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mains, entreprins, par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus, tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy iniuste en faveur de la commune 1, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusants, entretenoit ceulx qui en cette extremité le conduisoient en la place, de tels propos : « Que c'estoit chose trop facile et trop lasche que de mal faire; et que de faire bien où il n'y eust point de dangier, c'estoit chose vulgaire : mais de faire bien où il y eust dangier, c'estoit le propre office d'un homme de vertu. » Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que ie vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compaigne; et que cette aysee, doulce et penchante voye, par où se conduisent les pas reiglez d'une inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu: elle demande un chemin aspre et espineux; elle veult avoir, ou des difficultez estrangieres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course, ou des difficultez internes que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition.

tions sont toutes naïfves et sans effort. Des phi- | Metellus ayant, seul de touts les senateurs rolosophes, non seulement stoïciens, mais encores epicuriens (et cette enchere ie l'emprunte de l'opinion commune, qui est faulse, quoy que die ce subtil rencontre d'Arcesilaus à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gents passoient de son eschole en l'epicurienne, mais iamais au rebours « le croy bien des coqs il se faict des chappons assez; mais des chappons il ne s'en faict iamais des coqs2 : » car, à la verité, en fermeté et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte epicurienne ne cede aulcunement à la stoïque; et un stoïcien recognoissant3 meilleure foy que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus et se donner beau ieu, luy font dire ce à quoy il ne pensa iamais, contournants ses paroles à gauche, argumentants par la loy grammairienne aultre sens de sa façon de parler, et aultre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses mœurs, dict qu'il a laissé d'estre epicurien pour cette consideration, entre aultres, qu'il treuve leur route trop haultaine et inaccessible: et ii, qui φιλήδονοι vocantur, sunt φιλόκαλοι et φιλοδίκαιοι, omnesque virtutes et colunt et retinent 4); des philosophes stoïciens et epicuriens, dis ie, il y en a plusieurs qui ont iugé que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reiglee et bien disposee à la vertu; ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours au

dessus de touts les efforts de fortune; mais qu'il falloit encores rechercher les occasions d'en venir à la preuve : ils veulent quester de la douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir leur ame en haleine: multum sibi adiicit virtus lacessita". C'est l'une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encores d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voye tres legitime, pour avoir, dict il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se mainteint tousiours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encores plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme, qui est un essay à fer esmoulu.

vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. »> ROUSSEAU, Émile, liv. V.

L'édition de 1635 ajoute ici deux ou trois lignes pour préparer à la longue parenthèse qui suit : ces changements ont dlé faits sans autorité. J. V. L.

DIOGÈNE LAERCE, IV, 43. C. 3 Montrant. C.

4 Car ceux qu'on appelle amoureux de la volupté sont en effet amoureux de l'honnêteté et de la justice, et ils respectent et pratiquent toutes les vertus. CIC. Epist. fam. XV, 19. 5 La vertu se perfectionne par les combats. SÉNÈQUE, Ep. 13. De la secte pythagoricienne. Voyez CICERON, de Offic. 1, 44. C.

Ie suis venu iusques icy bien à mon ayse : mais au bout de ce discours, il me tumbe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma cognoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommendation: car ie ne puis concevoir en ce personnage aulcun effort de vicieuse concupiscence; au train de sa vertu, ie n'y puis imaginer aulcune difficulté ny aulcune contraincte; ie cognoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust iamais donné moyen à un appetit vicieux seulement de naistre; à une vertu si eslevee que la sienne, ie ne puis rien mettre en teste; il me semble la veoir marcher d'un victorieux pas et triumphant, en pompe et à son ayse, sans empeschement ne destourbier3. Si la vertu ne peult luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous doncques qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice; et qu'elle luy doibve cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté epicurienne, qui faict estat de nourrir mollement en son giron et y faire folastrer la vertu, luy donnant pour ses iouets la honte, les fiebvres, la pauvreté, la mort

Du peuple ou des plébéiens. E. J.

2 PLUTARQUE, Vie de Marius, c. 10. C.
3 Ni trouble, du latin disturbare. E. J.

et les gehennes? Si ie presuppose que la vertu parfaicte se cognoist à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goutte sans s'esbranler de son assiette; si ie luy donne pour son obiect necessaire l'aspreté et la difficulté: que deviendra la vertu qui sera montee à tel poinct, que de non seulement mespriser la douleur, mais de s'en esiouyr, et de se faire chatouiller aux poinctes d'une forte cholique; comme est celle que les epicuriens ont establie, et de laquelle plusieurs d'entre eulx nous ont laissé par leurs actions des preuves tres certaines1? comme ont bien d'aultres, que ie treuve avoir surpassé par effect les reigles mesmes de leur discipline; tesmoing le ieune Caton : quand ie le veoy mourir et se deschirer les entrailles, ie ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy; ie ne puis croire qu'il se mainteint seulement en cette desmarche, que les reigles de la secte stoïque luy ordonnoient, rassise, sans esmotion et impassible; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur, pour s'en arrester là. Ie croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en aultre de celles de sa vie : sic abiit e vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet. le le croy si avant, que i'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploict luy feust ostee; et si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publicques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, ie tumberois ayseement en cette opinion, Qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand3 à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action ie ne scay quelle esiouïssance de son ame, et une esmotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lorsqu'elle consideroit la noblesse et la haulteur de son entreprinse :

Deliberata morte ferocior 4:

non pas aiguisee par quelque esperance de gloire, comme les iugements populaires et effeminez d'aulcuns hommes ont iugé (car cette considera

ICIC. de Finibus, II, 30, etc. J. V. L.

2 Il sortit de la vie, heureux d'avoir trouvé un motif pour se donner la mort. Cic. Tusc. quæst. I, 30.

3 César, que Montaigne admire souvent, est ici mis à sa place, comme auteur du plus grand des crimes. Cicéron l'appelle aussi perditus latro (ad Attic. VII, 18). J. V. L.

4 Plus fière, parce qu'elle avait résolu de mourir. HOR. Od. 1, 37, 29. Ce que le poëte a dit de Cléopâtre, Montaigne l'applique à l'âme de Caton. C.

tion est trop basse pour toucher un cœur si genereux, si haultain et si roide); mais pour la beaulte de la chose mesme en soy, laquelle il veoyoit bien plus claire et en sa perfection, luy qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire. La philosophie m'a faict plaisir, de iuger qu'une si belle action eust esté indecemment logee en toute aultre vie qu'en celle de Caton, et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi : pourtant ordonna il, selon raison, et à son fils et aux senateurs qui l'accompagnoient, de prouveoir aultrement à leur faict. Catoni quum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito.... consilio permansisset, moriendum potius, quam tyranni vultus adspiciendus, erat1. Toute mort doibt estre de mesme sa vie : nous ne devenons pas aultres pour mourir. I'interprete tousiours la mort par la vie : et si on m'en recite quelqu'une, forte par apparence, attachee à une vie foible, ie tiens qu'elle est producte de cause foible et sortable à sa vie. L'aysance doncques de cette mort, et cette facilité qu'il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu'elle doibve rabbattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui, de ceulx qui ont la cervelle tant soit peu teincte de la vraye philosophie, peult se contenter d'imaginer Socrates seulement franc de crainte et de passion en l'accident de sa prison, de ses fers et de sa condemnation? et qui ne recognoist en luy, non seulement de la fermete et de la constance (c'estoit son assiette ordinaire que celle là), mais encores ie ne sçay quel contentement nouveau, et une alaigresse eniouee en ses propos et façons dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa iambe aprez que les fers en feurent hors, accuse il pas une påreille doulceur et ioye en son ame, pour estre desenforgee des incommoditez passees, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses à venir? Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique et plus tendue, mais cette ey Aristippus, à ceulx qui la plaignoient, « Les dieux est encores, ie ne sçay comment, plus belle.

m'en

«

envoyent une telle ! » dict il3. On veoid aux ames de ces deux personnages et de leurs imi

4

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tateurs (car, de semblables, ie fois grand doubte | prouveoir à leur seureté, voire avant que d'avoir recogneu le peril : Que nous et les Espagnols, qui n'estions pas si fins, allions plus oultre; et qu'il nous falloit faire veoir à l'œil et toucher à la main le dangier, avant que de nous en effroyer; et que lors aussi nous n'avions plus de tenue : mais Que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n'avoient le sens de se radviser, à peine lors mesme qu'ils estoient accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'adventure que pour rire. Si est il bien vray qu'au mestier de la guerre les apprentifs se iectent bien souvent aux hazards, d'aultre inconsideration qu'ils ne font aprez y avoir esté eschauldez :

qu'il y en ait eu), une si parfaicte habitude à la vertu, qu'elle leur est passee en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur Fame se roidisse; c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel et ordinaire ; ils l'ont rendue telle par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayants rencontré une belle et riche nature: les passions vicieuses qui naissent en nous ne treuvent plus par où faire entree en eulx; la force et roideur de leur ame estouffe et esteinct les concupiscences aussitost qu'elles commencent a s'esbranler.

Or, qu'il ne soit plus beau, par une haulte et divine resolution, d'empescher la naissance des tentations, et de s'estre formé à la vertu, de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinees, que d'empescher à vifve force leur progrez, et s'estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s'armer et se bander pour arrester leur course et les vaincre; et que ce second effect ne soit encores plus beau, que d'estre simplement garny d'une nature facile et debonnaire, et desgoustee par soy mesme de la desbauche et du vice, ie ne pense point qu'il y ait doubte : car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux; exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire : ioinct que cette condition est si voysine à l'imperfection et à la foiblesse, que ie ne sçay pas bien comment en desmesler les confins et les distinguer; les noms mesmes de Bonté et d'Innocence sont à cette cause

Haud ignarus... quantum nova gloria in armis,
Et prædulce decus, primo certamine, possit1.

Voylà pourquoy, quand on iuge d'une action
particuliere, il fault considerer plusieurs circons-
tances, et l'homme tout entier qui l'a produicte,
avant la baptizer.

Pour dire un mot de moy mesme i'ay veu quelquesfois mes amis appeller prudence en moy ce qui estoit fortune; et estimer advantage de courage et de patience ce qui estoit advantage de iugement et opinion; et m'attribuer un tiltre pour aultre, tantost à mon gaing, tantost à ma perte. Au demourant, il s'en fault tant que ie sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d'excellence, où de la vertu il se faict une habitude, que du second mesme ie n'en ay faict gueres de preuves. Ie ne me suis mis en grand effort pour brider les desirs dequoy ie me suis trouvé pressé : ma vertu, c'est une vertu, ou intuite. Si ie feusse nay d'une complexion plus nocence, pour mieulx dire, accidentale et fordesreiglee, ie crains qu'il feust allé piteusement de mon faict; car ie n'ay essayé gueres de fermeté en mon ame pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes : ie ne sçay point nourrir des querelles et du debat chez moy. Ainsi, ie ne me puis dire nul grand mercy dequoy ie me treuve exempt de plusieurs vices;

aulcunement noms de mespris. Ie veoy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté et temperance, peuvent arriver à nous par defaillance corporelle; la fermeté aux dangiers (si fermeté il la faut appeller), le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peuvent venir et se treuvent souvent aux hommes par faulte de bien iuger de tels accidents, et ne les concevoir tels qu'ils sont la faulte d'apprehension et la bestise contrefont ainsi par fois les effects vertueux; comme l'ay veu souvent advenir qu'on a loué des hommes de ce dequoy ils meritoient du blasme. Un seigneur italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au desadvantage de sa nation : Que ie le dois plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle

la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs

Si vitiis mediocribus et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta: velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore nævos':

On sait ce que peut sur un jeune guerrier la soif de la

conceptions estoit si grande, qu'ils preveoyoient gloire, et la douce espérance d'un premier triomphe. Virg.

les dangiers et accidents qui leur pouvoient advenir, de si loing, qu'il ne falloit pas trouver estrange si on les veoyoit souvent à la guerre

Eneid. XI, 154.

2 Si je n'ai que des défauts peu considérables et en petit nombre, comme quelques taches légères qui seraient éparses sur un beau visage. HoR. Sat. I, 6, 65.

mie, et d'un tres bon pere: ie ne sçay s'il a es-
coulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si
les exemples domestiques, et la bonne institu-
tion de mon enfance, y ont insensiblement aydé,
ou si ie suis aultrement ainsi nay,

Seu Libra, seu me Scorpius adspicit
Formidolosus, pars violentior

Natalis horæ, seu tyrannus

m'a faict naistre d'une race fameuse en preud'hom- | pour estre bon tout à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et universelle proprieté, sans loy, sans raison, sans exemple? Les desbor dements ausquels ie me suis trouvé engagé ne sont pas, Dieu mercy, des pires; ie les ay bien condemnez chez moy selon qu'ils le valent, car moniugement ne s'est pas trouvé infecté par eulx; au rebours, ie les accuse plus rigoureusement en moy qu'en un aultre: mais c'est tout; car, au demourant, i'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop ayseement pencher à l'aultre part de la balance, sauf pour les reigler et empescher du meslange d'aultres vices, lesquels s'entretiennent et s'entr'enchaisnent pour la pluspart les uns aux aultres, qui ne s'en prend garde; les miens, ie les ay retrenchez et contraincts les plus seuls et les plus simples que i'ay peu; Nec ultra

Hesperia Capricornus undæ ';

Errorem foveo1.

mais tant y a que la pluspart des vices, ie les ay de moy mesme en horreur. Le mot d'Antisthenes à celuy qui luy demandoit le meilleur apprentissage,« Desapprendre le mal,» semble s'arrester à cette image. Ie les ay, dis ie, en horreur, d'une opinion si naturelle et si mienne, que ce mesme instinct et impression que i'en ay apporté de la nourrice, ie l'ay conservé sans qu'aulcunes occasions me l'ayent sceu faire alterer; voire non pas mes discours propres, qui Car quant à l'opinion des stoïciens, qui disent, pour s'estre desbandez en aulcunes choses de la « le sage œuvrer, quand il œuvre, par toutes les route commune, me licentieroient ayseement à vertus ensemble, quoy qu'il y en ayt une plus des actions que cette naturelle inclination me apparente, selon la nature de l'action » ( et à cela faict hair. Je diray un monstre, mais ie le diray leur pourroit servir aulcunement la similitude du pourtant ie treuve par là en plusieurs choses corps humain; car l'action de la cholere ne se plus d'arrest et de reigle en mes mœurs qu'en peult exercer que toutes les humeurs ne nous y mon opinion; et ma concupiscence moins desbau- aydent, quoy que la cholere predomine): si de chee que ma raison. Aristippus establit des opi-là ils veulent tirer pareille consequence, que quand nions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il meit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de luy mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran luy ayant presenté trois belles garses pour qu'il en feist le chois, il respondit qu'il les choisissoit toutes trois, et qu'il avoit mal prins à Paris d'en preferer une à ses compaignes; mais les ayant conduictes à son logis, il les renvoya sans en taster 3. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit aprez luy, il luy ordonna qu'il en versast et iectast là ce qui luy faschoit 4. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres devotieusement et laborieusement : il escrit à un sien amy qu'il ne vit que de pain bis et d'eau; le prie de luy envoyer un peu de fromage, pour quand il vouldra faire quelque sumptueux repas 5. Seroit il vray que

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le faultier fault, il fault par touts les vices ensemble, ie ne les en croy pas ainsi simplement, ou ie ne les entens pas; car ie sens par effect le contraire : ce sont subtilitez aiguës, insubstantielles, ausquelles la philosophie s'arreste par fois. Ie suy quelques vices; mais i’en fuy d'aultres autant que sçauroit faire un sainct. Aussi desadvouent les peripateticiens cette connexité et cousprudent et iuste peult estre et intemperant et ture indissoluble; et tient Aristote, qu'un homme incontinent. Socrates advouoit à ceulx qui recognoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c'estoit, à la verité, sa propension naturelle, mais qu'il l'avoit corrigee par discipline: et les familiers du philosophe Stilpo disoient qu'estant nay subiect au vin et aux femmes, il s'estoit rendu par estude tres abstinent de l'un et de l'aultre 3.

Ce que l'ay de bien, ie l'ay, au rebours, par le sort de ma naissance; ie ne le tiens ny de loy, ny de precepte, ou aultre apprentissage: l'in

1 Hors de là, je ne suis pas vicieux. JUVENAL, Sat. VIII,

164.

2 CIC. Tusc. quæst. IV, 37. C.
3 CIC. de Fato, c, 5. C.

nocence qui est en moy est une innocence niaise;
peu de vigueur, et point d'art. Ie hay, entre aul-
tres vices, cruellement la cruauté,
et par nature
et par iugement, comme l'extreme de touts les
vices; mais c'est iusques à telle mollesse, que ie
ne veoy pas esgorger un poulet sans desplaisir,
et oy impatiemment gemir un lievre soubs les
dents de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir
violent que la chasse. Ceulx qui ont à combattre
la volupté usent volontiers de cet argument,
pour monstrer qu'elle est toute vicieuse et desrai-
sonnable, «Que lorsqu'elle est en son plus grand
effort, elle nous maistrise de façon que la raison
n'y peult avoir accez1; >> et alleguent l'expe-
rience que nous en sentons en l'accointance des
femmes,

Quum iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, ut muliebria conserat arva2:
où il leur semble que le plaisir nous transporte
si fort hors de nous, que nostre discours ne sçau-
roit lors faire son office, tout perclus et ravy en
la volupté. Ie sçay qu'il en peult aller aultre-
ment, et qu'on arrivera par fois, si on veult, à
reiecter l'ame, sur ce mesme instant, à aultres
pensements mais il la fault tendre et roidir
d'aguet 3. Ie sçay qu'on peult gourmander l'ef-
fort de ce plaisir : et m'y cognoy bien; et n'ay
point trouvé Venus si imperieuse deesse, que
plusieurs et plus reformez que moy la tesmoi-
gnent. Ie ne prens pour miracle, comme faict
la royne de Navarre en l'un des contes de son
Heptameron (qui est un gentil livre pour son
estoffe), ny pour chose d'extreme difficulté, de
passer des nuicts entieres, en toute commodité
et liberté, avecques une maistresse de long
temps desiree, maintenant la foy qu'on luy aura
engagee de se contenter des baisers et simples
attouchements. Ie croy que l'exemple du plaisir
de la chasse y seroit plus propre : comme il y a
moins de plaisir, il y a plus de ravissement et de
surprinse, par où nostre raison estonnee perd ce
loisir de se preparer à l'encontre, lors qu'aprez
une longue queste la beste vient en sursault à
se presenter en lieu où à l'adventure nous l'es-

1 CIC. de Senect. c. 12. J. V. L.

2 Aux approches du plaisir, au moment où Vénus va féconder son domaine. LUCRÈCE, IV, 1099.

3 C'est-à-dire de guet à pens, appensé, ou pourpensé, de propos deliberé, ex præparato, dedita opera. NICOT. De guetter on a fait le composé aguetter, d'où aguet et d'aguet. MÉNAGE, dans son Dictionnaire étymologique. Au lieu d'aquet, nous disons aujourd'hui de guet-apens; et cela par corruption pour de guet appensé, dont on se servait autrefois pour dire de propos délibéré. Appenser est un vieux mot qui se trouve souvent dans les grandes chroniques de France, pour délibérer. MÉNAGE, ibid. C.

perions le moins; cette secousse, et l'ardeur de
ces huees, nous frappe si bien, qu'il seroit mal
aysé à ceulx qui ayment cette sorte de petite
chasse, de retirer sur ce poinct la pensee ail-
leurs et les poëtes font Diane victorieuse du
brandon et des fleches de Cupidon :

Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliviscitur 1?

Pour revenir à mon propos, ie me compassionne fort tendrement des afflictions d'aultruy', et pleurerois ayseement par compaignie si, pour occasion que ce soit, ie scavoy pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feinctes ou peinctes. Les morts, ie ne les plains gueres, et les envieroy plustost; mais ie plains bien fort les mourants. Les sauvages ne m'offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez, que ceulx qui les tormentent et persecutent vivants. Les executions mesmes de la iustice, pour raisonnables qu'elles soient, ie ne les puis veoir d'une veue ferme. Quelqu'un ayant à tesmoigner la clemence de Iulius Cesar : « Il estoit, dict il, doulx en ses vengeances: ayant forcé les pirates de se rendre à luy, qui l'avoient auparavant prins prisonnier et mis à rançon; d'autant qu'il les avoit menacez de les faire mettre en croix, il les y condemna, mais ce feut aprez les avoir faict estrangler. Philemon, son secretaire, qui l'avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. » Sans dire qui est cet aucteur latin ', qui ose alleguer pour tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceulx desquels on a esté offensé, il 'est aysé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté que les tyrans romains meirent en usage.

Quant à moy, en la iustice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple me semble pure cruauté; et notamment à nous, qui debvrions avoir respect d'envoyer les ames en bon estat; ce qui ne se peult, les ayants agitees et desesperees par torments insupportables. Ces iours passez, un soldat prisonnier ayant apperceu, d'une tour où il estoit, que le peuple s'assembloit en la place, et que des charpentiers y dressoient leurs ouvrages, creut que c'estoit pour luy; et entré en la resolution de se tuer, ne trouva qui l'y

Peut-on, au milieu de ces distractions, ne pas oublier les soucis du cruel amour? HOR. Epod. II, 37. Dans les premières éditions des Essais, Montaigne disait, après cette citation : « C'est icy un fagotage de pieces descousues: ie me suis destourné de ma voye pour dire ce mot de la chasse. » 2 SULTONE, César, c. 74. C.

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