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LETTRE

A M. L'ABBÉ DE LA MENNAIS.

MONSIEUR,

J'ai lu avec tant de satisfaction le second volume de l'Essai sur l'Indifférence, que je ne résiste pas au desir de vous témoigner la reconnoissance que m'inspire ce nouveau présent que vous faites aux amis de la bonne philosophie. Quoique je n'aie pas l'honneur d'être connu de vous, je me flatte que vous ne dédaignerez point l'expression d'un sentiment qu'a fait naître la lecture de votre

ouvrage.

Cependant l'apparition du deuxième volume a produit une autre sensation que celle dont fut accompagnée la naissance de son aîné. La doctrine que vous y développez sur la certitude n'entre pas facilement dans tous les esprits. Parmi les personnes instruites que j'ai vues, il en est plusieurs qui la rejettent comme insoutenable, ou qui la condamnent comme erronée.

J'ai cru remarquer, monsieur, que cette opposition vient de ce que votre pensée n'a point été saisie. Je me suis même permis de le faire observer quelquefois, proposant ensuite mes idées sur cet objet. Je serois trop fier

d'avoir rencontré juste: pour m'en assurer , permettez, monsieur, que je vous expose ce que j'ai compris. Le voici en peu de mots.

Il y a deux sortes de certitudes, l'une rationnelle ou intrinsèque, l'autre extrinsèque ou d'autorité, et que j'appellerois volontiers instinctive.

Une intelligence ne peut vivre sans connoître la vérité; la vérité est son élément essentiel : il faut donc qu'elle puisse avoir de la vérité au moins l'une de ces deux espèces de certitudes.

La certitude rationnelle est innaccessible à l'homme, peut-être même à toute intelligence créée; car l'homme, dans son état présent, ne peut rien démontrer par le

fond des choses.

L'essence des êtres est un sanctuaire dont l'entrée lui est interdite. Il ne voit que les surfaces; l'intime des objets est impénétrable pour lui. Son sens intime, sa mémoire, ses sens se bornent, chacun dans son langage, à lui raconter des faits ; et sa raison n'a d'autre pouvoir que celui de combiner ces faits entre eux.

L'intelligence hnmaine ne peut donc prétendre qu'à la certitude d'autorité, puisque la certitude rationnelle ne lui appartient point, dans l'ordre actuel des choses.

Or ici l'autorité, c'est la même croyance dans nos semblables, laquelle est manifestée par les signes que le Créateur a établis pour cela. Ces signes sont la parole, les actions, la conduite habituelle, le silence même, le repos, etc.

Pour qu'une vérité soit certaine, il n'est point nécessaire que la croyance universelle du genre humain la con

firme, mais il suffit d'un plus ou moins grand nombre de suffrages, selon l'importance de cette vérité, et ici s'applique tout ce que l'on a dit de sensé sur les conditions requises pour la validité du témoignage des hommes.

Pour qu'une croyance soit suffisamment connue, il n'est pas non plus nécessaire que tous les signes manifestatifs de la pensée concourent à la produire au dehors. Qu'un seul la dévoile, et cela peut suffire. S'il y avoit contradiction dans les signes, il faudroit examiner ; et ici encore reviennent les règles établies pour discerner un témoignage vrai de celui qui ne l'est pas.

Enfin on ne prétend point démontrer rationnellement que l'autorité est la base de la certitude; une pareille démonstration nous est impossible. Mais nous affirmons que l'autorité est le criterium unique de la vérité, parce que nous sommes portés par un instinct invincible à la regarder comme la seule garantie que nous ayons de la vérité de nos jugemens individuels.

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Mais, dit-on, cette théorie mène tout droit au scepticisme absolu. Si l'on admet le principe qu'elle avance tout devient douteux, l'autorité elle-même, mon intelligence, mes sensations, mon existence, etc., puisque l'autorité ne peut me démontrer ces objets.

Ainsi, sous prétexte de donner une base solide à la certitude, cette doctrine en ruine de fond en comble tous les fondemens.

Ces difficultés, ou plutôt ces scrupules, portent sur un faux supposé, et les observations suivantes suffisent, ce me semble, pour les détruire.

La théorie de l'Essai prend et laisse les choses telles

qu'elles sont, elle ne les change point; elle suppose l'homme intelligent et doué de toutes ses facultés; elle suppose même la réalité de ses affections considérées en elles-mêmes, ou comme de simples faits, à quelque faculté de l'ame qu'elles appartiennent. Occupée uniquement de ce que l'intelligence humaine met d'actif dans nós connoissances, cette théorie ne s'applique qu'à nos jugemens et à nos inductions. Vous éprouvez le sentiment du plaisir ou de la douleur; une sensation, une idée quelconque vous affecte: jusque-là rien dont on prétende, dont on puisse même vous contester la vérité. Mais si votre intelligence, s'emparant de ces matériaux, les travaille, les assemble, en bâtit un nouvel édifice; si, comparant les données que lui présentent le sens intime, les sens, etc., elle prononce que les unes demandent à s'unir entre elles, et que les autres, incompatibles, y répugnent; si, en un mot, elle juge ou raisonne, qui vous assurera que tout convient dans son ouvrage, et et qu'en le contemplant, vous pouvez dire : J'ai vu ce que j'ai fait, et il étoit très bon? Une démonstration par le fond des choses vous est impossible; il n'est rien au dedans de vous qui vous réponde de l'infaillibilité de vos jugemens individuels? Que reste-t-il donc, si ce n'est l'autorité, seule base de la certitude que vous cherchez?

Ainsi, votre propre existence, en tant qu'elle est un fait, un sentiment, est vraie par rapport à vous, indépendamment de toute autorité; et l'auteur de l'Essai, si je ne me trompe, n'eut jamais la pensée qu'elle pût vous être contestée. Sa théorie ne s'applique qu'à l'actif, nullement au passif de nos connoissances. Toutefois il sou

tient que vous ne pouvez point, sans l'autorité, affirmer avec certitude que vous existez, parce qu'une affirmation est un jugement, une opération de votre intelligence dont la justesse ne peut vous être pleinement garantie que par l'autorité; et parce que d'ailleurs l'autorité seule vous a transmis, par le moyen du langage, les idées abstraites. qu'il vous faut avoir pour juger, pour raisonner.

L'existence de l'autorité n'est pas plus incertaine. Que mes semblables soient des êtres réels ou fantastiques, peu m'importe dans l'une et l'autre hypothèse je suis également frappé de leur présence et des signes qui me révèlent leurs pensées vraies ou imaginaires : voilà l'autorité pour moi. Mais mon intelligence n'est point active dans cette manifestation; c'est donc encore un simple fait étranger à la théorie de la certitude.

Ce seroit autre chose, si, de mes sensations, je venois à conclure l'existence réelle des objets qui les excitent ; car, outre le fait de mes sensations, il y auroit ici un acte de mon intelligence associant ensemble des idées. La vérité avoueroit-elle cet ouvrage? Je puis être fondé à le penser; mais il n'appartient qu'à l'autorité, c'est-àdire, à des jugemens conformes au mien, en nombre et de force suffisans pour me rassurer, de décider péremptoirement la question.

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Voilà, monsieur, ce que j'ai compris je ne sais si je me trompe, mais il me semble que j'ai saisi votre pensée, et s'il le falloit, je prouverois, je crois, chaque proposition de cette analyse par des passages de votre livre. Si toutefois je m'étois trompé, oserois-je vous prier de me montrer mon erreur?

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