous trouvons ce que nous cherchons. Mais où est-ce que nous cherchons, si ce n'est au dedans de nous? et qu'est-ce que nous cherchons, si ce n'est nous-mêmes?... Une telle profondeur nous étonne. »

Je me souviens distinctement d'avoir connu ce que je ne connais plus; je me souviens de mon oubli même; je me rappelle les portraits de chaque personne en chaque âge de la vie où je l'ai vue autrefois. La même personne repasse plusieurs fois dans ma tête; d'abord je la vois enfant, puis jeune, et enfin âgée. Je place les rides sur le même visage où je vois d'un autre côté les grâces tendres de l'enfance; je joius ce qui n'est plus avec ce qui est encore, sans confondre ces extrémités. Je conserve un je ne sais quoi, qui est tour à tour toutes les choses que j'ai connues depuis que je suis au monde. De ce trésor inconnu sortent tous les parfums, toutes les harmonies, tous les goûts, tous les degrés de lumière, toutes les couleurs et toutes les nuances, enfin toutes les figures qui ont passé par mes sens, et qu'ils ont confiées à

mon cerveau.

Je renouvelle quand il me plaît la joie que j'ai ressentie il y a trente ans; elle revient: mais quelquefois ce n'est plus elle-même; elle paraît sans me réjouir : je me souviens d'avoir été bien aise, et je ne le suis point actuellement dans ce souvenir. D'un autre côté, je renouvelle d'anciennes douleurs : elles sont présentes; car je les aperçois distinctement telles qu'elles ont été en leur temps: rien ne m'échappe de leur amertume et de la vivacité de leurs sentiments; mais elles ne sont plus elles-mêmes; elles ne me troublent plus; elles sont

émoussées. Je vois toute leur rigueur, sans la ressentir; ou, si je la ressens, ce n'est que par représentation; et cette représentation d'une peine autrefois cuisante n'est plus qu'un jeu l'image des douleurs passées me réjouit. Il en est de même des plaisirs. Un cœur vertueux s'afflige en rappelant le souvenir de ses plaisirs déréglés: ils sont présents, car ils se montrent avec tout ce qu'ils ont eu de plus doux et de plus flatteur mais ils ne sont plus eux-mêmes, et de telles joies ne reviennent que pour affliger.

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LA RAISON ET LA VÉRITÉ SONT UNIVERSELLES

Deux hommes qui ne se sont jamais vus, qui n'ont jamais entendu parler l'un de l'autre, qui n'ont jamais eu de liaison avec aucun autre homme qui ait pu leur donner des notions communes, parlent aux deux extrémités de la terre sur un certain nombre de vérités comme s'ils étaient de concert. On sait infailliblement par avance dans un hémisphère ce qu'on répondra dans l'autre sur ces vérités. Les hommes de tous les pays et de tous les temps, quelque éducation qu'ils aient reçue, se sentent invinciblement assujettis à penser et à parler de même. Le maître qui nous enseigne sans cesse nous fait penser tous de la même façon. Dès que nous nous hâtons de juger, sans écouter sa voix, avec défiance de nousmêmes, nous pensons et nous disons des choses pleines d'extravagance.

Ainsi ce qui paraît le plus à nous, et être le fond de nousmêmes, je veux dire notre raison, est ce qui nous est le moins propre, et qu'on doit croire le plus emprunté. Nous recevons sans cesse et à tout moment une raison supérieure à nous, comme nous respirons sans cesse l'air, qui est un corps étranger, où comme nous voyons sans cesse tous les objets voisins de nous à la lumière du soleil, dont les rayons sont des corps étrangers à nos yeux.

Cette raison supérieure domine jusqu'à un certain point, avec un empire absolu, tous les hommes les moins raison

nables, et fait qu'ils sont toujours tous d'accord malgré eux sur ces points. C'est elle qui fait qu'un sauvage du Canada pense beaucoup de choses comme les philosophes grecs et romains les ont pensées. C'est elle qui fait que les géomètres chinois ont trouvé à peu près les mêmes vérités que les Européens, pendant que ces peuples si éloignés étaient inconnus les uns aux autres. C'est elle qui fait qu'on juge au Japon comme en France, que deux et deux font quatre; et il ne faut pas craindre qu'aucun peuple change jamais d'opinion làdessus. C'est elle qui fait que les hommes pensent encore aujourd'hui sur divers points comme on pensait il y a quatre mille ans. C'est elle qui donne des pensées uniformes aux hommes les plus jaloux et les plus irréconciliables entre eux. C'est elle par qui les hommes de tous les siècles et de tous les pays sont comme enchaînés autour d'un certain centre immobile, et qui les tient unis par certaines règles invariables, qu'on nomme les premiers principes, malgré les variations infinies d'opinions qui naissent entre eux de leurs passions, de leurs distractions et de leurs caprices, pour tous leurs autres jugements moins clairs. C'est elle qui fait que les hommes, tout dépravés qu'ils sont, n'ont point encore osé donner ouvertement le nom de vertu au vice, et qu'ils sont réduits à faire semblant d'être justes, sincères, modérés, bienfaisants, pour s'attirer l'estime les uns des autres.

On ne parvient point à estimer ce qu'on voudrait pouvoir estimer, ni à mépriser ce qu'on voudrait pouvoir mépriser. On ne peut forcer cette barrière éternelle de la vérité et de la justice. Le maître intérieur, qu'on nomme raison, le rapproche intérieurement avec un empire absolu. Il ne le souffre pas, et il sait borner la folie la plus impudente des hommes. Après tant de siècles de règne effréné du vice, la vertu est encore nommée vertu ; et elle ne peut être dépossédée de son nom par ses ennemis les plus brutaux et les plus téméraires.

De là vient que le vice, quoique triomphant dans le monde, est encore réduit à se déguiser sous le masque de l'hypocrisie ou de la fausse probité, pour s'attirer une estime qu'il n'ose

espérer en se montrant à découvert. Ainsi, malgré toute son impudence, il rend un hommage forcé à la vertu, en voulant se parer de ce qu'elle a de plus beau, pour recevoir les honneurs qu'elle se fait rendre. On critique, il est vrai, les hommes vertueux, et ils sont effectivement toujours répréhensibles en cette vie par leurs imperfections; mais les hommes les plus vicieux ne peuvent venir à bout d'effacer en eux l'idée de la vertu. Il n'y a point encore eu d'homme sur la terre qui ait pu gagner, ni sur les autres, ni sur lui-même, d'établir dans le monde qu'il est plus estimable d'être trompeur que d'être sincère, d'être emporté et malfaisant que d'être modéré et de faire du bien.

UNE VÉRITÉ PRIMITIVE ÉCLAIRE TOUS LES ESPRITS

Tous les hommes sont raisonnables de la même raison, qui se communique à eux selon divers degrés : il y a un certain nombre de sages; mais la sagesse où ils puisent comme dans la source, et qui les fait ce qu'ils sont, est unique.

Où est-elle cette sagesse, où est-elle cette raison commune et supérieure tout ensemble à toutes les raisons bornées et imparfaites du genre humain? Où est-il donc cet oracle qui ne se tait jamais, et contre lequel ne peuvent jamais rien tous les vains préjugés des peuples? Où est-elle cette raison qu'on a sans cesse besoin de consulter, et qui nous prévient pour nous inspirer le désir d'entendre sa voix? Où est-elle cette vive lumière qui illumine tout homme venant en ce monde? Où est-elle cette pure et douce lumière, qui non-seulement éclaire les yeux ouverts, mais qui ouvre les yeux fermés, qui guérit les yeux malades, qui donne des yeux à ceux qui n'en ont pas pour la voir, enfin qui inspire le désir d'être éclairé par elle, et qui se fait aimer par ceux mêmes qui craignent de la voir? Tout œil la voit; et il ne verrait rien s'il ne la voyait pas, puisque c'est par elle et à la faveur de ses purs rayons qu'il voit toutes choses. Comme le soleil sensible éclaire tous les corps, de même ce soleil d'intelligence éclaire

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