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estoit celle qu'il donnoit au sommeil le reste, | de prognosticques. Il dit, entre aultres choses,

il l'employoit à visiter luy mesme en personne l'estat de son armee et ses gardes, ou à estudier ; car entre aultres siennes rares qualitez, il estoit tres excellent en toute sorte de litterature. On dict d'Alexandre le Grand, qu'estant couché, de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses pensements et de ses estudes, il faisoit mettre un bassin ioignant son lict, et tenoit l'une de ses mains au dehors, avecques une boulette de cuyvre, à fin que le dormir le surprenant et relaschant les prinses de ses doigts, cette boulette, par le bruict de sa cheute dans le bassin, le resveillast cettuy cy avoit l'ame si tendue à ce qu'il vouloit et si peu empeschee de fumees, par sa singuliere abstinence, qu'il se passoit bien de cet artifice2. Quant à la suffisance militaire, il feut admirable en toutes les parties d'un grand capitaine; aussi feut il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre, et la pluspart avecques nous, en France, contre les Allemans et Francons nous n'avons gueres memoire d'homme qui ayt veu plus de hazards, ny qui ayt plus souvent faict preuve de sa personne.

Sa mort a quelque chose de pareil à celle d'Epaminondas; car il feut frappé d'un traict, et essaya de l'arracher, et l'eust faict, sans ce que le traict estant trenchant, il se couppa et affoiblit la main. Il demandoit incessamment qu'on le rapportast en ce mesme estat, en la meslee, pour y encourager ses soldats, lesquels contesterent cette battaille sans luy tres courageusement, iusques à ce que la nuict separa les armees 3. Il debvoit à la philosophie un singulier mespris en quoy il avoit sa vie et les choses humaines : il avoit ferme creance de l'eternité des ames.

En matiere de religion, il estoit vicieux par tout; on l'a surnommé l'Apostat, pour avoir abbandonné la nostre toutesfois cette opinion me semble plus vraysemblable, Qu'il ne l'avoit iamais eue à cœur, mais que pour l'obeïssance des loix, il s'estoit feinct iusques à ce qu'il teinst l'empireen sa main. Il feut si superstitieux en la sienne, que ceulx mesmes qui en estoient, de son temps, s'en mocquoient; et disoit on, s'il eust gaigné la victoire contre les Parthes, qu'il eust faict tarir la race des bœufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices. Il estoit aussi embabouiné de la science divinatrice, et donnoit auctorité à toute façon

I AMMIEN MARCELLIN, XVI, 2. C.

2 ID. XVI, 17; XXVI, 5.

3 ID. XXV, 3. C.

4 ID. XXV, 6. C.

en mourant, qu'il sçavoit bon gré aux dieux, et les remercioit, dequoy ils ne l'avoient pas voulu tuer par surprinse, l'ayants de long temps adverty du lieu et heure de sa fin, ny d'une mort molle ou lasche, mieulx convenable aux personnes oysifves et delicates, ny languissante, longue et douloureuse; et qu'ils l'avoient trouvé digne. de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires, et en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menacea en Gaule, et depuis se representa à luy en Perse, sur le poinct de sa mort. Ce langage qu'on luy faict tenir, quand il se sentit frappé, « Tu as vaincu, Nazareen 3; » ou comme d'aultres, « Contente toy, Nazareen,» à peine eust il esté oublié, s'il eust esté creu par mes tesmoings, qui estants presents en l'armee, ont remarqué iusques aux moindres mouvements et paroles de sa fin; non plus que certains aultres miracles qu'on y attache.

Et pour venir au propos de mon theme, il couvoit, dict Marcellinus 4, de long temps en son cœur le paganisme; mais parce que toute son armee estoit de chrestiens, il ne l'osoit descouvrir enfin quand il se veit assez fort pour oser publier sa volonté, il feit ouvrir les temples des dieux, et s'essaya par touts moyens de remettre sus l'idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant rencontré, en Constantinople, le peuple descousu avecques les prelats de l'Eglise chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au palais, il les admonesta instamment d'assopir ces dissentions civiles, et que chascun, sans empeschement et sans crainte, servist à sa religion 5 : ce qu'il solicitoit avecques grand soing, pour l'esperance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la division, et empescheroit le peuple de se reunir, et de se fortifier par consequent contre luy par leur concorde et unanime intelligence; ayant essayé, par la cruauté d'aulcuns chrestiens, « Qu'il n'y a point de beste au monde tant à craindre à l'homme, que l'homme : » voylà ses mots à peu prez.

En quoy cela est digne de consideration, que l'empereur Iulian se sert, pour attiser le trouble de la dissention civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience que nos roys viennent d'employer pour l'esteindre. On peult dire d'un

I AMMIEN MARCELLIN, XXV, 4. C.

2 ID. XX, 5; XXV, 2. C.

3 THÉODORET, Hist. ecclés. III, 20. C. 4 AMMIEN MARCELLIN, XXI, 2. C.

5 ID. XXII, 3. C.

costé, que de lascher la bride aux parts d'entre- | dire, ils ne nous en donnent aulcun pur et partenir leur opinion, c'est espandre et semer la faict, et que nous n'acheptions au prix de quelque division; c'est prester quasi la main à l'augmenter, mal. n'y ayant aulcune barriere ny coerction des loix qui bride et empesche sa course: mais d'aultre costé, on diroit aussi, que de lascher la bride aux parts d'entretenir leur opinion, c'est les amollir et relascher par la facilité et par l'aysance, et que c'est esmousser l'aiguillon qui s'affine par la rareté, la nouvelleté, et la difficulté: et si croy mieulx, pour l'honneur de la devotion de nos roys; c'est que n'ayants peu ce qu'ils vouloient, ils ont faict semblant de vouloir ce qu'ils pouvoient.

CHAPITRE XX.

Nous ne goustons rien de pur.

La foiblesse de nostre condition faict que les choses, en leur simplicité et pureté naturelle, ne puissent pas tumber en nostre usage : les elements que nous iouïssons, sont alterez, et les metaux de mesme; et l'or, il le fault empirer par quelque aultre matiere, pour l'accommoder à nostre service: ny la vertu ainsi simple, qu'Ariston et Pyrrho, et encores les stoïciens faisoient << but de la vie, » n'y a peu servir sans composition; ny la volupté cyrenaïque et aristippique. Des plaisirs et biens que nous avons, il n'en est aulcun exempt de quelque meslange de mal et d'incommodité :

Medio de fonte leporum

Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat1. Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement et de plaincte; diriez vous pas qu'elle se meurt d'angoisse? Voire quand nous en forgeons l'image en son excellence; nous la fardons d'epithetes et qualitez maladifves et douloureuses, langueur, mollesse, foiblesse, defaillance, morbidezza grand tesmoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La profonde ioye a plus de severité que de gayeté; l'extreme et plein contentement, plus de rassis que d'enioué; ipsa felicitas, se nisi temperat, premit: l'ayse nous masche. C'est ce que dict un verset grec ancien, de tel sens : « Les dieux nous vendent touts les biens qu'ils nous donnent 3; » c'est à

De la source des plaisirs s'élève je ne sais quelle amertume qui tourmente même sur les fleurs. LUCRÈCE, IV, 1130. 2 La félicité qui ne se modère pas se détruit elle-même. SÉKÈQUE, Epist. 74.

3 Πωλοῦσιν ἡμῖν πάντα τἀγαθ' οἱ θεοί.

Vers d'Épicharme, conservé par XENOPHON dans ses Mémoires sur Socrate, II, 1, 20. Voiture dit la même chose dans

2

Le travail et le plaisir, tres dissemblables de nature, s'associent pourtant de ie ne sçay quelle ioincture naturelle. Socrates dict' que quelque dieu essaya de mettre en masse et confondre la douleur et la volupté; mais que n'en pouvant sortir, il s'advisa de les accoupler au moins par la queue. Metrodorus disoit qu'en la tristesse il y a quelque alliage de plaisir. Ie ne sçay s'il vouloit dire aultre chose; mais, moy, i'imagine bien qu'il y a du desseing, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir en la melancholie ie dis, oultre l'ambition qui s'y peult encores mesler, il y a quelque umbre de friandise et delicatesse qui nous rit et qui nous flatte, au giron mesme de la melancholie 3. Y a il pas des complexions qui en font leur aliment?

Est quædam flere voluptas 4;

et dict un Attalus en Seneque 5, que la memoire de nos amis perdus nous agree, comme l'amer au

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va; et l'extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est1.

et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune il n'est pas besoing d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement; on s'y perd, à la consideration de tant de lustres contraires et formes diverses; volutantibus res inter se pugnantes, obtorpuerant.... animi1.

2

Quand l'imagine l'homme assiegé de commoditez desirables (mettons le cas que touts ses membres feussent saisis pour tousiours d'un plaisir pareil à celuy de la generation, en son poinct plus excessif), ie le sens fondre soubs la charge de son ayse, et le veoy du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté, et si universelle. De vray, il fuit quand il y est, et se haste naturellement d'en eschapper, comme d'un pas où il ne se peult fermir, où il craint d'enfondrer. Quand ie me confesse à moy religieusement, ie treuve que la meilleure bonté que i'aye, a quelque teincture vicieuse; et crains que Platon, en sa plus verte vertu ( moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu'aultre puisse estre), s'il y eust escouté de prez, comme sans doubte il faisoit, y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine; mais ton obscur, et sensible seulement à soy. L'homme, en tout et par tout n'est que rapiecement et bigarrure. Les loix mesmes de la iustice ne peuvent subsister sans quelque meslange d'iniustice; et dict Platon2, que ceulx là entreprennent de coupper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconvenients. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos uti-ie dis sans mettre le malheur en compte. litate publica rependitur3, dict Tacitus.

C'est ce que les anciens disent de Simonides: parce que son imagination luy presentoit, sur la demande que luy avoit faict le roy Hieron (pour à laquelle satisfaire il avoit eu plusieurs iours de pensement), diverses considerations aiguës et subtiles; doubtant laquelle estoit la plus vraysemblable, il desespera du tout de la verité.

Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences3, il empesche son eslection: un engein moyen conduict egualement, et suffit aux executions de grand et de petit poids. Regardez que les meilleurs mesnagiers sont ceulx qui nous sçavent moins dire comme ils le sont; et que ces suffisants conteurs n'y font le plus souvent rien qui vaille. Ie sçay un grand diseur et tres excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente i'en sçay un aultre qui dict, qui consulte mieulx qu'homme de son conseil, et n'est point au monde une plus belle monstre d'ame et de suffisance; toutesfois, aux effects, ses serviteurs treuvent qu'il est tout aultre,

CHAPITRE XXI.

Contre la faineantise.

L'empereur Vespasien estant malade de la maladie dont il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'empire; et dans son liet mesme, despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence et son medecin l'en tansant, 1 Considérant en eux-mêmes des choses si opposées, ils en étaient tout étourdis. TITE-LIVE, XXXII, 20.

Il est pareillement vray que, pour l'usage de la vie et service du commerce publicque, il y peult avoir de l'excez en la pureté et perspicacité de nos esprits; cette clarté penetrante trop de subtilité et de curiosité: il les fault appesantir et esmousser pour les rendre plus obeïssants à l'exemple et à la practique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre pourtant 4 se treuvent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires; et les opinions de la philosophie eslevees et exquises se treuvent inep-deux jours, et chaque fois il doubla le nombre des jours qu'il

tes à l'exercice. Cette poinctue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et inquiete, trouble nos negociations. Il fault manier les entreprinses humaines plus grossierement et superficiellement,

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2 Le roi Hiéron l'avait prié de lui dire ce que c'est que Dieu; et Simonide lui ayant répondu qu'il avait besoin d'un jour pour examiner cette question, le lendemain il demanda encore

demandait au roi. Sur quoi Cicéron dit: Simonidem arbi-
tror... quia multa venirent in mentem acuta atque subtilia,
dubitantem, quid eorum esset verissimum, desperasse om-
nem veritatem. « Je crois que Simonide, après avoir promene
son esprit d'opinions en opinions, les unes plus subtiles que les
autres, et cherché vainement la plus probable, désespéra

enfin de trouver la vérité. » Cic. de Nat. deor. I, 22. C. — On
peut consulter, sur la demande de Hiéron et sur la réponse
de Simonide, le Dictionnaire de Bayle, article Simonide. N.
3 Pour entendre ceci, il faut le joindre à ce qu'il a dit plus
haut: Qu'il n'est pas besoing d'esclairer les affaires si pro-
fondement et si subtilement, etc. En lisant ces deux phrases
de suite, dans l'édition in-4° de 1588, fol. 290, il n'y a plus
d'obscurité. Le mot de Simonide, que Montaigne à depuis
intercalé, empêche qu'on ne sente d'abord à quoi se rappor
tent ces paroles: Qui en recherche et embrasse, etc. A. D.

de bien grands soufflets à leur empire: et celuy qui regne à present, Amurath troisiesme, à leur exemple, commence assez bien de s'en trouver de mesme. Feut ce pas le roy d'Angleterre Edouard troisiesme, qui dit de nostre Charles cinquiesme ce mot: " Il n'y eut oncques roy qui moins s'armast; et si, n'y eut oncques roy qui tant me donnast à faire. Il avoit raison de le trouver estrange, comme un effect du sort plus que de la raison. Et cherchent aultre adherent que moy, ceulx qui veulent nombrer, entre les belliqueux et magnanimes conquerants, les roys de Castille et de Portugal, de ce qu'à douze cents lieues de leur oysifve demeure, par l'escorte de leurs facteurs, ils se sont rendus maistres des Indes d'une et d'aultre part, desquelles c'est à sçavoir s'ils auroient seulement le courage d'aller iouyr en presence.

L'empereur Iulian disoit 1 encores plus, «Qu'un philosophe et un galant homme ne debvoient

comme de chose nuisible à sa santé : « Il fault, | disoit il, qu'un empereur meure debout'. » Voylà un beau mot, à mon gré, et digne d'un grand prince. Adrian, l'empereur, s'en servit depuis à ce mesme propos2 : et le debvroit on souvent ramentevoir aux roys, pour leur faire sentir que cette grande charge qu'on leur donne du commandement de tant d'hommes, n'est pas une charge oysifve; et qu'il n'est rien qui puisse si iustement desgouster un subiect de se mettre en peine et en hazard pour le service de son prince, que de le veoir appoltrony ce pendant luy mesme à des occupations lasches et vaines, et d'avoir soing de sa conservation, le veoyant si nonchalant de la nostre. Quand quelqu'un vouldra maintenir qu'il vault mieulx que le prince conduise ses guerres par aultre que par soy, la fortune luy fournira assez d'exemples de ceulx à qui leurs lieutenants ont mis à chef des grandes entreprinses; et de ceulx encores desquels la presence y eust esté plus nuisi-pas seulement respirer; » c'est à dire, ne donner ble qu'utile: mais nul prince vertueux et courageux ne pourra souffrir qu'on l'entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste, comme la statue d'un sainct, à la bonne fortune de son estat, ils le degradent de son office, qui est iustement tout en action militaire, et l'en declarent incapable. I'en sçay un3 qui aymeroit bien mieulx estre battu que de dormir pendant qu'on se battroit pour luy, et qui ne veid iamais sans ialousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit, avecques grande raison, ce me semble, « que les victoires qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas complettes : » de tant plus volontiers eust il dict que ce maistre debvroit | rougir de honte d'y pretendre part pour son nom, n'y ayant embesongné que sa voix et sa pensee; ny cela mesme, veu qu'en telle besongne, les advis et commandements qui apportent l'honneur, sont ceulx là seulement qui se donnent sur le champ, et au propre de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office de pied ferme 5. Les princes de la race ottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion; et Baiazet second, avecques son fils, qui s'en despartirent, s'amusants aux sciences et aultres occupations casanieres, donnerent aussi 1 SUÉTONE, dans la Vie de Vespasien, c. 24: Imperatorem ait stantem mori oportere. C.

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aux necessitez corporelles que ce qu'on ne leur peult refuser, tenant tousiours l'ame et le corps embesongnez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte, si en publicque on le veoyoit cracher ou suer (ce qu'on dict aussi de la ieunesse lacedemonienne, et Xenophon de la persienne), parce qu'il estimoit que l'exercice, le travail continuel, et la sobrieté, debvoient avoir cuict et asseiché toutes ces superfluitez. Ce que dict Seneque ne ioindra pas mal en cet endroict, que les anciens Romains maintenoient leur ieunesse droicte: «< Ils n'apprenoient, dict il 3, rien à leurs enfants qu'ils deussent apprendre assis.

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C'est une genereuse envie, de vouloir mourir mesme utilement et virilement; mais l'effect n'en gist pas tant en nostre bonne resolution qu'en nostre bonne fortune: mille ont proposé de vaincre ou de mourir en combattant, qui ont failly à l'un et à l'aultre, les bleceures, les prisons leur traversants ce desseing, et leur prestants une vie forcee; il y a des maladies qui atterrent iusques à nos desirs et nostre cognoissance. Fortune ne debvoit pas seconder la vanité des legions romaines qui s'obligerent, par serment, de mourir ou de vaincre. Victor, Marce Fabi, revertar ex acie: si fallo, Iovem patrem, Gradivumque Martem, aliosque iratos invoco deos 4. Les Portugais disent qu'en certain

1 Voyez ZONARAS, vers la fin de l'histoire de Julien. C. 2 Cyropédie, I, 2, 16. C.

3 SÉNÈQUE, Epist. 88. C.

4 Je retournerai vainqueur du combat, ô Marcus Fabius! Si je manque à mon serment, j'invoque sur moi la colère de Jupiter, de Mars, et des autres dieux. TITE-LIVE, II, 45.

endroict de leur conqueste des Indes, ils rencontrerent des soldats qui s'estoient condemnez, avecques horribles exsecrations, de n'entrer en aulcune composition, que de se faire tuer ou demeurer victorieux; et pour marque de ce vou, portoient la teste et la barbe rase. Nous avons beau nous hazarder et obstiner: il semble que les coups fuyent ceulx qui s'y presentent trop alaigrement, et n'arrivent volontiers à qui s'y presente trop volontiers et corrompt leur fin. Tel ne pouvant obtenir de perdre sa vie par les forces adversaires, aprez avoir tout essayé, a esté contrainct, pour fournir à sa resolution d'en rapporter l'honneur ou de n'en rapporter pas la vie, se donner soy mesme la mort en la chaleur propre du combat. Il en est d'aultres exemples; mais en voicy un: Philistus, chef de l'armee de mer du ieune Dionysius contre les Syracusains, leur presenta la battaille, qui feut asprement contestee, les forces estants pareilles : en icelle il eut du meilleur au commencement, par sa prouesse; mais les Syracusains se rengeants autour de sa galere pour l'investir, ayant faict grands faicts d'armes de sa personne pour se desvelopper, n'y esperant plus de ressource, s'osta de sa main la vie, qu'il avoit si liberalement abbandonnee, et frustratoirement, aux mains ennemies 2.

Moley Moluch, roy de Fez, qui vient de gaigner 3 contre Sebastian, roy de Portugal, cette iournee fameuse par la mort de trois roys, et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade dez lors que les Portugais entrerent à main armee en son estat; et alla tousiours depuis en empirant vers la mort, et la preveoyant. Iamais homme ne se servit de soy plus vigoreusement et bravement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerimonieuse de l'entree de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence, et chargee de tout plein d'action; et resigna cet

1 Inutilement, en vain. Frustratoire, vain et inutile, est encore en usage au palais. Frustratoirement n'est plus français. C. 2 PLUTARQUE, Vie de Dion, c. 8. Tout ce long passage, depuis les mots, Fortune ne debvoit pas, etc. manque dans l'exemplaire sur lequel a été faite l'édition des Essais publiée en 1802 par Naigeon. L'éditeur lui-même en fait l'aveu. J. V. L. -L'auteur de la note a négligé d'avertir que si le passage dont il s'agit manque dans l'exemplaire sur lequel a été faite l'édition de 1802, il ne manque point dans l'édition même, et s'y trouve au contraire distingué par des crochets. Afin de prévenir d'injustes malentendus, nous dirons, une fois pour toutes, que l'édition de 1802 reproduit en général avec une fidélité remarquable, les diverses leçons ou variantes du texte des Essais, et ne mérite pas, il s'en faut, le dédain qu'on semble affecter pour elle. DD.

3 En 1578. Voy. l'Histoire du président DE THOU, 1. LXV, p. 248, éd, de Genève, 1620. C.

honneur à son frere: mais ce feut aussi le seul office de capitaine qu'il resigna; touts les aultres necessaires et utiles, il les feit tres laborieusement et exactement, tenant son corps couché, mais son entendement et son courage debout et ferme iusques au dernier souspir, et aulcunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemis, indiscrettement advancez en ses terres; et luy poisa merveilleusement qu'à faulte d'un peu de vie, et pour n'avoir qui substituer à la conduicte de cette guerre et aux affaires d'un estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant une aultre pure et nette entre ses mains toutesfois il mesnagea miraculeusement la duree de sa maladie, à faire consumer son ennemy, et l'attirer loing de l'armee de mer et des places maritimes qu'il avoit en la coste d'Afrique, iusques au dernier iour de sa vie, lequel, par desseing, il employa et reserva à cette grande iournee. Il dressa sa battaille en rond, assiegeant de toutes parts l'ost des Portugais; lequel rond venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict (qui feut tres aspre par la valeur de ce ieune roy assaillant), veu qu'ils avoient à monstrer visage à touts sens; mais aussi les empescha à la fuitte aprez leur route; et trouvants toutes les yssues saisies et closes, ils feurent contraincts de se reiecter à eulx mesmes, coacervanturque non solum cæde, sed etiam fuga ', et s'amonceller les uns sur les aultres, fournissants aux vainqueurs une tres meurtriere victoire et tres entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser où le besoing l'appelloit, et coulant le long des files, enhortoit ses capitaines et soldats, les uns aprez les aultres: mais un coing de sa battaille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir qu'il ne montast à cheval l'espee au poing; il s'efforceoit pour s'aller mesler, ses gents l'arrestants, qui par la bride, qui par sa robbe et par ses estriers. Cet effort acheva d'accabler ce peu de vie qui luy restoit on le recoucha. Luy se ressuscitant comme en sursault de cette pasmoison, toute aultre faculté luy defaillant pour advertir qu'on teust sa mort (qui estoit le plus necessaire commandement qu'il eust lors à faire, à fin de n'engendrer quelque desespoir aux siens par cette nouvelle), expira tenant le doigt contre sa bouche close, signe ordinaire de faire silence3. 1 Entassés non-seulement par le carnage, mais aussi par la fuite. 2 Mener çà et là. NICOT.

2

Tracasser, itare, hac illac cursitare.

3 M. de Thou remarque, liv. LXV, pag. 248, qu'on disait que Charles de Bourbon avait fait la même chose en expirant au

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