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peu ' que tenir à l'encontre : car, comme dict | roy, dict il, tort de luy aller maintenant desrobCicero2, 2, ceulx mesmes qui la combattent, encores veulent ils que les livres qu'ils en escrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé la gloire. Toutes aultres choses tumbent en commerce: nous prestons nos biens et nos vies au besoing de nos amis; mais de communiquer son honneur, et d'estrener aultruy de sa gloire, il ne se veoid gueres.

Catulus Luctatius, en la guerre contre les Cimbres, ayant faict touts ses efforts pour arrester ses soldats qui fuyoient devant les ennemis, se meit luy mesme entre les fuyards, et contrefeit le couard, à fin qu'ils semblassent plustost suyvre leur capitaine que fuyr l'ennemy3: c'estoit abbandonner sa reputation pour couvrir la honte d'aultruy. Quand Charles cinquiesme passa en Provence l'an mil cinq cents trente sept, on tient que Antoine de Leve veoyant l'empereur resolu de ce voyage, et l'estimant luy estre merveilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil en feust attribué à son maistre, qu'il feust dict son bon advis et sa prevoyance avoir esté telle, que contre l'opinion de touts, il eust mis à fin une si belle entreprinse 4: qui estoit l'honnorer à ses despens. Les ambassadeurs thraciens consolants Archileonide, mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le hault louants iusques à dire qu'il n'avoit point laissé son pareil, elle refusa cette louange privee et particuliere, pour la rendre au publicque. « Ne me dictes pas cela, feit elle; ie sçay que la ville de Sparte a plusieurs citoyens plus grands et plus vaillants qu'il n'estoit 5. » En la battaille de Crecy 6, le prince de Galles, encores fort ieune, avoit l'avantgarde à conduire; le principal effort de la rencontre feut en cet endroict: les seigneurs qui l'accompagnoient se trouvants en dur party d'armes, manderent au roy Edouard de s'approcher pour les secourir. Il s'enquit de l'estat de son fils; et luy ayant esté respondu qu'il estoit vivant et à cheval : « le lui fe

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ber l'honneur de la victoire de ce combat, qu'il a si long temps soustenu; quelque hazard qu'il y ayt, elle sera toute sienne; » et n'y voulut aller ny envoyer, seachant, s'il y feust allé, qu'on eust dict que tout estoit perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'advantage de cet exploict. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam videtur traxisse 1. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communement, que les principaulx beaux faicts de Scipion estoient en partie deus à Laelius, qui toutesfois alla tousiours promouvant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aulcun soing de la sienne 2. Et Theopompus, roy de Sparte, Â celuy qui luy disoit que la chose publicque demeuroit sur ses pieds pour autant qu'il sçavoit bien commander : « C'est plustost, dict il, parce que le peuple sçait bien obeïr 3.

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Comme les femmes qui succedoient aux pairies avoient, nonobstant leur sexe, droict d'assister et opiner aux causes qui appartiennent à la iurisdiction des pairs: aussi les pairs ecclesiastiques, nonobstant leur profession, estoient tenus d'assister nos roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et serviteurs, mais de leur personne. Aussi l'evesque de Beauvais se trouvant avecques Philippe Auguste en la battaille de Bouvines 4, participoit bien fort cou rageusement à l'effect; mais il luy sembloit n debvoir toucher au fruict et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce iour là; et les donnoit au premier gentilhomme qu'il trouvoit, à esgosiller ou prendre prisonniers, luy en resignant toute l'execution: et le feit ainsi de Guillaume, comte de Salsberi, à messire Iehan de Nesle. D'une pareille subtilité de conscience à cette aultre 5, il vouloit bien assommer, mais non pas blecer, et pourtant ne combattoit que de masse. Quelqu'un, en mes iours, estant reproche par le roy d'avoir mis les mains sur un presbtre, le nioit fort et ferme : c'estoit qu'il l'avoit battu et foulé aux pieds.

Car ceux qui arrivent les derniers au combat semblent seuls avoir décidé la victoire. TITE-LIVE, XXVII, 45.

2 PLUTARQUE, Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, c. 7. C.

3 ID. Apophthegmes des Lacédémoniens, à l'article Théopompus. C.

4 Donnée en 1214, entre Lille et Tournay.

5 C'est-à-dire, par une subtilité de conscience pareille à cette autre dont je viens de parler, cet évêque voulait bien assommer, etc. Voyez MÉZERAY, et les Mémoires de J. DU TILLET, p. 220, édit. de 1578. C.

CHAPITRE XLII.

De l'inegualité qui est entre nous.

Plutarque dict, en quelque lieu, qu'il ne treuve point si grande distance de beste à beste, comme il treuve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, ie treuve si loing d'Epaminondas, comme ie l'imagine, iusques à tel que ie cognoy, ie dis capable de sens commun, que i'encheriroy volontiers sur Plutarque; et diroy qu'il y a plus de distance de tel à tel homme, qu'il n'y en a de tel homme à telle beste;

Hem! vir viro quid præstat 2!

et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il y a d'icy au ciel de brasses, et autant innumerables. Mais à propos de l'estimation des hommes, c'est merveille que, sauf nous, aulcune chose ne s'estime que par ses propres qualitez: nous louons un cheval de ce qu'il est vigoreux et adroict,

Volucrem

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Sic laudamus equum, facili cui plurima palma Fervet, et exsultat rauco victoria circo 3, non de son harnois; un levrier, de sa vistesse, non de son collier; un oyseau 4, de son aile, non de ses longes et sonnettes: pourquoy de mesme n'estimons nous un homme par ce qui est sien? Il a un grand train, un beau palais, tant de credit, tant de rente : tout cela est autour de luy, non en luy. Vous n'acheptez pas un chat en poche si vous marchandez un cheval 5, vous luy ostez ses bardes, vous le veoyez nud et à descouvert; ou s'il est couvert, comme on les presentoit anciennement aux princes à vendre, c'est par les parties moins necessaires, à fin que vous ne vous amusiez pas à la beaulté de son poil ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement à considerer les iambes, les yeulx et le pied, qui sont les membres les plus utiles :

Regibus hic mos est: ubi equos mercantur, opertos
Inspiciunt, ne, si facies, ut sæpe, decora

Dans le traité intitulé, Que les bestes brutes usent de la raison, vers la fin. C.

2 Ah! qu'un homme peut être supérieur à un autre homme! TÉRENCE, Eunuque, acte II, sc. 2, v. I.

3 On fait cas d'un coursier qui, fier et plein de cœur,

Fait paraître, en courant, sa bouillante vigueur;

Qui jamais ne se lasse, et qui, dans la carrière,

S'est couvert mille fois d'une noble poussière. Juv. VIII, 57, imité par Boileau. 4 Un oiseau de fauconnerie. E. J. 5 SÉNÈQUE, Epist. 80. C.

Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem, [vix'. Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua cerPourquoy estimant un homme, l'estimez vous tout enveloppé et empacqueté? Il ne nous faict monstre que des parties qui ne sont aulcunement siennes, et nous cache celles par lesquelles seules on peut vrayement iuger de son estimation. C'est le prix de l'espee que vous cherchez, non de la gaine : vous n'en donnerez à l'adventure pas un quatrain, si vous l'avez despouillee. Il le fault iuger par luy mesme, non par ses atours; et comme dict tres plaisamment un ancien 3 : « Scavez vous pourquoy vous l'estimez grand? vous y comptez la haulteur de ses patins. » La base n'est pas de la statue. Mesurez le sans ses eschasses: qu'il mette à part ses richesses et honneurs; qu'il se presente en chemise. A il le corps propre à ses fonctions, sain et alaigre? Quelle ame a il? est elle belle, capable et heureusement pourveue de toutes ses pieces? est elle riche du sien, ou de l'aultruy? la fortune n'y a elle que veoir? Si les yeulx ouverts elle attend les espees traictes 4, s'il ne luy chault par où luy sorte la vie, par la bouche ou par le gosier; si elle est rassise, equable et contente : c'est ce qu'il fault veoir, et iuger par là les extremes differences qui sont entre nous. Est il

Sapiens, sibique imperiosus; Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terResponsare cupidinibus, contemnere honores [rent; Fortis; et in se ipso totus teres atque rotundus, Externi ne quid valeat per læve morari;

In quem manca ruit semper fortuna 5? un tel homme est cinq cents brasses au dessus des royaumes et des duchez; il est luy mesme à soy son empire :

Sapiens.... pol ipse fingit fortunam sibi 6; que luy reste il à desirer?

Lorsque les princes achètent des chevaux, ils les examinent couverts, de peur que si le cheval a les pieds mauvais et la tête belle, comme il arrive souvent, l'acheteur ne se laisse séduire en lui voyant une croupe arrondie, une tête effilée, et une encolure relevée et hardie. HOR. Sat. I, 2, 86.

2 Le quatrain, selon le Dictionnaire de Trévoux, est une ancienne monnaie qui valait un liard. E. J. 3 SÉNÈQUE, Epist. 76. C.

4 Les épées nues, tirées du fourreau. On trouve dans NICOT, l'espee traicte, ensis destrictus. C.

5 Est-il sage et maitre de lui-même? verrait-il sans peur l'indigence, les fers, la mort? sait-il résister à ses passions, mépriser les honneurs? renfermé tout entier en lui-même, et semblable au globe parfait qu'aucune aspérité n'empêche de rouler, ne laisse-t-il aucune prise à la fortune? HOR. Sat. II, 7, 83.

6 Le sage est l'artisan de son propre bonheur.

PLAUTE, Trinummus, acte II, sc. 2, v. 84.

Nonne videmus

Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut, quoi
Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur
Iucundo sensu, cura semotu' metuque '?

Comparez luy la tourbe de nos hommes, stu-
pide, basse, servile, instable, et continuelle-

dise, l'irresolution, l'ambition, le despit et l'en-
vie l'agitent comme un aultre;

Non enim gazæ, neque consularis
Summovet lictor miseros tumultus
Mentis, et curas laqueata circum
Tecta volantes':

au milieu de ses armees.

ment flottante en l'orage des passions diverses et le soing et la crainte le tiennent à la gorge qui la poulsent et repoulsent, pendante toute d'aultruy; il y a plus d'esloingnement que du ciel à la terre et toutesfois l'aveuglement de nostre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat; là où, si nous considerons un païsan et un roy, un noble et un vilain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se presente soubdain à nos yeulx une extreme disparité, qui ne sont differents, par maniere de dire, qu'en leurs chausses.

En Thrace, le roy estoit distingué de son peuple d'une plaisante maniere et bien rencherie : il avoit une religion à part, un dieu tout à luy, qu'il n'appartenoit à ses subiects d'adorer, c'estoit Mercure; et luy desdaignoit 3 les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peinctures 4, qui ne font aulcune dissemblance essentielle : car, comme les ioueurs de comedie, vous les veoyez sur l'eschaffaut faire une mine de duc et d'empereur; mais tantost aprez, les voyla devenus valets et crocheteurs miserables, qui est leur naïfve et originelle condition : aussi l'empereur, duquel la pompe vous esblouït en public,

Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teriturque thalassina vestis
Assidue, et Veneris sudorem exercita potat 5 :

Re veraque metus hominum, curæque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela;
Audacterque inter reges, rerumque potentes
Versantur, neque fulgorem reverentur ab auro".
La fiebvre, la migraine et la goutte l'espargnent
elles non plus que nous? Quand la vieillesse luy
sera sur les espaules, les archers de sa garde l'en
deschargeront ils? quand la frayeur de la mort
le transira, se rasseurera il par l'assistance des
gentilshommes de sa chambre? quand il sera en
ialousie et caprice, nos bonnettades 3 le remettront
elles? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles,
n'a aulcune vertu à rappaiser les trenchees d'une
verte cholique.

Nec calidæ citius decedunt corpore febres,
Textilibus si in picturis, ostroque rubenti
Iactaris, quam si plebeia in veste cubandum est 4.

Les flatteurs du grand Alexandre luy faisoient accroire qu'il estoit fils de Iupiter : un iour estant blecé, regardant escouler le sang de sa playe: << Eh bien! qu'en dictes vous? dict il; est ce pas icy un sang vermeil et purement humain ? il n'est pas de la trempe de celuy que Homere faict escouler de la playe des dieux 5. » Hermodorus le poëte avoit faict des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit fils du soleil et luy, au contraire : « Celuy, diet il, qui vuide ma chaize percee, sçait bien qu'il n'en est rien 6. » C'est un

veoyez le derriere le rideau; ce n'est rien qu'un homme commun, et à l'adventure plus vil que le moindre de ses subiects: ille beatus intror-homme pour touts potages: et si de soy mesme sum est; istius bracteata felicitas est ; la couar- c'est un homme mal nay, l'empire de l'univers ne le sçauroit rabiller.

1 Écoutez le cri de la nature. Qu'exige-t-elle de vous? un corps exempt de douleur, une áme libre de terreurs et d'inquiétudes. LUCRÈCE, II, 16.

2 Quoiqu'ils ne soient différents, par manière, etc. Ici Montaigne a un peu négligé la construction, aussi bien qu'en plusieurs autres endroits. C.

3 Hérodote dit bien, V, 7, que les rois de Thrace adoraient Mercure sur tout autre dieu; qu'ils ne juraient que par lui seal, et se croyaient descendus de lui: mais il ne dit point qu'ils méprisassent Mars, Bacchus et Diane, les seuls dieux de leurs sujets. C.

4 Montaigne revient à sa principale idée, que les rois et les grands ne sont différents des autres hommes que par les habits.

5 Parce qu'à ses doigts brillent enchâssées dans l'or les émeraudes les plus grandes et du vert le plus éclatant, parce qu'il est toujours paré de riches habits qu'il use dans de honteux plaisirs. LUCRECE, IV, 1123.

6 Le bonheur du sage est en lui-même; l'autre n'a qu'un bonheur superficiel. SÉNÈQUE, Epist. 115.

Puellæ

Hunc rapiant; quidquid calcaverit hic, rosa fiat 7:

Les trésors entassés, les faisceaux consulaires, ne peuvent chasser les cruelles agitations de l'esprit, ni les soucis qui voltigent sous les lambris dorés. HOR. Od. II, 16, 9.

2 Les craintes et les soucis, inséparables de l'homme, ne s'effrayent point du fracas des armes; ils se présentent hardiment à la cour des rois, et, sans respect pour le trône, s'asseyent à leurs côtés. LUCRÈCE, II, 47.

3 Nos salutations à coups de bonnet. E. J.

4 La fièvre ne vous quittera pas plus tôt, si vous êtes étendu sur la pourpre, ou sur ces tapis tissus à si grands frais, que si vous êtes couché sur un lit plébéien. LUCKÈCE, II, 34. 5 PLUTARQUE, Apophthegmes, à l'article Alexandre. C 6 ID. ibid. à l'article Antigonus. C.

7 Que les jeunes filles se l'enlèvent, que partout les poses naissent sous ses pas. PERSE, Sat. II, 38.

quoy pour cela, si c'est une ame grossiere et
stupide? La volupté mesme et le bonheur ne se
perceoivent point sans vigueur et sans esprit.

Hæc perinde sunt; ut illius animus qui ea possidet:
Qui uti scit, ei bona; illi, qui non utitur recte, mala 1.

Les biens de la fortune, touts tels qu'ils sont,
encores faut il avoir le sentiment propre à les

savourer. C'est le iouyr, non le posseder, qui nous
rend heureux.

Non domus et fundus, non æris acervus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas. Valeat possessor oportet,
Qui comportatis rebus bene cogitat uti:

Qui cupit, aut metuit, iuvat illum sic domus, aut res,
Ut lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram '.

il veoid que ce n'est que biffe1 et piperie. Ouy, à l'adventure, il sera de l'advis du roy Seleucus, « que qui sçauroit le poids d'un sceptre ne daigneroit l'amasser, quand il le trouveroit à terre2: » il le disoit pour les grandes et penibles charges qui touchent un bon roy. Certes, ce n'est pas peu de chose que d'avoir à reigler aultruy, puis qu'à

reigler nous mesmes il se presente tant de difficultez. Quant au commander, qui semble estre si doulx, considerant l'imbecillité du iugement humain, et la difficulté du chois ez choses nouvelles et doubteuses, ie suis fort de cet avis, qu'il est bien plus aysé et plus plaisant de suyvre que de guider; et que c'est un grand seiour d'esprit de n'avoir à tenir qu'une voie tracee, et à respondre que de soy :

Ut satius multo iam sit parere quietum,

Il est un sot, son goust est mousse et hebeté; il n'en iouït non plus qu'un morfondu de la doulceur du vin grec, ou qu'un cheval de la richesse du Quam regere imperio res velle 3. harnois duquel on l'a paré : tout ainsi, comme Ioinct que Cyrus disoit qu'il n'appartenoit de Platon dict3, que la santé, la beaulté, la force, commander, à homme qui ne vaille mieulx que les richesses, et tout ce qui s'appelle bien, est ceulx à qui il commande. Mais le roy Hieron, en egualement mal à l'iniuste, comme bien au iuste; Xenophon4, dict davantage, Qu'en la iouïssance et le mal, au rebours. Et puis, où le corps et des voluptez mesmes, ils sont de pire condition l'ame sont en mauvais estat, à quoy faire ces que les privez; d'autant que l'aysance et la facicommoditez externes? veu que la moindre pic-lité leur oste l'aigredoulce poincte que nous y queure d'esplingue, et passion de l'ame, est suffisante à nous oster le plaisir de la monarchie du monde. A la premiere strette 4 que lui donne la goutte, il a beau estre sire et maiesté,

Totus et argento conflatus, totus et auro 5, perd il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs? s'il est en cholere, sa principaulté le garde elle de rougir, de palir, de grincer les

dents comme un fol? Or si c'est un habile homme
et bien nay, la royauté adiouste peu à son bon-
heur;

Si ventri bene, si lateri est, pedibusque tuis, nil
Divitiæ poterunt regales addere maius 6;

trouvons.

Pinguis amor, nimiumque potens, in tædia nobis Vertitur, et, stomacho dulcis ut esca, nocet 5. Pensons nous que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique? la satieté la leur rend masquarades, les tournois, resiouïssent ceulx qui plustost ennuyeuse. Les festins, les danses, les les veoir; mais à qui en faict ordinaire, le goust ne les veoyent pas souvent, et qui ont desiré de en devient fade et mal plaisant : ny les dames ne chatouillent celuy qui en iouït à cœur saoul : qui ne se donne loisir d'avoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire : les farces des batteleurs nous resiouïssent; mais aux ioueurs elles servent de corvee. Et qu'il soit ainsi, ce sont delices aux princes, c'est leur feste, de se pouvoir quelquesfois travestir et desmettre à la façon de vivre basse et populaire :

1 Ces choses sont tout ce que leur possesseur les fait être ; des biens pour qui sait en user, des maux pour qui en fait un mauvais usage. TÉRENCE, Heautont. acte I, sc. 3, v. 21. 2 Cette maison superbe, ces terres immenses, ces tas d'or et d'argent, chassent-ils la fièvre et les soucis du maître? Pour jouir de ce qu'on possède, il faut être sain de corps et d'esprit. Pour quiconque est tourmenté de crainte ou de désir, toutes ces richesses sont comme des fomentations pour un goutteux, comme des tableaux pour des yeux qui ne peu-pierre fausse, selon Nicot. C. vent souffrir la lumière. HOR. Epist. I, 2, 47.

3 Lois, II, p. 579. C.

4 C'est-à-dire étreinte. Strette vient de l'italien stretta, qui signifie la même chose. C.

70.

5 Tout couvert d'argent, tout brillant d'or. TIBULLE, I, 2,

6 Avez-vous l'estomac bon, la poitrine excellente? n'êtesvous point tourmenté de la goutte? les richesses des rois ne pourraient ajouter à votre bonheur. HOR. Epist. I, 2, 5.

1 Trompeuse apparence. Ce mot, qui vient sans doute de l'italien beffa, niche, moquerie, veut dire proprement une

2 PLUTARQUE, Si l'homme sage doibt se mesler des affaires d'estat, c. 12. C.

3 Il vaut bien mieux obéir tranquillement que de prendre le fardeau des affaires publiques. LUCRÈCE, V, 1126.

4 Dans le traité intitulé Hiéron, ou de la Condition des rois. C.

5 L'amour déplait, s'il est trop bien traité; c'est un aliment agréable dont l'excès devient nuisible. OVIDE, Amor. II, 19, 25.

Plerumque gratæ principibus vices,
Mundæque parvo sub lare pauperum

Cœnæ, sine aulæis et ostro,
Sollicitam explicuere frontem 1.

Il n'est rien si empeschant, si desgousté, que l'a-
bondance. Quel appetit ne se rebuteroit à veoir
trois cents femmes à sa mercy, comme les a le
Grand Seigneur en son serrail? Et quel appetit
et visage de chasse s'estoit reservé celuy de ses
ancestres, qui n'alloit iamais aux champs à moins
de sept mille faulconniers? Et oultre cela, ie croy
que ce lustre de grandeur apporte non legieres
incommoditez à la iouïssance des plaisirs plus
doulx; ils sont trop esclairez et trop en bute: et
ie ne sçay comment on requiert plus d'eulx de
cacher et couvrir leur faulte; car ce qui est à nous
indiscretion, à eulx le peuple iuge que ce soit
tyrannie, mespris et desdaing des loix : et oultre
l'inclination au vice, il semble qu'ils adioustent
encores le plaisir de gourmander et soubmettre à
leurs pieds les observances publicques. De vray,
Platon, en son Gorgias, definit tyran celuy qui
a licence en une cité de faire tout ce qui luy plaist:
et souvent, à cette cause, la monstre et publication
de leur vice blece plus que le vice mesme 3. Chas-
cun craint à estre espié et contreroollé : ils le sont
iusques à leurs contenances et à leurs pensees, tout
le peuple estimant avoir droict et interest d'en iu-
ger; oultre ce que les taches s'aggrandissent selon
l'eminence et clarté du lieu où elles sont assises, et
qu'un seing et une verrue au front paroissent plus
que ne faict ailleurs une balafre. Voilà pourquoy
les poëtes feignent les amours de Iupiter conduictes
soubs aultre visage que le sien; et de tant de prac-
tiques amoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en est
qu'une seule, ce me semble, où il se treuve en
sa grandeur et maiesté.

estant

Mais revenons à Hieron : il recite aussi combien il sent d'incommoditez en sa royauté, pour ne pouvoir aller et voyager en liberté, comme prisonnier dans les limites de son païs; et qu'en toutes ses actions il se treuve enveà veoir De vray, loppé d'une fascheuse presse. les nostres touts seuls à table, assiegez de tant de parleurs et regardants incogneus, i'en ay eu Alroy souvent plus de pitié que d'envie. Le phonse disoit que les asnes estoient en cela de meilleure condition que les roys; leurs maistres

• Le changement plait aux grands : une table propre, sans tapis, sans pourpre, un repas frugal sous le toit du pauvre, leur a souvent déridé le front. HOR. Od. III, 29, 13. 2 Tome I, p. 469, C, édition d'Estienne. C.

3 Plusque exemplo, quam peccato, nocent. CIC. de Leg. III, 14.

les laissent paistre à leur ayse : là où les roys
ne peuvent pas obtenir cela de leurs servi-
teurs. Et ne m'est iamais tumbé en fantasie que
ce feust quelque notable commodité, à la vie
d'un homme d'entendement, d'avoir une ving-
taine de contreroolleurs à sa chaize percee;
ny que les services d'un homme qui a dix mille
livres de rente, ou qui a prins Casal ou deffendu
Siene, luy soient plus commodes et accepta-
bles que d'un bon valet et bien experimenté.
Les advantages principesques sont quasi advan-
tages imaginaires; chasque degré de fortune a
quelque image de principaulté; Cesar appelle
roytelets touts les seigneurs ayants iustice en
France de son temps1. De vray, sauf le nom de
sire, on va bien avant avecques nos roys. Et
veoyez, aux provinces esloingnees de la court,
nommons Bretaigne pour exemple, le train, les
subiects, les officiers, les occupations, le service
et cerimonie d'un seigneur retiré et casanier,
nourry entre ses valets; et veoyez aussi le vol de
son imagination: il n'est rien plus royal. Il oyt
parler de son maistre une fois l'an, comme du
roi de Perse, et ne le recognoist que par quelque
vieux cousinage que son secretaire tient en re-
gistre. A la verité, nos loix sont libres assez; et
le poids de la souveraineté ne touche un gentil-
homme françois à peine deux fois en sa vie. La
subiection essentielle et effectuelle ne regarde,
d'entre nous, que ceulx qui s'y convient, et qui
ayment à s'honnorer et enrichir par tel service :
car qui se veult tapir en son foyer, et sçait con-
duire sa maison sans querelle et sans procez, il est
aussi libre que le duc de Venise. Paucos ser-
vitus, plures servitutem tenent”.

Mais sur tout Hieron faict cas dequoy il se veoid privé de toute amitié et societé mutuelle, en laquelle consiste le plus parfaict et doulx fruict de la vie humaine. Car quel tesmoignage d'affection et de bonne volonté puis ie tirer de celuy qui me doibt, vueille il ou non, tout ce qu'il peult? Puis ie faire estat de son humble parler et courtoise reverence, veu qu'il n'est pas

Comme César ne dit rien de semblable des Gaulois, Coste a prétendu, d'après Barbeyrac, que Montaigne, par une inadvertance qu'il a commise encore ailleurs, liv. II, c. 8, avait rapporté ici aux Gaulois ce que César a dit des Germains (de Bell. gall. VI, 23): In pace nullus communis est magistra tus; sed principes regionum atque pagorum inter suos jus dicunt, controversiasque minuunt. Il est possible aussi que Montaigne fasse allusion à ce passage que Cicéron (Ep. fam. VII, 5) nous a conservé d'une lettre de César : M. Orflum, quem mihi commendas, vel regem Galliæ faciam, vel hunc Leptæ delega. J. V. L.

2 Peu d'hommes sont enchainés à la servitude, un grand nombre s'y enchainent. SÉNÈQUE, Epist. 22.

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