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par art, ie (a) presterois aussi volontiers mon sang que mon soing. l'ay une ame toute sienne, accoustumee à se conduire à sa mode: n'ayant eu iusques à cette heure ny commandant ny maistre forcé, l'ay marché aussi avant, et le pas, qu'il m'a pleu; cela m'a amolli et rendu inutile au service d'aultruy, et ne m'a faict bon qu'à moy. Et, pour moy, il n'a esté besoing de forcer ce naturel poisant, paresseux et faineant; car, m'estant trouvé en tel degré de fortune, dez ma naissance, que i'ay eu occasion de m'y (b) arrester, et en tel degré de sens, que i̇'ay senti en avoir occasion, ie n'ay rień cherché, et n'ay aussi rien prins:

Non agimur tumidis velis Aquilone secundo,
Non tamen adversis ætatem ducimus Austris ;
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,

Extremi primorum, extremis usque priores: (1)

ie n'ay eu besoing que de la suffisance de me contenter; qui est pourtant un reglement d'ame, à le bien prendre, egualement difficile en toute sorte de condition, et que, par usage, nous veoyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu'en l'abondance; d'autant, à l'ad

(a) Montaigne avoit d'abord écrit, « ie ne treuve rien chere ment acheté que ce qui me couste du soing ». Mais il a préféré la leçon du texte, et a rayé la premiere, que je mets ici en note. N.

(b) L'édition de 1595, ajoute ici après le mot arrester, et entre deux parentheses: une occasion pourtant que mille aultres de ma cognoissance eussent prinse pour planche plustost à se passer à la queste, à l'agitation et inquietude). N.

(1) Je n'ai pas tout à-fait le vent en poupe, cependant il ne m'est point contraire; et, à l'égard de l'esprit, de la force, du mérite, de la bonne grace, de la naissance et des biens, je suis des derniers de la premiere classe, et des premiers de la derniere. Horat. epist. 2, l. 2, v. 201, et seqq.

venture, que, selon le cours de nos aultres passions, la faim des richesses est plus aiguisee par leur usage que par leur disette, et la vertu de la moderation, plus rare que celle de la patience : et n'ay eu besoing que de iouïr doulcement des biens que Dieu par sa liberalité m'avoit mis entre mains. Ie n'ay gousté aulcune sorte de travail ennuyeux ie n'ay eu gueres en maniement que mes affaires; ou, si i'en ay eu, ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gents qui s'en fioient à moy, et qui ne me pressoient pas, cognoissoient; car encores tirent les experts quelque service d'un cheval restif et poulsif. Mon enfance mesme a esté conduicte d'une façon molle et libre, et exempte de subiection rigoureuse. Tout cela m'a formé une complexion delicate et incapable de solicitude; iusques là, que i'aime qu'on me cache mes pertes et les desordres qui me touchent. Au chapitre de mes mises, ie loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir;

Hæc nempe supersunt,

Quæ dominum fallunt, quæ prosunt furibus; (1)

et me

ï'aime à ne savoir pas le compte de ce que i'ay, pour sentir moins exactement ma perte : ie prie ceulx qui vivent avecques moy, où l'affection leur manque et les bons effects, de me piper et payer de bonnes apparences. A faulte d'avoir assez de fermeté pour souffrir l'impor· tunité des accidents contraires ausquels nous sommes subiects, et pour ne me pouvoir tenir tendu à regler et ordonner les affaires, ie nourris, autant que ie puis, en moy cett' opinion, m'abandonnant du tout à la fortune, << De prendre toutes choses au pis; et ce pis là, me resoul

(1) Surplus qui échappe aux yeux du maître, et dont les voleurs s'accommodent. Horat. epist. 6, l. 1, v. 45, et seq. Ici Montaigne détourne les paroles d'Horace de leur vrai sens, pour les adapter à sa pensée. C.

que

dre à le porter doulcement et patiemment » : c'est à cela seul ie travaille, et le but auquel i'achemine touts mes discours. A un dangier, ie ne songe pas tant comment i'en eschapperay, que combien peu il importe que i'en eschappe : quand i'y demeurerois, que seroit ce? Ne pouvant regler les evenements, ie me regle moy mesme; et m'applique à eulx, s'ils ne s'appliquent à moy. Ie n'ay gueres d'art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer, et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct : i'ay encores moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu'il fault à cela ; et la plus penible assiette pour moy, c'est estre suspens ez choses qui pressent, et agité entre la crainte et l'esperance. Le deliberer, voire ez choses plus legieres, m'importune; et sens mon esprit plus empesché à souffrir le bransle et les secousses diverses du doubte et de la consultation, qu'à se rasseoir et resouldre à quelque party que ce soit, aprez que la chance est livree. Peu de passions m'ont troublé le sommeil ; mais, des deliberations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins i'en evite volontiers les costez pendants et glissants, et me iecte dans le battu, le plus boueux et enfondrant, d'où ie ne puisse aller plus bas; et y cherche séureté : aussi i'aime les malheurs touts purs, qui ne m'exercent et tracassent plus aprez l'incertitude de leur rabillage, et qui du premier sault me poulsent droictement en la souffrance:

Dubia plus torquent mala. (1)

Aux evenements, ie me porte virilement; en la conduicte, puerilement : l'horreur de la cheute me donne plus de fiebvre le Le ieu ne vault pas coup. que la chandelle : l'avaricieux a plus mauvais compte de sa passion,

(1) Ce sont les maux incertains qui me tourmentent le plus, Senec. Agamemn. act. 3, sc. I, V. 29.

que n'a le pauvre; et le ialoux, que le cocu; et y a moins de mal souvent à perdre sa vigne, qu'à la plaider. La plus basse marche est la plus ferme : c'est le siege de la constance; vous n'y avez besoing que de vous; elle se fonde là et appuye toute en soy. Cet exemple d'un gentilhomme que plusieurs ont cogneu, a il pas quelque air philosophique? Il se maria bien avant en l'aage, ayant passé en bon compaignon sa ieunesse, grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matiere de cornardise luy avoit donné de quoy parler et se mocquer des aultres; pour se mettre à couvert, il espousa une femme qu'il print au lieu où chascun en treuve pour son argent, et dressa avecques elle ses alliances; « Bon iour, putain » ; « Bon iour, cocu»; et n'est chose de quoy plus souvent et ouvertement il entretinst chez luy les survenants que de ce sien desseing: par où il bridoit les occultes cacquets des mocqueurs, et esmousseoit la poincte de ce reproche.

Quant à l'ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il eust fallu, pour m'advancer, que la fortune me feust venue querir par le poing; car, de me mettre en peine pour un' esperance incertaine, et me soubmettre à toutes les difficultez qui accompaignent ceulx qui cherchent à se poulser en credit sur le commencement de leur progrez, ie ne l'eusse sceu faire :

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ie m'attache à ce que ie veois et que ie tiens, et ne m'esloingne gueres du port;

Alter remus aquas, alter tibi radat arenas : (2)

et puis, on arrive peu à ces advancements, qu'en hazar

(1) Je n'achete pas l'espérance à beaux deniers comptants. Terent. Adelph. act. 2, sc. 3, v. 11.

(2) Suivant ce conseil de Properce, eleg. 3,1.3, v. 23 :

Touche l'eau d'une rame, et de l'autre le sable.

dant premierement le sien ; et ie suis d'advis que si ce qu'on a suffit à maintenir la condition en laquelle on est nay et dressé, c'est folie d'en lascher la prinse sur l'incertitude de l'augmenter. Celuy à qui la fortune refuse de quoy planter son pied, et establir un estre tranquille et reposé, il est pardonnable s'il iecte au hazard ce qu'il a, puis qu'ainsi comme ainsi la necessité l'envoye à la queste :

Capienda rebus in malis præceps via est : (1)

et i'excuse plustost un cadet de mettre sa legitime au vent, que celui à qui l'honneur de la maison est en charge, qu'on ne peult point veoir necessiteux qu'à sa faulte. l'ay bien trouvé le chemin plus court et plus aysé, avecques le conseil de mes bons amis du temps passé, de me desfaire de ce desir, et de me tenir coy;

Cui sit conditio dulcis, sine pulvere palmæ : (2)

iugeant aussi bien sainement de mes forces, qu'elles n'estoient pas capables de grandes choses; et me souvenant de ce mot du feu chancelier Olivier, « que les François semblent des guenons, qui vont grimpant contremont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller, iusques à ce qu'elles sont arrivees à la plus haulte branche; et y montrent le cul quand elles y sont:

Turpe est quod nequeas capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu. (3)

(1) Dans le malheur, les résolutions les plus hardies sont les meilleures. Senec. Agamemn. act. 2, V. 47.

(2) Goûtant, sans rien risquer, une douce victoire.

Horat. epist. 1, l. 1, v. 51.

(3) Il est honteux de se charger la tête d'un fardeau qu'on ne sauroit porter, et de plier aussitôt le genou pour le mettre bas et prendre la fuite. Propert. eleg. 9, 1. 3, v. 5, 6.

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