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en son courage? de quel langage entretiennent | tesmoigne une particuliere attention et reverence. ils sur ce subiect la iustice divine? Leur repen- Ce n'est pas l'estude de tout le monde; c'est l'estance consistant en visible et maniable repara- tude des personnes qui y sont vouees, que Dieu tion, ils perdent et envers Dieu et envers nous y appelle; les meschants, les ignorants, s'y emle moyen de l'alleguer: sont ils si hardis de de- pirent: ce n'est pas une histoire à conter; c'est mander pardon, sans satisfaction et sans repen- une histoire à reverer, craindre et adorer. Plaitance? le tiens que de ces premiers il en va santes gents, qui pensent l'avoir rendue palpable comme de ceulx icy; mais l'obstination n'y est au peuple, pour l'avoir mise en langage popupas si aysee à convaincre. Cette contrarieté et laire! Ne tient il qu'aux mots, qu'ils n'entenvolubilité d'opinion si soubdaine, si violente dent tout ce qu'ils treuvent par escript? Diray ie qu'ils nous feignent, sent pour moy son miracle: plus? pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reils nous representent l'estat d'une indigestible culent: l'ignorance pure, et remise toute en aulagonie. truy, estoit bien plus salutaire et plus sçavante que n'est cette science verbale et vaine, nourrice de presumption et de temerité.

le croy aussi que la liberté à chascun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a beaucoup plus de dangier que d'utilité. Les Juifs, les mahometans, et quasi touts aultres, ont espousé et reverent le langage auquel originellement leurs mysteres avoient esté conceus; et en est deffendue l'alte

Que l'imagination me sembloit fantastique de ceulx qui, ces annees passees, avoient en usage de reprocher à chascun en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la religion catholique, que c'estoit à feincte! et tenoient mesme, pour luy faire honneur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il ne pouvoit faillir au dedans d'avoir sa creance reformee à leur pied. Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu'on se persuade qu'il ne se puisse croire au contraire! et plus fas-ration et changement, non sans apparence. Scacheuse encores, qu'on se persuade d'un tel esprit, qu'il prefere ie ne sçay quelle disparité de fortune presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle! Ils m'en peuvent croire si rien eust deu tenter ma ieunesse, l'ambition du hazard et de la difficulté qui suyvoient cette recente entreprinse, y eust eu bonne part.

Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l'Eglise deffend l'usage promiscue, temeraire et indiscret des sainctes et divines chansons que le sainct Esprit a dicté en David. Il ne fault mesler Dieu en nos actions qu'avecques reverence et attention pleine d'honneur et de respect: cette voix est trop divine pour n'avoir aultre usage que d'exercer les poulmons et plaire a nos aureilles; c'est de la conscience qu'elle doibt estre produicte, et non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'un garson de boutique, parmy ses vains et frivoles pensements, s'en entretienne et s'en ioue; ny n'est certes raison de veoir tracasser, par une salle et par une cuisine, le sainct livre des sacrez mysteres de nostre creance, c'estoient aultrefois mysteres, ce sont à present deduits et esbats. Ce n'est pas en passant et tumultuairement qu'il fault manier un estude si serieux et venerable; ce doibt estre une action destinee et rassise, a laquelle on doibt tousiours adiouster cette preface de nostre office, Sursum corda, et y apporter le corps mesme disposé en contenance qui

MONTAIGNE.

vons nous bien qu'en Basque et en Bretagne, il y ayt des iuges assez pour establir cette traduction faicte en leur langue? L'Eglise universelle n'a point de iugement plus ardu à faire, et plus solenne. En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable, et d'une parcelle; ainsi ce n'est pas de mesme.

L'un de nos historiens grecs accuse iustement son siecle, de ce que les secrets de la religion chrestienne estoient espandus emmy la place, ez mains des moindres artisans; que chascun en pouvoit debattre et dire selon son sens; et que ce nous debvoit estre grande honte, nous qui, par la grace de Dieu, iouïssons des purs mysteres de la pieté, de les laisser profaner en la bouche des personnes ignorantes et populaires, veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux plus sages, de s'enquerir et parler des choses commises aux presbtres de Delphes: dict aussi que les factions des princes sur le subiect de la theologie, sont armees non de zele, mais de cholere; que le zele tient de la divine raison et iustice, se conduisant ordonneement et modereement; mais qu'il se change en haine et envie, et produict, au lieu de froment et de raisin, de l'ivroye et des orties, quand il est conduict d'une passion humaine. Et iustement aussi, cet aultre conseillant l'empereur Theodose, disoit les disputes n'endormir pas tant les schismes de l'Eglise, que les esveiller, et animer les heresies;

que pourtant il falloit fuyr toutes contentions et argumentations dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foy establies par les anciens. Et l'empereur Andronicus' ayant rencontré en son palais des principaulx hommes aux prinses de parole contre Lapodius, sur un de nos poincts de grande importance, les tansa iusques à menacer de les iecter en la riviere s'ils continuoient. Les enfants et les femmes, en nos iours, regentent les hommes plus vieux et experimentez sur les loix ecclesiastiques: là où la premiere de celles de Platon leur deffend de s'enquerir seulement de la raison des loix civiles, qui doibvent tenir lieu d'ordonnances divines; et permettant aux vieux d'en communiquer entre eulx, et avecques le magistrat, il adiouste: « Pourveu que ce ne soit pas en presence des ieunes, et personnes profanes.

3

Unevesque 3 a laissé par escript, qu'en l'aultre bout du monde il y a une isle, que les anciens nommoient Dioscoride, commode en fertilité de toutes sortes d'arbres, fruicts et salubrité d'air; de laquelle le peuple est chrestien, ayant des eglises et des autels qui ne sont parez que de croix sans aultres images, grand observateur de ieusnes et de festes, exact payeur de dismes aux presbtres, et si chaste, que nul d'eulx ne peult cognoistre qu'une femme en sa vie; au demourant, si content de sa fortune, qu'au milieu de la mer il ignore l'usage des navires, et si simple, que de la religion qu'il observe si soigneusement, il n'en entend pas un seul mot: chose incroyable à qui ne sçauroit les païens, si devots idolastres, ne cognoistre de leurs dieux que simplement le nom et la statue. L'ancien commencement de Menalippe, tragedie d'Euripides, portoit ainsin,

1 Andronic Comnène. Voyez NICÉTAS, II, 4, où il n'y a pas un mot de Lapodius. C.

2 Lois, liv. 1, p. 569. C.

3 Osorius, évêque de Silvès en Algarves, auteur du livre intitulé de Rebus gestis Emmanuelis regis Lusitaniæ. Mais c'est du sieur Goulart, son traducteur, et non d'Osorius même, que Montaigne a extrait ce qu'il nous dit ici des habitants de l'ile Dioscoride: ce qui est si vrai, qu'on n'en trouve rien du tout dans la première édition des Essais, publiée en 1580, parce que la traduction de Goulart ne parut qu'en 1581. Lorsque Montaigne dit que les habitants de l'ile Dioscoride sont si chastes, que nul d'eulx ne peult cognoistre qu'une seule femme en sa vie, il a mal pris le sens de Goulart, qui, conformément au latin d'Osorius, unam tantum uxorem ducunt, a dit, ils n'espousent qu'une femme; ce qui ne signifie pas qu'ils n'en épousent qu'une en toute leur vie, mais qu'ils n'en épousent qu'une à la fois, le christianisme dont ils font profession leur défendant la polygamie. Le nom moderne de cette ile est Zocotora, où l'on retrouve des vestiges de l'ancien nom. C. Voyez, sur tout ce passage de Montaigne, les observations de Bayle, au mot Dioscoride, note B.

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O Jupiter! car de toy rien sinon

Je ne cognoy seulement que le nom '. l'ay veu aussi de mon temps faire plaincte d'aulcuns escripts, de ce qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison, Que la doctrine divine tient mieulx son reng à part, comme royne et dominatrice; Qu'elle doibt estre principale par tout, point suffragante et subsidiaire ; et Qu'à l'adventure se prendroient les exemples à la grammaire, rhetorique, logique, plus sortablement d'ailleurs, que d'une si saincte matiere; comme aussi les arguments des theatres, ieux et spectacles publicques; Que les raisons si divines se considerent plus venerablement et reveremment seules et en leur style, qu'appariees aux discours humains; Qu'il se veoid plus souvent cette faulte, que les theologiens escrivent trop humainement, que cette aultre, que les humanistes escrivent trop peu theologalement : la philosophie, dict sainct Chrysostome, est pieça bannie de l'eschole saincte comme servante inutile, et estimee indigne de veoir, seulement en passant de l'entree, le sacraire des saincts thresors de la doctrine celeste; Que le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doibt servir de la dignité, maiesté, regence, du parler divin. le luy laisse, pour moy, dire verbis indisciplinatis, Fortune, Destinee, Accident, Heur, et Malheur, et les Dieux, et aultres frases, selon sa mode. Ie propose les fantasies humaines, et miennes, simplement comme humaines fantasies, et separeement considerees; non comme arrestees et reiglees par l'ordonnance celeste, incapable de doubte et d'altercation; matiere d'opinion, non matiere de foy; ce que ie discours selon moy, non ce que ie croy selon Dieu; d'une façon laique, non clericale, mais tousiours tres religieuse; comme les enfants proposent leurs essais, instruisables, non instruisants.

Et ne diroit on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne s'entremettre que bien reserveement d'escrire de la religion à touts aultres qu'à ceulx qui en font expresse profession, n'auroit pas faulte de quelque image d'utilité et de iustice; et à moy avecques, peultestre, de m'en taire. On m'a dict que ceulx mesmes qui ne sont pas des nostres, deffendent pourtant

I PLUTARQUE, traité de l'Amour, c. 12. C.

2 En termes vulgaires et non approuvés. S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, X, 29. Voyez plus haut la note première sur le chapitre 33. J. V. L.

entre eulx l'usage du nom de Dieu en leurs pro- | retournant de son entreprinse, qu'il ne feist ses pos communs ; ils ne veulent pas qu'on s'en serve prieres et oraisons. Ie vous laisse à iuger, l'ame par une maniere d'interiection ou d'exclamation, pleine de ce beau pensement, à quoy il employoit ny pour tesmoignage, ny pour comparaison: en la faveur divine. Toutesfois elle allegue cela quoy ie treuve qu'ils ont raison; et en quelque pour un tesmoignage de singuliere devotion'. maniere que ce soit que nous appellons Dieu à Mais ce n'est pas par cette preuve seulement nostre commerce et societé, il fault que ce soit qu'on pourroit verifier que les femmes ne sont serieusement et religieusement. gueres propres à traicter les matieres de la theologie.

Il y a, ce me semble, en Xenophon, un tel discours où il monstre que nous debvons plus rarement prier Dieu; d'autant qu'il n'est pas aysé que nous puissions si souvent remettre nostre ame en cette assiette reiglee, reformee et devotieuse, où il fault qu'elle soit pour ce faire aultrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais vicieuses. « Pardonne nous, disons nous, comme nous pardonnons à ceulx qui nous ont offensez : » que disons nous par là, sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de rancune? Toutesfois nous invoquons Dieu et son ayde au complot de nos faultes, et le convions à l'iniustice :

Quæ, nisi seductis, nequeas committere divis2 : l'avaricieux le prie pour la conservation vaine et superflue de ses thresors; l'ambitieux, pour ses victoires et conduicte de sa fortune; le voleur l'employe à son ayde, pour franchir le hazard et les difficultez qui s'opposent à l'execution de ses meschantes entreprinses, ou le remercie de l'aysance qu'il a trouvé à desgosiller un passant : au pied de la maison qu'ils vont escheller ou petarder, ils font leurs prieres, l'intention et l'esperance pleine de cruauté, de luxure, et d'avarice.

Hoc ipsum, quo tu Iovis aurem impellere tentas, Dic agedum Staio: Proh Iuppiter! o bone, clamet, Juppiter! At sese non clamet Iuppiter ipse 3? La royne de Navarre Marguerite 4 recite d'un ieune prince, et encores qu'elle ne le nomme pas, sa grandeur l'a rendu cognoissable assez, qu'allant à une assignation amoureuse, et coucher avecques la femme d'un advocat de Paris, son chemin s'addonnant au travers d'une eglise, il ne passoit iamais en ce lieu sainct, allant ou 1 Montaigne n'est pas sûr de sa mémoire ; c'est peut-être du second Alcibiade de Platon qu'il se souvient ici confusément. J. V. L.

2 En demandant des choses qu'on ne peut dire aux dieux qu'en les prenant à part. PERSE, Sat. II, 4.

3 Dis à Staius ce que tu voudrais obtenir de Jupiter : « Grand Jupiter! s'écriera Staïus, peut-on vous faire de telles demandes? » Et tu crois que Jupiter lui-même ne dira pas comme Stalus? PERSE, Sat. II, 21.

4 Sœur unique de François Ier, et femme de Henri d'Albret, roi de Navarre. C.

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Une vraye priere et une religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peult tumber en une ame impure, et soubmise, lors mesme, à la domination de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance pendant qu'il est dans le train du vice, il faict comme le couppeur de bourse qui appelleroit la iustice à son ayde, ou comme ceulx qui produisent le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge.

Tacito mala vota susurro
Concipimus 2.

Il est peu d'hommes qui osassent mettre en
evidence les requestes secrettes qu'ils font à
Dieu :

Haud cuivis promptum est, murmurque, humilesque suToilere de templis, et aperto vivere voto 3: [ surros voylà pourquoy les pythagoriens vouloient qu'elles feussent publicques et ouïes d'un chascun; à fin qu'on ne le requist de chose indecente et iniuste, comme celuy là,

Clare quum dixit, Apollo! Labra movet, metuens audiri : Pulchra Laverna, Da mihi fallere, da iustum sanctumque videri; Noctem peccatis, et fraudibus obiice nubem 4. Les dieux punirent griefvement les iniques vous d'Oedipus, en les luy octroyant : il avoit prié que ses enfants vuidassent entre eulx, par armes, la succession de son estat; il feut si miserable de se veoir prins au mot 5. Il ne fault pas demander que toutes choses suyvent nostre volonté, mais qu'elles suyvent la prudence.

Elle dit cependant qu'il ne s'arrêtait dans l'église qu'à son retour: ce qui nous donne une idée assez naïve de la dévotion de ce prince. Elle ajoute : « Et neantmoins qu'il menast la vie que ie vous dis, si estoit il prince craignant et aymant Dieu.» Journée III, Nouvelle 25, p. 272, éd. de 1515. C. 2 Nous murmurons à voix basse des prières criminelles. LUCAIN, V, 104

3 Il est peu d'hommes qui n'aient pas besoin de prier à voix basse, et qui puissent exprimer tout haut les vœux qu'ils adressent aux dieux. PERSE, Sat. II, 6.

4 Qui, après avoir invoqué Apollon à haute voix, ajoute aussitôt tout bas, en remuant à peine les lèvres : « Belle Laverne, donne-moi les moyens de tromper, et de passer pour un homme de bien; couvre d'un nuage épais, d'une nuit obscure, mes secrètes friponneries. » HOR. Epist I, 16, 59. 5 Cet exemple est de Platon, au commencement du se cond Alcibiade. J. V. L.

ce cours qu'ils se promettent. Quelle resverie est ce de s'attendre de mourir d'une defaillance de forces que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre duree! veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes, et la moins en usage. Nous l'appellons seule naturelle, comme si c'estoit contre nature de veoir un homme se rompre le col d'une cheute, s'estouffer d'un nauffrage, se laisser surprendre à la pesio ou à une pleuresie; et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à touts ces inconvenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doibt à l'adventure appeller plustost naturel ce qui est general, commun et universel.

Il semble, à la verité, que nous nous servons de nos prieres comme d'un iargon, et comme ceulx qui employent les paroles sainctes et divines à des sorcelleries et effects magiciens; et que nous facions nostre compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suitte des mots, ou de nostre contenance, que depende leur effect: car ayants l'ame pleine de concupiscence, non touchee de repentance ny d'aulcune nouvelle reconciliation envers Dieu, nous luy allons presenter ces paroles que la memoire preste à nostre langue, et esperons en tirer une expiation de nos faultes. Il n'est rien si aysé, si doulx et si favorable que la loy divine; elle nous appelle à soy, ainsi faultiers et detestables comme nous sommes; elle nous tend les bras, et nous receoit en son giron pour vilains, ords et bourbeux que nous soyons et que nous ayons à estre à l'advenir : mais encores, en recompense, la fault il regarder de bon œil, encores fault il recevoir ce pardon avec action de graces; et au moins, pour cet instant que nous nous addressons à elle, avoir l'ame desplaisante de ses faultes, et ennemie des passions qui nous ont poulsé à l'of-nous faire durer iusques là; c'est une exemption fenser. Ny les dieux, ny les gents de bien, dict Platon', n'acceptent le present d'un meschant.

Immunis aram si tetigit manus,
Non sumptuosa blandior hostia,
Mollivit aversos Penates
Farre pio, et saliente mica".

CHAPITRE LVII.

De l'aage.

Ie ne puis recevoir la façon dequoy nous establissons la duree de nostre vie. Ie veoy que les sages l'accourcissent bien fort, au prix de la commune opinion. « Comment, diet le ieune Caton à ceulx qui le vouloient empescher de se tuer, suis ie à cette heure en aage où l'on me puisse reprocher d'abbandonner trop tost la vie? » Si n'avoit il que quarante et huict ans3. Il estimoit cet aage là bien meur et bien advancé, considerant combien peu d'hommes y arrivent. Et ceulx qui s'entretiennent de ce que ie ne sçay quel cours, qu'ils nomment naturel, promet quelques annees au delà; ils le pourroient faire, s'ils avoient privilege qui les exemptast d'un si grand nombre d'accidents ausquels chascun de nous est en bute par une naturelle subiection, qui peuvent interrompre

Lois, IV, p. 716, éd. d'Estienne. C.

Que des mains innocentes touchent l'autel; elles apaiBent aussi sûrement les dieux pénates avec un gâteau de fleur de farine et quelques grains de sel, qu'en immolant de riches victimes. HOR. Od. III, 23, 17.

3 PLUTARQUE, Vie de Caton d'Utique, c. 20. C.

Mourir de vieillesse, c'est une mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle que les aultres; c'est la derniere et extreme sorte de mourir : plus elle est esloingnee de nous, d'autant est elle moins esperable. C'est bien la borne au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de nature a prescript pour n'estre point oultrepassee: mais c'est un sien rare privilege de

qu'elle donne par faveur particuliere à un seul, en l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des traverses et difficultez qu'elle a iecté entre deux en cette longue carriere. Par ainsi, mon opinion est de regarder que l'aage auquel nous sommes arrivez, c'est un aage auquel peu de gents arrivent. Puisque d'un train ordinaire les hommes ne viennent pas iusques là, c'est signe que nous sommes bien avant; et puis que nous avons passé les limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne debvons esperer d'aller gueres oultre: ayant eschappé tant d'occasions de mourir où nous veoyons tresbucher le monde, nous debvons recognoistre qu'une fortune extraordinaire, comme celle là qui nous maintient, hors de l'usage commun, ne nous doibt gueres

durer.

et

C'est un vice des loix mesmes d'avoir cette faulse imagination; elles ne veulent pas qu'un homme soit capable du mariement de ses biens, qu'il n'ayt vingt et cinq ans : et à peine conservera il iusques lors le maniement de sa vie. Auguste retrencha cinq ans des anciennes ordonnances romaines, et declara qu'il suffisoit à ceulx qui prenoient charge de iudicature d'avoir trente ans'. Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avoient passé quarante sept ans, des courvees de la guerre 2: Auguste les remeit à quarante et cinq.

1 SUÉTONE, Auguste, c. 12. C.
2 AULU-GELLE, X, 28. C

De renvoyer les hommes au seiour avant cinquante cinq ou soixante ans, il me semble n'y avoir pas grande apparence. Ie seroy d'advis qu'on estendist nostre vacation et occupation autant qu'on pourroit, pour la commodité publicque : mais ie treuve la faulte en l'aultre costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy cy avoit esté iuge universel du monde à dix neuf ans, et veult que pour iuger de la place d'une gouttiere, on en ayt trente.

Quant à moy, i'estime que nos ames sont desnouees, à vingt ans, ce qu'elles doibvent estre, et qu'elles promettent tout ce qu'elles pourront : iamais ame qui n'ayt donné, en cet aage là, arrhe bien evidente de sa force, n'en donna depuis la preuve. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans ce terme là, ou iamais, ce qu'elles ont de vigoreux et de beau :

Si l'espine nou picque quand nai,
A pene que picque iamai1,

disent ils en Daulphiné. De toutes les belles actions humaines à ma cognoissance, de quelque sorte qu'elles soyent, ie penserois en avoir plus grande part à nombrer en celles qui ont esté produictes, et aux siecles anciens et au nostre, avant l'aage de trente ans, que aprez: ouy, en la vie des mesmes hommes souvent. Ne le puis ie pas dire en toute seureté de celles de Hannibal et de Scipion son grand adversaire? La belle moitié de leur vie, ils la vescurent de la gloire acquise en leur ieunesse grands hommes depuis au prix de touts aultres, mais nullement au prix d'eulx mesmes. Quant à moy, ie tiens pour certain que, depuis cet aage, et mon esprit et mon corps ont plus diminué qu'augmenté, et plus reculé qu'advancé. Il est possible qu'à ceulx qui employent bien le temps, la science et l'experience croissent avecques la vie; mais la vivacité, la promptitude, la fermeté, et aultres parties bien plus nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s'alanguissent.

Ubi iam validis quassatum est viribus ævi
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguaque, mensque'.

Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse ; par fois aussi c'est l'ame : et en ay assez veu qui ont eu la cervelle affoiblie avant l'estomach et les iambes; et d'autant que c'est un mal

• Si l'épine ne pique point en naissant, à peine piquerat-elle jamais

2 Lorsque l'effort puissant des années a courbé le corps, et usé les ressorts d'une machine épuisée, le jugement chancelle, l'esprit s'obscurcit, la langue bégaye. LUCRÈCE, III, 452.

peu sensible à qui le souffre, et d'une obscure monstre, d'autant est il plus dangereux. Pour ce coup, ie me plains des loix, non pas dequoy elles nous laissent trop tard à la besongne, mais dequoy elles nous y employent trop tard. Il me semble que considerant la foiblesse de nostre vie, et à combien d'escueils ordinaires et naturels elle est exposee, on n'en debvroit pas faire si grande part à la naissance, à l'oysifveté, et à l'apprentissage.

LIVRE SECOND.

CHAPITRE PREMIER.

De l'inconstance de nos actions.

Ceulx qui s'exercent à contrerooller les actions humaines ne se treuvent en aulcune partie si empeschez, qu'à les rapiecer et mettre à mesme lustre; car elles se contredisent communement de si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le ieune Marius se treuve tantost fils de Mars, tantost fils de Venus : le pape Boniface huictiesme entra, dict on, en sa charge comme un regnard, s'y porta comme un lyon, et mourut comme un chien: et qui croiroit que ce feust Neron, cette vraye image de cruauté, qui comme on luy presenta à signer, suyvant le style, la sentence d'un criminel condemné, eust respondu, « Pleust à Dieu que ie n'eusse iamais sceu escrire ! » tant le cœur luy serroit de condemner un homme à mort ! Tout est si plein de tels exemples, voire chascun en peult tant fournir à soy mesme, que ie treuve estrange de veoir quelquesfois des gents d'entendement se mettre en peine d'assortir ces pieces; veu que l'irresolution me semble le plus commun et apparent vice de nostre nature tesmoing ce fameux verset de Publius le farceur,

Malum consilium est, quod mutari non potest 3. Il y a quelque apparence de faire iugement d'un homme par les plus communs traicts de sa vie, mais veu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons aucteurs mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture :

1 PLUTARQUE, Vie de C. Marius, à la fin. C.

2 Vellem nescire litteras! SÉNÈQUE, de Clementia, II, 1. 3 C'est un mauvais plan que celui qu'on ne peut changer. Ex Publii Mimis, apud A. GELL. XVII, 14.

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