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miraculeusement forcé les Lacedemoniens de luy ouvrir le pas, qu'ils avoient entreprins de garder à l'entrée de la Moree, prez de Corinthe, il s'estoit contenté de leur avoir passé sur le ventre, sans les poursuyvre à toute oultrance, il feut deposé de l'estat de capitaine general, tres honnorablement, pour une telle cause, et pour la honte que ce leur feut d'avoir, par necessité, à le remonter tantost aprez en son degré, et recognoistre combien dependoit de luy leur gloire et leur salut : la victoire le suyvant comme son umbre par tout où il guidast, la prosperité de son païs mourut aussi, luy mort, comme elle estoit nee par luy 1.

CHAPITRE XXXVII.

De la ressemblance des enfants aux peres. Ce fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que ie n'y mets la main que lors qu'une trop lasche oysifveté me presse, et non ailleurs que chez moy : ainsin il s'est basty à diverses poses et intervalles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs mois 2. Au demourant, ie ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes; ouy, à l'adventure, quelque mot, mais pour diversifier, non pour oster 3. Ie veulx representer le progrez de mes humeurs, et qu'on veoye chasque piece en sa naissance. Ie prendroy plaisir d'avoir commencé plustost, et à recognoistre le train de mes mutations. Un valet qui me servoit à les escrire soubs moy, pensa faire un grand butin de m'en desrobber plusieurs pieces, choisies à sa poste : cela me console, qu'il n'y fera pas plus de gaing, que i'y ay faict de perte. Ie me suis envieilly de sept ou huict ans depuis que ie commenceay : ce n'a pas esté sans quelque nouvel acquest; i'y ay practiqué la cholique, par la liberalité des ans : leur commerce et longue conversation ne se passe ayseement sans quelque tel fruict. Ie vouldroy bien, de plusieurs aultres presents qu'ils ont à faire à ceulx qui les hantent long temps, qu'ils en eussent choisy quelqu'un qui m'eust esté plus acceptable; car ils ne m'en eussent sceu faire que j'eusse en plus grande horreur, dez mon enfance : c'estoit,

* DIODORE DE SICILE, XV, 88; CORN. NÉPOS, Épaminondas, e. 10; JUSTIN, VI, 8, etc. J. V. L.

2 Ce chapitre, comme plusieurs détails portent à le croire, fut écrit par Montaigne quelque temps après son voyage en Suisse, en Allemagne, et en Italie. Montaigne avait été absent de chez lui plus de dix-sept mois. J. V. L.

3 Cependant, dans ce chapitre, page suivante, nous citerons en note, d'après l'édition de 1588, un assez long passage que l'auteur supprima depuis. J. V. L.

à poinct nommé, de touts les accidents de la vieillesse, celuy que ie craignoy le plus. I'avoy pensé maintesfois, à part moy, que i'alloy trop avant, et qu'à faire un si long chemin, ie ne fauldroy pas de m'engager enfin en quelque mal plaisant. rencontre : ie sentois et protestois assez, Qu'il estoit heure de partir, et qu'il falloit trencher la vie dans le vif et dans le sain, suyvant la reigle des chirurgiens, quand ils ont à coupper quelque membre; qu'à celuy qui ne la rendoit à temps, nature avoit accoustumé de faire payer de biens rudes usures. Il s'en falloit tant que i'en feusse prest lors, qu'en dix huict mois ou environ qu'il y a que ie suis en ce mal plaisant estat, i'ay desia apprins à m'y accommoder; i'entre desia en composition de ce vivre choliqueux, i'y treuve dequoy me consoler, et dequoy esperer : tant les hommes sont accoquinez à leur estre miserable, qu'il n'est si rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conserver! Oyez Mæcenas,

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Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa;
Lubricos quate dentes :

Vita dum superest, bene est1;

et couvroit Tamburlan d'une sotte humanité la cruauté fantastique qu'il exerceoit contre les ladres, en faisant mettre à mort autant qu'il en venoit à sa cognoissance, « pour, disoit il, les delivrer de la vie qu'ils vivoient si penible; » car il n'y avoit nul d'eulx qui n'eust mieulx aymé estre trois fois ladre, que de n'estre pas et Antisthenes le stoïcien3 estant fort malade, et s'escriant: Qui me delivrera de ces maulx? >> Diogenes, qui l'estoit venu veoir, luy presentant un coulteau: Cettuy cy, si tu veulx, bientost. Ie ne dis pas de la vie, repliqua il, ie dis des maulx. >> Les souffrances qui nous touchent simplement par l'ame, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font la pluspart des aultres hommes, partie par iugement, car le monde estime plusieurs choses horribles, ou evitables au prix de la vie, qui me sont à peu prez indifferentes; partie par une complexion stupide et insensible que i'ay aux accidents qui ne donnent à moy de droict fil; laquelle complexion i'estime l'une des meilleures pieces de ma naturelle condition: mais les souffrances vrayement essentielles et corporelles, ie les gouste bien * Vers de Mécène, conservés par Sénèque, Epist. 101, et que la Fontaine traduit ainsi, Fables, I, 15:

Qu'on me rende impotent,

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vifvement. Si est ce pourtant, que les preveoyant | aux farceurs et maistres de rhetorique, qui font aultrefois d'une veue foible, delicate, et amollie par la iouïssance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m'a presté, la meilleure part de mon aage, ie les avoy conceues, par imagination, si insupportables, qu'à la verité i'en avoy plus de peur, que ie n'y ay trouvé de mal : par où l'augmente tousiours cette creance, Que la pluspart des facultez de nostre ame, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu'elles n'y servent.

Je suis aux prinses avecques la pire de toutes les maladies, la plus soubdaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus irremediable; i'en ay desia essayé cinq ou six bien longs accez et penibles : toutesfois, ou ie me flatte, ou encores y a il en cet estat dequoy se soustenir, à qui | a l'ame deschargee de la crainte de la mort, et deschargee des menaces, conclusions et consequences dequoy la medecine nous enteste; mais l'effect mesme de la douleur n'a pas cette aigreur si aspre et si poignante, qu'un homme rassis en doibve entrer en rage et en desespoir. I'ay au moins ce proufit de la cholique, que ce que ie n'avois encores peu sur moy, pour me concilier du tout et m'accointer à la mort, elle le parfera; car | d'autant plus elle me pressera et importunera, d'autant moins me sera la mort à craindre. I'avoy desia gaigné cela, de ne tenir à la vie que par la vie seulement; elle desnouera encores cette intelligence et Dieu vueille qu'enfin, si son aspreté vient à surmonter mes forces, elle ne me reiecte à l'aultre extremité, non moins vicieuse, d'aymer et desirer à mourir !

Summum nec metuas diem, nec optes':

ee sont deux passions à craindre, mais l'une a son remede bien plus prest que l'aultre.

Au demourant, i'ay tousiours trouvé ce precepte cerimonieux, qui ordonne si rigoureusement et exactement de tenir bonne contenance et un maintien desdaigneux et posé, à la souffrance des maulx. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif et les effects, se va elle amusant

tant d'estat de nos gestes : qu'elle condonne har-
diement au mal cette lascheté voyelle, si elle n'est
ny cordiale, ny stomachale, et preste ces plainc-
tes volontaires au genre des soupirs, sanglots,
palpitations, pallissements que nature a mis hors
de nostre puissance : pourveu que le courage soit
sans effroy, les paroles sans desespoir, qu'elle se
contente; qu'importe que nous tordions nos bras,
pourveu que nous ne tordions nos pensees? elle
nous dresse pour nous, non pour aultruy; pour
estre, non pour sembler : qu'elle s'arreste à gou-
verner nostre entendement, qu'elle a prins à ins-
truire qu'aux efforts de la cholique, elle main-
tienne l'ame capable de se recognoistre, de suyvre
son train accoustumé, combattant la douleur et
la soustenant, non se prosternant honteusement
à ses pieds; esmeue et eschauffee du combat, non
abbattue et renversee; capable de commerce, ca-
pable d'entretien, et d'aultre occupation, iusques
à certaine mesure. En accidents si extremes, c'est
cruauté de requerir de nous une desmarche si
composee: si nous avons beau ieu, c'est peu que
nous ayons mauvaise mine si le corps se sou-
lage en se plaignant, qu'il le face; si l'agitation
luy plaist, qu'il se tourneboule et tracasse à sa
fantasie; s'il luy semble que le mal s'evapore aul-
cunement (comme aulcuns medecins disent que
cela ayde à la delivrance des femmes enceinctes),
pour poulser hors la voix avecques plus grande
violence, ou s'il en amuse son torment, qu'il crie
tout à faict. Ne commandons point à cette voix
qu'elle aille, mais permettons le luy. Epicurus'
ne pardonne pas seulement à son sage de crier
aux torments, mais il le luy conseille : pugiles
etiam, quum feriunt, in iactandis cæstibus in-
gemiscunt, quia profundenda voce omne cor-
pus intenditur, venitque plaga vehementior.
les personnes qu'elle veult representer accomplies et parfaic-
tes :
E se n'afflige tanto,

:

Che si morde le man, morde le labbia,

Sparge le guancie di conticuo pianto :

elle debvroit laisser cette charge à ceulx qui font profession de reigler nostre maintien et nos mines : qu'elle s'arreste à gouverner nostre entendement, qu'elle a prins à instruire: qu'elle

à ces apparences externes 2? Qu'elle laisse ce soing luy ordonne ses pas, et le tienne en bride et office : qu'aux

Ne craignez ni ne désirez votre dernier jour. MARTIAL, X, 47. 2 Edition de 1588, fol. 328 verso: « Comme si elle dressoit les hommes aux actes d'une comedie, ou comme s'il estoit en sa iurisdiction d'empescher les mouvements et alterations que nous sommes naturellement contraincts de recevoir. Qu'elle empesche doncques Socrates de rougir d'affection ou de honte, de cligner les yeulx à la menace d'un coup, de trembler et de suer aux secousses de la tiebvre : la peincture de la poësie, qui est libre et volontaire, n'ose priver des larmes mesmes

efforts de la cholique, etc. » Nous conservons en note cette longue variante, où l'on voit tout ce que Montaigne a supprimé, et qui, par son étendue, peut donner une idée des travaux successifs de l'auteur sur son ouvrage, et du soin qu'il prenait de le perfectionner. Il était donc moins insouciant du mérite littéraire qu'il ne veut le faire croire, et ce n'est point en se jouant qu'il a donné à son style tant de force, d'originalité, et à la langue française tant de richesses nouvelles. J. V. L.

1 DIOG. LAERCE, X, 118. C.

2 Les lutteurs aussi, tout en frappant leur adversaire, tout

Nous avons assez de travail du mal, sans nous travailler à ces reigles superflues.

Ce que ie dis pour excuser ceulx qu'on veoid ordinairement se tempester aux secousses et assaults de cette maladie; car pour moy, ie l'ay passee iusques à cette heure avecques un peu meilleure contenance, et me contente de gemir sans brailler: non pourtant que ie me mette en peine pour maintenir cette decence exterieure; car ie fois peu de compte d'un tel advantage; ie preste en cela au mal autant qu'il veult; mais, ou mes douleurs ne sont pas si excessifves, ou i'y apporte plus de fermeté que le commun. Ie me plains, ie me despite, quand les aigres poinctures me pressent; mais ie n'en viens point au desespoir comme celuy là,

Qui eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando, multum flebiles voces refert:

i'es

ie me taste au plus espez du mal; et ay tousiours trouvé que l'estoy capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu'en une aultre heure, mais non si constamment, la douleur me troublant et destournant. Quand on me tient le plus atterré, et que les assistants m'espargnent, saye souvent mes forces, et leur entame moy mesme des propos les plus esloingnez de mon estat. le puis tout par un soubdain effort; mais ostez en la duree. Oh! que n'ay ie la faculté de ce songeur de Cicero', qui songeant embrasser une garse, trouva qu'il s'estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps! les miennes me desgarsent 3 estrangement. Aux intervalles de cette douleur excessifve, lorsque mes ureteres 4 languissent sans me ronger, ie me remets soubdain en ma forme ordinaire, d'autant que mon ame ne prend aultre alarme que la sensible et corporelle; ce que ie dois certainement au soing que i'ay eu à me preparer par discours à tels accidents :

Laborum

Nulla mihi nova nunc facies inopinave surgit:
Omnia præcepi, atque animo mecum ante peregi5.

en agitant leurs cestes, font entendre quelques gémissements, c'est qu'en poussant un cri tous les nerfs se roidissent, et le coup s'élance et tombe avec plus de fermeté. CIC. Tusc. II, 23.

Qui, par ses pleurs, ses cris, ses longs gémissements, Répandait dans les airs l'horreur de ses tourments. Vers du Philoctète d'Attius, cités deux fois par CICERON, de Finib. II, 29, Tusc. II, 14. J. V. L.

2 CIC. de Divin. II, 69. C.

3 Je crois que le mot desgarser, dont la signification est ici fort aisée à deviner, a été forgé par Montaigne. C.

4 Les deux canaux par où l'urine est portée des reins dans la vessie. C'est de là que nous disons l'urètre. E. J.

> Aucune peine, aucun danger n'a rien de nouveau pour moi; J'ai tout prévu, je suis préparé à tout. VIRG. En. VI, 103.

à

Ie suis essayé pourtant un peu bien rudement pour un apprenty, et d'un changement bien soubdain et bien rude, estant cheu tout à coup d'une tres doulce condition de vie et tres heureuse, la plus douloureuse et penible qui se puisse imaginer: car oultre ce que c'est une maladie bien fort à craindre d'elle mesme, elle faict en moy ses commencements beaucoup plus aspres et difficiles qu'elle n'a accoustumé : les accez me reprennent si souvent, que ie ne sens quasi plus d'entiere santé. Ie maintiens toutesfois, iusques à cette heure, mon esprit en telle assiette, que pourveu que i'y puisse apporter de la constance, ie me treuve en assez meilleure condition de vie que mille aultres, qui n'ont ny fiebvre ny mal que celuy qu'il se donnent eulx mesmes par la faulte de leur discours.

Il est certaine façon d'humilité subtile, qui naist de la presumption, comme cette cy, Que nous recognoissons nostre ignorance en plusieurs choses, et sommes si courtois d'advouer qu'il y ayt ez ouvrages de nature aulcunes qualitez et conditions qui nous sont imperceptibles, et desquelles nostre suffisance ne peult descouvrir les moyens et les causes: par cette honneste et conscientieuse declaration, nous esperons gaigner qu'on nous croira aussi de celles que nous dirons entendre. Nous n'avons que faire d'aller trier des miracles et des difficultez estrangieres; il me semble que parmy les choses que nous veoyons ordinairement, il y a des estrangetez si incomprehensibles, qu'elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est ce, que cette goutte de semence dequoy nous sommes produicts, porte en soy les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements et des inclinations de nos peres? cette goutte d'eau, où loge elle ce nombre infiny de formes? et comme porte elle ces ressemblances, d'un progrez si temeraire et si desreiglé, que l'arrierefils respondra à son bisayeul, le nepveu à l'oncle? En la famille de Lepidus, à Rome, il y en a eu trois, non de suitte, mais par intervalles, qui nasquirent un mesme œil couvert de cartilage 2. A Thebes, il y avoit une race qui portoit dez le ventre de la mere la forme d'un fer de lance; et qui ne le portoit, estoit tenu illegitime 3. Aristote dict qu'en certaine nation où les

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femmes estoient communes, on assignoit les en- | point à cette heure à leur advantage, qu'ils ne me

fants à leurs peres par la ressemblance 1.

menacent point, atterré comme ie suis; ce seroit supercherie. Aussi, à dire la verité, i̇'ay assez gaigné sur eulx par mes exemples domestiques, encores qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de constance : il y a deux cents ans, il ne s'en fault que dix huict, que cet essay nous dure, car le premier nasquit l'an mil quatre

experience commence à nous faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maulx qui me tiennent à cette heure à la gorge d'avoir vescu sain quarante sept ans pour ma part', n'est ce pas assez? quand ce sera le bout de ma carriere, elle est des plus longues.

Il est à croire que ie dois à mon pere cette qualité pierreuse; car il mourut merveilleusement affligé d'une grosse pierre qu'il avoit en la vessie. Il ne s'apperceut de son mal que le soixante septiesme an de son aage : et avant cela il n'en avoit eu aulcune menace ou ressentiment aux reins, aux costez, ny ailleurs; et avoit vescu ius-cents deux; c'est vrayement bien raison que cette ques lors en une heureuse santé, et bien peu subiecte à maladie; et dura encores sept ans en ce mal, traisnant une fin de vie bien douloureuse. l'estoy nay vingt cinq ans, et plus, avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estat, le troisiesme de ses enfants en reng de naissance. Où se couvoit tant de temps la propension à ce default? et lorsqu'il estoit si loing du mal, cette legiere piece de sa substance, dequoy il me bastit, comment emportoit elle pour sa part une si grande impression? et comment encores si couverte, que quarante cinq ans aprez i̇'aye commencé à m'en ressentir, seul iusques à cette heure entre tant de freres et de sœurs, et touts d'une mere? Qui m'esclaircira de ce progrez, ie le croiray d'autant d'aultres miracles qu'il vouldra; pourveu que, comme ils font, il ne me donne pas en payement une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique que n'est la chose mesme.

Mes ancestres avoient la medecine à contrecœur par quelque inclination occulte et naturelle; car la veue mesme des drogues faisoit horreur à mon pere. Le seigneur de Gaviac, mon oncle paternel, homme d'Église, maladif dez sa naissance, et qui feit toutesfois durer cette vie debile iusques à soixante sept ans, estant tumbé aultrefois en une grosse et vehemente fiebvre continue, il feut ordonné par les medecins qu'on luy declareroit, s'il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souvent est empeschement), qu'il estoit infailliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il feut de cette horrible sentence, si respondit il : « le suis doncques mort. » Mais Dieu rendit tantost aprez vain ce prognosticque. Le dernier des freres (ils estoient quatre), sieur de Bussaguet, et de bien loing le dernier, se soubmeit seul à cet art, pour le commerce, ce croy ie, qu'il avoit avecques les aultres arts, car il estoit conseiller en la cour de parlement; et luy succeda si mal, qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant long temps avant les aultres, sauf un, le sieur de Sainct Michel.

Que les medecins excusent un peu ma liberté; car, par cette mesme infusion et insinuation fatale, i'ay receu la haine et le mespris de leur doctrine cette antipathie que i'ay à leur art m'est hereditaire. Mon pere a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul soixante et neuf, mon bisayeul prez de quatre vingts, sans avoir gousté aulcune sorte de medecine; et entre eulx, tout ce qui n'estoit de l'usage ordinaire tenoit lieu de drogue. La medecine se forme par exemples et experience: aussi faict mon opinion. Voylà pas une bien expresse experience, et bien advantageuse? Il est possible que i'ay receu d'eulx cette dysie ne sçay s'ils m'en trouveront trois en leurs regis-pathie naturelle à la medecine: mais s'il n'y tres, nayz, nourris et trespassez en mesme fouyer, eust eu que cette consideration, i'eusse essayé de mesme toict, ayants autant vescu par leur conla forcer; car toutes ces conditions qui naissent duicte. Il fault qu'ils m'advouent en cela, que si en nous sans raison, elles sont vicieuses; c'est ce n'est la raison, au moins que la fortune est de mon party: or, chez les medecins, fortune vault bien mieulx que la raison. Qu'ils ne me prennent

pressément que la figure d'une lance n'avait paru de nouveau qu'après un long intervalle de temps, sur le dernier des enfants d'un certain Python, qu'on disait descendre de la race des premiers fondateurs de Thebes, λeyoμévou tois Σñaproic προσήκειν. C.

C'est ce que raconte Hérodote d'un peuple de Libye, 1. IV, c. 180. J. V. L.

* Peut-être faut-il conclure de cette phrase, non que Montaigne écrivit ce chapitre à quarante-sept ans, mais qu'il avait cet åge quand il commença à souffrir sérieusement de la gravelle, dont il avait ressenti les premières atteintes à quarantecinq. Il n'y aura pas alors de contradiction. Comme il dit luimême plus haut que c'est depuis dix-huit mois, ou environ, qu'il est en ce mal plaisant estat, il avait, en écrivant ce chapitre, à peu près quarante-neuf ans. C'était en 1582 ou 83, pendant sa mairie de Bordeaux. J. V. L.

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Le mot dyspathie est emprunté du

une espece de maladie qu'il fault combattre. Il peult estre que i'y avoy cette propension; mais ie l'ay appuyee et fortifiee par les discours, qui m'en ont estably l'opinion que i'en ay: car ie hay aussi cette consideration de refuser la medecine pour l'aigreur de son goust; ce ne seroit ayseement mon humeur, qui treuve la santé digne d'estre racheptee par touts les cauteres et incisions les plus penibles qui se facent: et suyvant Epicurus, les voluptez me semblent à eviter, si elles tirent à leur suitte des douleurs plus grandes; et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suitte des voluptez plus grandes. C'est une pretieuse chose que la santé, et la seule qui merite, à la verité, qu'on y employe, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encores la vie | à sa poursuitte; d'autant que sans elle la vie nous vient à estre penible et iniurieuse; la volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans elle, se ternissent et esvanouïssent: et aux plus fermes et tendus discours que la philosophie nous vueille imprimer au contraire, nous n'avons qu'à opposer l'image de Platon estant frappé du hault mal ou d'une apoplexie; et en cette presupposition, le desfier d'appeller à son secours les riches facultez de son ame. Toute voye qui nous meneroit à la santé ne se peult dire, pour moy, ny aspre ny chere. Mais i'ay quelques aultres apparences qui me font estrangement desfier de toute cette marchandise. Ie ne dis pas qu'il n'y en puisse avoir quelque art; qu'il n'y ayt, parmy tant d'ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de nostre santé, cela est certain: i'entens bien qu'il y a quelque simple qui humecte, quelque aultre qui asseiche; ie sçay par experience, et que les raiforts produisent des vents, et que les feuilles du sené laschent le ventre; ie sçay plusieurs telles experiences, comme ie sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m'eschauffe; et disoit Solon, que le manger estoit, comme les aultres drogues, une medecine contre la maladie de la faim; ie ne desadvoue pas l'usage que nous tirons du monde, ny ne doubte de la puissance et uberté de nature, et de son application à nostre besoing; ie veoy bien que les brochets et les arondes3 se treuvent bien d'elle: ie me desfie des inventions de nostre esprit, de nostre science et art, en faveur duquel nous l'avons abbandonnee et ses reigles, et auquel nous ne sçavons tenir mo

CIC. Tusc. quæst. V, 33; DIOG. LAERCE, X, 129. C.

* C'est Plutarque qui le fait dire à Solon dans le Banquet des sept Sages, c. 19, version d'Amyot. C. 3 Les hirondelles. C.

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deration ny limite. Comme nous appellons iustice, le pastissage des premieres loix qui nous tumbent en main, et leur dispensation et practique, tres inepte souvent et tres inique ; et comme ceulx qui s'en mocquent, et qui l'accusent, n'entendent pas pourtant iniurier cette noble vertu, ains condemner seulement l'abus et profanation de ce sacré tiltre: de mesme, en la medecine, i'honnore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse, si utile au genre humain; mais ce qu'il designe, entre nous, ie ne l'honnore ny l'estime3.

En premier lieu, l'experience me le faict craindre; car, de ce que i'ay de cognoissance, ie ne veoy nulle race de gents si tost malade, et si tard guarie, que celle qui est soubs la iurisdiction de la medecine : leur santé mesme est alteree et corrompue par la contraincte des regimes. Les medecins ne se contentent point d'avoir la maladie en gouvernement; ils rendent la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aulcune saison eschapper leur auctorité : d'une santé constante et entiere, n'en tirent ils pas l'argument d'une grande maladie future? l'ay esté assez souvent malade; i̇’ay trouvé, sans leur secours, mes maladies aussi doulces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les sortes), et aussi courtes qu'à nul aultre; et si n'y ay point meslé l'amertume de leurs ordonnances. La santé, ie l'ay libre et entiere, sans reigle et sans aultre discipline que de ma coustume et de mon plaisir : tout lieu m'est bon à m'arrester; car il ne me fault aultres commoditez estant malade, que celles qu'il me fault estant sain. Ie ne me passionne point d'estre sans medecin, sans apotiquaire et sans secours; dequoy i'en veoy la pluspart plus affligez que du mal. Quoy? eulx mesmes nous font ils veoir de l'heur et de la duree, en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de leur science?

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sens-là dans Cotgrave. C.

3

Montaigne se trouvant, pour sa santé, aux bains della Villa près de Lucques, en 1581, laisse échapper cette exclamation (Voyage, t. II, p. 176): La vaine chose que c'est que la medecine! Tout ce qui suit prouve que ce mot partait du fond de l'âme. Il fut cependant, à la mème époque, invité à une consultation importante par de savants médecins, dont le malade était résolu de s'en tenir à sa décision. (Ibid. p. 261.) « l'en riois en moy-mesme, mene rideva fra me stesso. » Il ajoute que plus d'une fois les médecins de Rome lui avaient aussi donné ce plaisir. On voit qu'il ne parle pas ici sans expérience et sans réflexion. J. V. L.

4 Je ne me fais pas un sujet de frayeur d'étre sans médecin, etc. C.- La phrase qui suit prouve que Coste a mal compris le sens du mot passionner: ie ne me passionne point doit

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