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un; car qu'il soit ainsi, si nous demeurons tous« iours mesmes et uns, comment est ce que nous << nous esiouïssons maintenant d'une chose, et maintenant d'une aultre? comment est ce que << nous aymons choses contraires ou les haïssons, « nous les louons ou nous les blasmons? comment « avons nous differentes affections, ne retenants « plus le mesme sentiment en la mesme pensee? «< car il n'est pas vraysemblable que, sans mutation, nous prenions aultres passions; et ce qui « souffre mutation ne demeure pas un mesme; et s'il n'est pas un mesme, il n'est doncques pas « aussi; ains, quand et l'estre tout un, change « aussi l'estre simplement, devenant tousiours « aultre d'un aultre : et par consequent se trompent et mentent les sens de nature, prenants « ce qui apparoist pour ce qui est, à faulte de bien sçavoir que c'est qui est. Mais qu'est ce donc

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ques qui est veritablement? ce qui est eternel; « c'est à dire, qui n'a iamais eu de naissance, ny « n'aura iamais fin; à qui le temps n'apporte iamais aulcune mutation: car c'est chose mobile « que le temps, et qui apparoist comme en umbre, « avecques la matiere coulante et fluante tousiours, sans iamais demeurer stable ny perma«nente; à qui appartiennent ces mots, Devant, « et Aprez, et A esté, ou Sera, lesquels tout de prime face monstrent evidemment que ce n'est « pas chose qui soit; car ce seroit grande sottise, et « faulseté toute apparente, de dire que cela soit, qui n'est pas encores en estre, ou qui desia a cessé d'estre et quant à ces mots, Present, Instant, Maintenant, par lesquels il semble a que principalement nous soustenons et fondons l'intelligence du temps, la raison le descou« vrant, le destruict tout sur le champ; car elle a le fend incontinent, et le partit en futur et en « passé, comme le voulant veoir necessairement desparty en deux. Autant en advient il à la na<< ture qui est mesuree, comme au temps qui la « mesure; car il n'y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes I choses ou nees, ou naissantes, ou mourantes. . Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui Est, que Il fut, ou II « sera '; car ces termes là sont des declinaisons,

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• Plutarque ne fait ici que transcrire et développer ces paroles du Timée : « Nous avons tort de dire en parlant de l'éternelle essence, Elle fut, elle sera; ces formes du temps ne conviennent pas à l'éternité; elle est, voilà son attribut. Notre passé et notre avenir sont deux mouvements: or l'immuable ne peut être de la veille ni du lendemain; on ne peut dire qu'il fut ni qu'il sera; les accidents des créatures sensibles ne sont pas faits pour lui, et des instants qui se calculent ne sont qu'un

« passages ou vicissitudes de ce qui ne peult du«rer ny demeurer en estre: parquoy il fault «< conclure que Dieu seul Est, non point selon aul«< cune mesure du temps, mais selon une eternité <«< immuable et immobile, non mesuree par temps, «< ni subiecte à aulcune declinaison; devant lequel rien n'est, ny ne sera aprez, ny plus nou<< veau ou plus recent; ains un realement Estant, qui, par un seul Maintenant, emplit le Tousiours; et n'y a rien qui veritablement soit, que « luy seul, sans qu'on puisse dire, Il a esté, ou «<< Il sera, sans commencement et sans fin. »

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A cette conclusion si religieuse d'un homme païen, ie veulx ioindre seulement ce mot d'un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fourniroit de matiere sans fin : « O la vile chose, dict il', et abiecte, que l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'humanité! » Voylà un bon mot et un utile desir, mais pareillement absurde : car de faire la poignee plus grande que le poing, la brassee plus grande que le bras, et d'esperer eniamber plus que de l'estendue de nos iambes, cela est impossible et monstrueux; ny que l'homme se monte au dessus de soy et de l'humanité : car il ne peult veoir que de ses yeulx, ny saisir que de ses prinses. Il s'eslevera, si Dieu luy preste extraordinairement la main; il s'eslevera, abbandonnant et renonceant à ses propres moyens, et se laissant haulser et soublever par les moyens purement celestes. C'est à nostre foy chrestienne, non à sa vertu stoïque, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose.

CHAPITRE XIII.

De iuger de la mort d'aultruy.

Quand nous iugeons de l'asseurance d'aultruy en la mort, qui est sans doubte la plus remarquable action de la vie humaine, il se fault prendre garde d'une chose, Que mal ayseement on croit estre arrivé à ce poinct. Peu de gens meurent, resolus que ce soit leur heure derniere; et n'est endroict où la piperie de l'esperance nous amuse plus : elle ne cesse de corner aux aureilles : << D'aultres ont bien esté plus malades sans mourir; L'affaire n'est pas si desesperee qu'on pense; et, au pis aller, Dieu a bien faict d'aultres miracles. » Et advient cela de ce que nous faisons trop cas de nous : il semble que l'université des choses

vain simulacre de ce qui est toujours. » Voyez les Pensées da Platon, seconde édition, p. 73. J. V. L.

SENÈQUE, Natur. quæst. I, præfat. C.

souffre aulcunement de nostre aneantissement, et qu'elle soit compassionnee à nostre estat; d'autant que nostre veue alteree se represente les choses abusifvement, et nous est advis qu'elles lui faillent à mesure qu'elle leur fault comme ceulx qui voyagent en mer, à qui les montaignes, les campaignes, les villes, le ciel, et la terre, vont mesme bransle et quand et quand eulx :

Provehimur portu, terræque urbesque recedunt'.
Qui veid iamais vieillesse qui ne louast le temps
passé et ne blasmast le present, chargeant le
monde et les mœurs des hommes de sa misere
et de son chagrin ?

Iamque caput quassans, grandis suspirat arator....
Et quum tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,

et ceulx cy:

Credit iam digna pericula Cæsar

Fatis esse suis: Tantusque evertere, dixit,

Me superis labor est, parva quem puppe sedentem
Tam magno petiere mari1?

et cette resverie publicque, que le soleil porta en
son front, tout le long d'un an, le due il de sa
mort:

Ille etiam exstincto miseratus Cæsare Romam, Quum caput obscura nitidum ferrugine texit 2: et mille semblables, dequoy le monde se laisse si ayseement piper, estimant que nos interests alterent le ciel, et que son infinité se formalize de nos menues actions. Non tanta cœlo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor 3.

Or, de iuger la resolution et la constance en celuy qui ne croit pas encores certainement estre au dangier, quoy qu'il y soit, ce n'est pas raison; et ne suffit pas qu'il soit mort en cette desmarche, s'il ne s'y estoit mis iustement pour cet effect: il advient à la pluspart de roidir leur contenance et leurs paroles pour en acquerir re

Et crepat antiquum genus ut pietate repletum 2. Nous entraisnons tout avecques nous; d'où il s'ensuit que nous estimons grande chose nostre mort, et qui ne passe pas si ayseement, ny sans solenne consultation des astres; tot circa unum caput tumultuantes deos 3; et le pensons d'autant plus que plus nous nous prisons: « Com-putation, qu'ils esperent encores iouyr vivants. ment! tant de science se perdroit elle avecques tant de dommage, sans particulier soulcy des destinees? Une ame si rare et exemplaire ne couste elle non plus à tuer, qu'une ame populaire et inutile? Cette vie, qui en couvre tant d'aultres, de qui tant d'aultres vies dependent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se desplace elle comme celle qui tient son simple nœud? » Nul de nous ne pense assez n'estre qu'un 4 : de là viennent ces mots de Cesar à son pilote, plus enflez que la mer qui le menaceoit :

Italiam si, cœlo auctore, recusas,
Me, pete sola tibi causa hæc est iusta timoris,
Vectorem non nosse tuum; perrumpe procellas,
Tutela secure mei 5:

La terre et les villes reculent à mesure que nous nous éloignons du port. VIRG. Encide, III, 72.

2 Le vieux laboureur secoue, en soupirant, sa tête chauve; il compare le temps passé avec le présent; il envie le sort de ses pères, et parle sans cesse de la piété des anciens temps. LuCRÈCE, II, 1165.

3 Tant de dieux en mouvement pour la vie d'un seul homme. M. SENEC. Suasor. I, 4.

4 « Nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous: notre individu n'est plus que la moindre partie de nous-mêmes... O homme ! resserre ton existence au-dedans de toi. » ROUSSEAU, Émile, liv. II. On ne voit pas ici d'imitation directe, mais la pensée est la même. J. V. L.

5 Au défaut des dieux, vogue sous mes auspices: tu ignores qui tu conduis, et voilà pourquoi tu te troubles. Fort de mon appui, précipite-toi à travers la tempête. LUCAIN, V, 579.

D'autant que i'en ay veu mourir, la fortune a dis-
posé les contenances, non leur desseing; et de
ceulx mesmes qui se sont anciennement donné la
mort, il y a bien à choisir, si c'est une mort soub-
daine, ou mort qui ayt du temps4. Ce cruel em-
pereur romain 5 disoit de ses prisonniers, qu'il
leur vouloit faire sentir la mort ; et si quelqu'un se
desfaisoit en prison, « Celuy là m'est eschappé, »
disoit il il vouloit estendre la mort et la faire
sentir par les torments.

Vidimus et toto quamvis in corpore cæso
Nil animæ lethale datum, moremque nefandæ
Durum sævitiæ, pereuntis parcere morti 6.

1 César reconnaît enfin des périls dignes de son courage. Quoi! dit-il, les immortels ont besoin de tant d'efforts pour perdre César! ils attaquent, de toute la fureur des mers, le frèle esquif où je suis assis! LUCAIN, V, 653.

a Le soleil aussi, quand César mourut, prit part au malheur de Rome, et couvrit son front d'un voile lugubre. VIRG. Georg. I, 466.

3 Il n'existe pas une telle alliance entre le ciel et nous, qu'à notre mort la lumière des astres doive s'éteindre. PLINE, Nat. Hist. II, 8.

4 A observer, à examiner si c'est une mort soudaine, ou qui vienne, pour ainsi dire, à pas comptés. C.

5 Le cruel empereur qui voulait faire sentir la mort à ses prisonniers, c'était Caligula, comme on peut voir dans sa Fie, écrite par SUÉTONE, c. 30; et c'est Tibère qui dit d'un prisonnier nommé Carvilius, qui s'était tué lui-même, qu'il lui était échappé : Carvilius me evasit. SUÉTONE, Tibère, c. 61. Mais ces deux monstres se ressemblent si fort en cruauté, qu'il est aisé de prendre l'un pour l'autre. C.

6 Nous l'avons vu ce corps, qui, tout couvert de plaies, n'avait pas encore reçu le coup mortel, et dont on ménageait la vie expirante, par un excès inouï de cruauté. LUCAIN, IV,

178.

De vray, ce n'est pas si grand' chose d'establir, | de l'emprisonner et faire mourir à leur mode'. tout sain et tout rassis, de se tuer; il est bien aysé Autant en feit le capitaine Demosthenes, aprez de faire le mauvais avant que de venir aux prinses: sa route en la Sicile et C. Fimbria s'estant de maniere que le plus effeminé homme du mon- frappé trop foiblement, impetra de son valet de de, Heliogabalus, parmy ses plus lasches volup- l'achever3. Au rebours, Ostorius, lequel, pour tez, desseignoit bien1 de se faire mourir delicate- ne se pouvoir servir de son bras, desdaigna d'emment, où l'occasion l'en forceroit ; et à fin que sa ployer celuy de son serviteur à aultre chose qu'à mort ne desmentist point le reste de sa vie, avoit tenir le poignard droict et ferme; et se donnant faict bastir exprez une tour sumptueuse, le bas le bransle, porta luy mesme sa gorge à l'enconet le devant de laquelle estoit planché d'ais enri- tre, et la transpercea 4. C'est une viande, à la chis d'or et de pierreries, pour se precipiter; et verité, qu'il fault engloutir sans mascher, qui aussi faict faire des chordes d'or et de soye cra- n'a le gosier ferré à glace: et pourtant l'empereur moisie pour s'estrangler; et battre une espee d'or Adrianus feit que son medecin marquast et cirpour s'enferrer; et gardoit du venin dans des conscrivist, en son tettin, iustement l'endroict vaisseaux d'emeraude et de topaze, pour s'em- mortel où celuy eust à viser, à qui il donna la poisonner, selon que l'envie luy prendroit de choi- charge de le tuer 5. Voylà pourquoy Cesar, quand sir de toutes ces façons de mourir2: on luy demandoit quelle mort il trouvoit la plus souhaittable, « La moins premeditee, respondit il, et la plus courte. » Si Cesar l'a osé dire, ce ne m'est plus lascheté de le croire. « Une mort courte, dict Pline, est le souverain heur de la vie humaine 7. » Il leur fasche de la recognoistre. Nul ne se peult dire estre resolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peult la soustenir les yeulx ouverts: ceulx qu'on veoid aux supplices courir à leur fin, et haster l'execution et la presser, ils ne le font pas de resolution, ils se veulent oster le temps de la considerer; l'estre mort ne les fasche pas, mais ouy bien le mourir;

Impiger.......... et fortis virtute coacta 3. Toutesfois, quant à cettuy cy, la mollesse de ses apprests rend plus vraysemblable que le nez luy eust saigné, qui l'en eust mis au propre4. Mais de ceulx mesmes qui, plus vigoreux, se sont resolus à l'execution, il fault veoir, dis ie, si ç'a esté d'un coup qui ostast le loisir d'en sentir l'effect: car c'est à deviner, à veoir escouler la vie peu à peu, le sentiment du corps se meslant à celuy de l'ame, s'offrant le moyen de se repentir, si la constance s'y feust trouvee, et l'obstination en une si dangereuse volonté.

Aux guerres civiles de Cesar, Lucius Domitius, prins en la Brusse", s'estant empoisonné, s'en repentit aprez. Il est advenu de nostre temps que tel, resolu de mourir, et de son premier essay n'ayant donné assez avant, la demangeaison de la chair luy repoulsant le bras, se reblecea bien fort à deux ou trois fois aprez, mais ne peut iamais gaigner sur luy d'enfoncer le coup. Pendant qu'on faisoit le procez à Plautius Silvanus, Urgulania, sa mere grand', luy envoya un poignard, duquel n'ayant peu venir à bout de se tuer, il se feit couper les veines à ses gents 6. Albucilla, du temps de Tibere, s'estant, pour se tuer, frappee trop mollement, donna encores à ses parties moyen

1 Projetait bien.

2 LAMPRIDIUS, Heliogabal. c. 33. J. V. L.
3 Courageux par nécessité. LUCAIN, IV, 798.
4 Si on l'eût mis dans ce cas.

5 A Corfinium, dans l'Abruzze citérieure, en latin Apru-
tium. Montaigne, dans son Voyage, t. II, p. 116, écrit ce mot
de la même manière : « l'ouis la nuict un coup de canon des
la Brusse, au roiaume et au delà de Naples. » On voit aisé-
ment d'où vient l'erreur de ceux qui en avaient fait la Prusse,
comme portent toutes les anciennes éditions des Essais. Le fait
est pris de PLUTARQUE, Vie de César, c. 10. J. V. L.
6 TACITE, Annal. IV, 22. J. V. L.

Emori nolo, sed me esse mortuum nihili æstimo 8: c'est un degré de fermeté auquel i'ay experimenté que ie pourrois arriver, comme ceulx qui se iectent dans les dangiers, ainsi que dans la mer, à yeulx clos.

Il n'y a rien, selon moy, plus illustre en la vie de Socrates, que d'avoir eu trente iours entiers à ruminer le decret de sa mort, de l'avoir digeree tout ce temps là d'une tres certaine esperance, sans esmoy, sans alteration, et d'un train d'actions et de paroles ravallé plustost et anonchaly, que tendu et relevé par le poids d'une telle cogitation 9.

1 TACITE, Annal. VI, 48. J. V. L.

2 PLUTARQUE, Nicias, c. 10. C.

3 APPIEN, de Bello Mithrid. p. 21, éd. d'Estienne. C. 4 TACITE, Annal. XVI, 15. J. V. L.

5 XIPHILIN, Vie d'Adrien. C.

6 In sermone nato... quisnam esset finis vitæ commodissimus, repentinum inopinatumque prætulerat. SUÉTONE, J César, c. 87.

7 Mortes repentinæ, hoc est summa vitæ felicitas. Nat. Hist. VII, 53.

8 Je ne crains pas d'être mort, mais de mourir. CIC. Tusc. quæst. 1, 8. C'est la traduction d'un vers d'Épicharme.

9 Pensée. Du mot latin cogitatio, qui signifie pensée, a été fabriqué cogitation, qui se trouve dans NICOT. C.

Ce Pomponius Atticus à qui Cicero escrit, estant malade, feit appeller Agrippa son gendre, et deux ou trois aultres de ses amis ; et leur dict qu'ayant essayé qu'il ne gaignoit rien à se vouloir guarir, et que tout ce qu'il faisoit pour alonger sa vie, alongeoit aussi et augmentoit sa douleur, il estoit deliberé de mettre fin à l'un et à l'aultre, les priant de trouver bonne sa deliberation, et au pis aller, de ne perdre point leur peine à l'en destourner. Or ayant choisy de se tuer par abstinence, voylà sa maladie guarie par accident: ce remede, qu'il avoit employé pour se desfaire, le remet en santé. Les medecins et ses amis faisants feste d'un si heureux evenement, et s'en resiouïssants avecques luy, se trouverent bien trompez; car il ne leur feut possible pour cela de luy faire changer d'opinion, disant qu'ainsi comme ainsi luy falloit il, un iour, franchir ce pas, et qu'en estant si avant, il se vouloit oster la peine de recommencer une aultre fois1. Cettuy cy ayant recogneu la mort tout à loisir, non seulement ne se descourage pas au ioindre, mais il s'y acharne; car estant satisfaict en ce pourquoy il estoit entré en combat, il se picque par braverie d'en veoir la fin: c'est bien loing au delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir taster et savourer. L'histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gengives luy estoient enflees et pourries; les medecins luy conseillerent d'user d'une grande abstinence : ayant ieusné deux iours, il est si bien amendé qu'ils luy declarent sa guarison, et permettent de retourner à son train de vivre accoustumé; luy, au rebours, goustant desia quelque doulceur en cette defaillance, entreprend de ne se retirer plus arriere, et franchit le pas qu'il avoit fort advancé'.

Tullius Marcellinus, ieune homme romain, voulant anticiper l'heure de sa destinee, pour se desfaire d'une maladie qui le gourmandoit plus qu'il ne vouloit souffrir, quoy que les medecins luy en promissent guarison certaine, sinon si soubdaine, appella ses amis pour en deliberer : les uns, dict Seneca, luy donnoient le conseil que par lascheté ils eussent prins pour eulx mesmes; les aultres, par flatterie, celuy qu'ils pensoient luy debvoir estre plus agreable; mais un stoïcien luy dict ainsi : «< Ne te travaille pas, Marcellinus, «< comme si tu deliberois de chose d'importance: « ce n'est pas grand' chose que vivre; tes valets « et les bestes vivent: mais c'est grand' chose de « mourir honnestement, sagement, et constam

I CORN. NÉPOS, Vie d'Atticus, c. 22. C.

* DIOGÈNE LAERCE, VIII, 176. C.

«

« ment. Songe combien il y a que tu fois mesme chose, manger, boire, dormir; boire, dormir «<et manger : nous rouons sans cesse en ce «< cercle. Non seulement les mauvais accidents « et insupportables, mais la satieté mesme de « vivre donne envie de la mort. » Marcellinus n'avoit besoing d'homme qui le conseillast, mais d'homme qui le secourust: les serviteurs craignoient de s'en mesler; mais ce philosophe leur feit entendre que les domestiques sont souspeçonnez lors seulement qu'il est en doubte si la mort du maistre a esté volontaire : aultrement qu'il seroit d'aussi mauvais exemple de l'empescher, que de le tuer; d'autant que

Invitum qui servat, idem facit occidenti❜.

Aprez il advertit Marcellinus qu'il ne seroit pas messeant, comme le dessert des tables se donne aux assistants, nos repas faicts, aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceulx qui en ont esté les ministres. Or estoit Marcellinus de courage franc et liberal: il feit despartir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n'y eut besoing de fer ny de sang; il entreprint de s'en aller de cette vie, non de s'enfuyr; non d'eschapper à la mort, mais de l'essayer. Et pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisiesme iour suyvant, aprez s'estre faict arrouser d'eau tiede, il defaillit peu peu, et non sans quelque volupté, à ce qu'il disoit 3.

De vray, ceulx qui ont eu ces defaillances de cœur qui prennent par foiblesse, disent n'y sentir aulcune douleur, ains plustost quelque plaisir, comme d'un passage au sommeil et au repos. Voylà des morts estudiees et digerees.

Mais à fin que le seul Caton peust fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin lui feit avoir mal en la main dequoy il se donna le coup, à ce qu'il eust loisir d'affronter la mort et de la colleter, renforceant le courage au dangier, au lieu de l'amollir. Et si c'eust esté siette, c'eust esté deschirant tout ensanglanté ses à moy de le representer en sa plus superbe asentrailles, plustost que l'espee au poing, comme feirent les statuaires de son temps: car ce second meurtre feut bien plus furieux que le premier.

1 Nous tournons. C'est ce que signifie rouer dans NICOT. C. Il a encore cette signification en termes de marine: on dit rouer un cable, une manœuvre, pour les plier en rond, in orbem circumvolvere. Ainsi rouer, c'est tourner comme une roue. E. J.

2 C'est tuer un homme que de le sauver malgré lui. HoR. de Art. poet. v. 467.

3 Tout ce récit est emprunté de SÉNÈQUE, Epist. 77. C.

CHAPITRE XIV. Comme nostre esprit s'empesche soy mesme.

C'est une plaisante imagination, de concevoir un esprit balancé iustement entre deux pareilles envies: car il est indubitable qu'il ne prendra iamais party, d'autant que l'application et le chois porte inegualité de prix; et qui nous logeroit entre la bouteille et le iambon, avecques egual appetit de boire et de manger, il n'y auroit sans doubte remede que de mourir de soif et de faim '. Pour pourveoir à cet inconvenient, les stoïciens, quand on leur demande d'où vient en nostre ame l'eslection de deux choses indifferentes, et qui faict que d'un grand nombre d'escus nous en prenions plustost l'un que l'aultre, estants touts pareils, et n'y ayant aulcune raison qui nous incline à la preference, respondent que ce mouvement de l'ame est extraordinaire et desreiglé, venant en nous d'une impulsion estrangiere, accidentale et fortuite. Il se pourroit dire, ce me semble, plustost, que aulcune chose ne se presente à nous, où il n'y ait quelque difference, pour legiere qu'elle soit; et que, ou à la veue ou à l'attouchement, il y a tousiours quelque chois qui nous tente et attire, quoy que ce soit imperceptiblement: pareillement qui presupposera une fiscelle egualement forte par tout, il est impossible de toute impossibilité qu'elle rompe; car par où voulez vous que la faulsee commence? et de rompre par tout ensemble, il n'est pas en nature. Qui ioindroit encores à cecy les propositions geometriques qui concluent par la certitude de leurs demonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonference, et qui trouvent deux lignes s'approchants sans cesse l'une de l'aultre, et ne se pouvants iamais ioindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l'effect sont si opposites; en tireroit à l'adventure quelque argument pour secourir ce mot hardy de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius 3.

1 Voyez BAYLE, à l'article Buridan, Rem. C.

2 PLUTARQUE, dans les Contredicts des philosophes stoïques, 24. C.

3 Il n'y a rien de certain que l'incertitude, et rien de plus misérable et plus fier que l'homme. PLINE, Nat. Hist. II, 7. - C'est ainsi que Montaigne traduit ce passage dans sa première édition, Bourdeaux, 1580. C.

CHAPITRE XV.

Que nostre desir s'accroist par la mal aysance.

Il n'y a raison qui n'en aye une contraire, dict le plus sage party des philosophes. Ie remaschoy' tantost ce beau mot qu'un ancien allegue pour le mespris de la vie, « Nul bien ne nous peult apporter plaisir, si ce n'est celuy à la perte duquel nous sommes preparez2; » in æquo est dolor amissæ rei, et timor amittendæ ; voulant gaigner par là que la fruition de la vie ne nous peult estre vrayement plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourroit toutesfois dire, au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien d'autant plus estroict et avecques plus d'affection, que nous le veoyons nous estre moins seur, et craignons qu'il nous soit osté : car il se sent evidemment, comme le feu se picque à l'assistance du froid, que nostre volonté s'aiguise aussi par le contraste :

Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris, Non esset Danae de Jove facta parens 3; et qu'il n'est rien naturellement si contraire à nostre goust, que la satieté qui vient de l'aysance; ny rien qui l'aiguise tant, que la rareté et difficulté: omnium rerum voluptas ipso, quo débet fugare, periculo crescit 4.

Galla, nega; satiatur amor, nisi gaudia torquent 5. Pour tenir l'amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariez de Lacedemone ne se pourroient practiquer qu'à la desrobbee, et que ce seroit pareille honte de les rencontrer couchez ensemble qu'avecques d'aultres. La difficulté des assignations, le dangier des surprinses, la honte du lendemain,

Et languor, et silentium, et latere petitus imo spiritus 7,

c'est ce qui donne poincte à la saulce. Combien de ieux tres lascifvement plaisants naissent de

1 Remascher, au figuré, c'est repasser plusieurs fois dans son esprit. E. J.

2 SENÈQUE, Epist. 4. La phrase suivante est aussi de SÉNÈQUE, Epist. 98: le chagrin d'avoir perdu une chose, et la crainte de la perdre, affectent également l'esprit.

3 Si Danaé n'eût pas été renfermée dans une tour d'airain, jamais elle n'eût donné un fils à Jupiter. OVIDE, Amor. II, 19, 27.

4 Le plaisir, en toutes choses, reçoit un nouvel attrait du péril même qui devrait nous en éloigner. SÉNÈQUE, de Benefic. VII, 9.

5 Galla, refuse-moi : l'amour se rassasie bientôt, si le plaisir n'est mêlé de tourment. MARTIAL, IV, 37.

6 PLUTARQUE, Vie de Lycurgue, c. 11. J. V. L.

7 Et la langueur, et le silence, et les soupirs tirés du fond du cœur. HoR. Epod. XI, 9.

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