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trer et prophetizer, ie ne luy en sçay nul mauvais gré; sa charge se contient en ses limites: si l'evenement me bat, s'il favorise le party que i'ay refusé, il n'y a remede, ie ne m'en prens pas à moy, l'accuse ma fortune, non pas mon ouvrage; cela ne s'appelle pas repentir.

En touts affaires, quand ils sont passez, comment que ce soit, l'y ay peu de regret; car cette imagination me met hors de peine, qu'ils debvoient ainsi passer : les voylà dans le grand cours de l'univers, et dans l'enchaisneure des causes stoïques; vostre fantasie n'en peult, par souhaict et imagination, remuer un poinct, que tout l'ordre des choses ne renverse, et le passé, et l'advenir.

Au demourant, ie hay cet accidental repentir que l'aage apporte. Celuy qui disoit anciennement estre obligé aux annees, dequoy elles l'avoient desfaict de la volupté, avoit aultre opinion que la mienne : ie ne sçauray iamais bon gré à l'impuissance, de bien qu'elle me face; nec tam aversa unquam videbitur ab opere suo providentia, ut debilitas inter optima inventa sit’. Nos appetits sont rares en la vieillesse ; une profonde satieté nous saisit aprez le coup: en cela, ie ne veoy rien de conscience; le chagrin et la foiblesse nous impriment une vertu lasche et catarrheuse. Il ne nous fault pas laisser emporter si entiers aux alterations naturelles, que d'en abbastardir nostre iugement. La ieunesse et le plaisir n'ont pas faict aultrefois que i̇'aye mescogneu le visage du vice en la volupté; ny ne faict, à cette heure, le desgoust que les ans m'apportent, que ie mescognoisse celuy de la volupté au vice ores3 que ie n'y suis plus, i'en iuge comme si i'y estoy. Moy, qui la secoue vifvement et attentifvement, treuve que ma raison est celle mesme que i'avois en l'aage plus licentieux, sinon, à l'adventure, d'autant qu'elle s'est affoiblie et empiree en vieillissant; et treuve que ce qu'elle refuse de m'enfourner à ce plaisir, en considera

Phocion avoit donné aux Atheniens certain advis qui ne feut pas suyvy : l'affaire pourtant se passant, contre son opinion, avecques prosperité, quelqu'un luy dit : « Eh bien, Phocion, es tu content que la chose aille si bien? — Bien suis ie content, feit il', qu'il soit advenu cecy; mais ie ne me repens point d'avoir conseillé cela. » Quand mes amis s'addressent à moy pour estre conseillez, ie le fois librement et clairement, sans m'arrester, comme faict quasi tout le monde, à ce que, la chose estant hazardeuse, il peult advenir au rebours de mon sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil ; dequoy il ne me chault: car ils auront tort; et ie n'ay deu leur refuser cet office. Ie n'ay gueres à me prendre de mes faultes, ou infortunes, à aultre qu'à moy : car, en effect, ie me sers rarement des advis d'aultruy, si ce n'est par honneur de cerimonie; sauf où i'ay besoing d'instruction, de science, ou de la cognoissance du faict. Mais ez choses où ie n'ay à employer que le iugement, les raisons estrangieres peuvent servir à m'appuyer, mais peu à me destourner : ie les escoute favorablement et decemment toutes; qu'il m'en souvienne, ie n'en ay creu iusques à cette heure que les miennes. Selon moy, ce ne sont que mouches et atomes qui promeinent ma volonté ie prise peu mes opinions; mais ie prise aussi peu celles des aultres. Fortune me paye dignement si ie ne receoy pas de conseil, i'ention de l'interest de ma santé corporelle, elle ne le donne aussi peu. I'en suis fort peu enquis3, mais i'en suis encores moins creu; et ne sçache nulle entreprinse publicque ny privee que mon advis aye redressee et ramenee. Ceulx mesmes que la fortune y avoit aulcunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier à toute aultre cervelle qu'à la mienne. Comme cil qui suis bien autant ialoux des droicts de mon repos que des droicts de mon auctorité, ie l'ayme mieulx ainsi : me laissant là, on faict selon ma profession, qui est de m'establir et contenir, tout en moy. Ce m'est plaisir d'estre desinteressé des affaires d'aultruy, lesse, il jouissait encore des plaisirs de l'amour, il répondit: et desgagé de leur gariement 4.

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feroit, non plus qu'aultrefois, pour la santé spirituelle. Pour la veoir hors de combat, ie ne l'estime pas plus valeureuse : mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu'elles ne valent pas qu'elle s'y oppose; tendant seulement les mains au devant ie les coniure 4. Qu'on luy remette en ment ou gariment, vieux mot de la coutume de Poitou, selon Borel, et qui signifie garantie, sauvegarde, etc. Voy. Thomas Corneille dans son Dictionnaire des arts. Selon Cotgrave, qui le prend dans le même sens que Corneille, c'est un terme gascon. C.

Sophocle. Quelqu'un lui ayant demandé si, dans sa vieil

« Aux dieux ne plaise! et c'est de bon cœur que je m'en suis. délivré, comme d'un maitre sauvage et furieux. » CIC. de Sen. c. 14. C.

2 Et la Providence ne sera jamais si ennemie de son ouvrage, que la faiblesse puisse être mise au rang des meilleures choses. QUINTIL. Inst. orat. V, 12.

3 A présent que, etc. C.

4 Dans l'édition de 1588, in-4°, fol. 356, il y a ie les esconiure, c'est-à-dire, je les prie de se retirer. C'est ce qu'em

l'un et en l'aultre temps; mais elle estoit bien de plus d'exploict et de meilleure grace, verte, gaye, naïfve, qu'elle n'est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce doncques à ces reformations casuelles et douloureuses. Il fault que Dieu nous touche le courage; il fault que nostre conscience s'amende d'elle mesme, par renforcement de nostre raison, non par l'affoiblissement de nos appetits: la volupté n'en est en soy ny palle ny descoulouree, pour estre apperceue par des yeulx chassieux et troubles.

presence cette ancienne concupiscence, ie crains ma sagesse peult bien estre de mesme taille, en qu'elle auroit moins de force à la soustenir, qu'elle n'avoit aultrefois; ie ne luy veoy rien iuger à part soy, que lors elle ne iugeast, ny aulcune nouvelle clarté parquoy, s'il y a convalescence, c'est une convalescence maleficiee. Miserable sorte de remede, debvoir à la maladie sa santé ! Ce n'est pas à nostre malheur de faire cet office; c'est au bonheur de nostre iugement. On ne me faict rien faire par les offenses et afflictions, que les mauldire c'est aux gents qui ne s'esveillent qu'à coups de fouet. Ma raison a bien son cours plus delivre en la prosperité; elle est bien plus distraicte et occupee à digerer les maulx que les plaisirs ie veoy bien plus clair en temps serein; la santé m'advertit, comme plus alaigrement, aussi plus utilement, que la maladie. Ie me suis advancé le plus que i'ay peu vers ma reparation et reiglement, lors que i'avois à en iouyr: ie seroy honteux, et envieux, que la misere et l'infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes bonnes annees, saines, esveillees, vigoreuses, et qu'on eust à m'estimer, non par où l'ay esté, mais par où l'ay cessé d'estre.

A mon advis, c'est « le vivre heureusement, » non, comme disoit Antisthenes 3, « le mourir heureusement, » qui faict l'humaine felicité. Ie ne me suis pas attendu d'attacher monstrueusement la queue d'un philosophe à la teste et au corps d'un homme perdu, ny que ce chestif bout eust à desadvouer et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de ma vie : ie me veulx presenter et faire veoir par tout uniformement. Si i'avois à revivre, ie revivroy comme i'ay vescu: ny ie ne plains le passé, ny ie ne crains l'advenir; et si ie ne me deceoy, il est allé du dedans environ comme du dehors. C'est une des principales obligations que i'aye à ma fortune, que le cours de mon estat corporel ayt esté conduict chasque chose en sa saison; i'en ay veu l'herbe, et les fleurs, et le fruict; et en veoy la seicheresse heureusement, puis que c'est naturellement. Ie porte bien doulcement les maulx que i'ay, d'autant qu'ils sont en leur poinct, et qu'ils me font aussi plus favorablement souvenir de la longue felicité de ma vie passee : pareillement,

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On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect de Dieu, qui nous l'a ordonnee, et la chasteté; celle que les catarrhes nous prestent, et que ie dois au benefice de ma cholique, ce n'est ny chasteté, ny temperance: on ne peult se vanter de mespriser et combattre la volupté, si on ne la veoid, si on l'ignore, et ses graces, et ses forces, et sa beaulté plus attrayante; ie cognoy l'une et l'aultre, c'est à moy de le dire. Mais il me semble qu'en la vieillesse nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus importunes qu'en la ieunesse; ie le disois estant ieune; lors on me donnoit de mon menton par le nez ie le dis encores à cette heure, que mon poil gris m'en donne le credit. Nous appellons sagesse la difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes; mais, à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons, et, à mon opinion, en pis : oultre une sotte et caducque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables, et la superstition, et un soing ridicule des richesses, lors que l'usage en est perdu, i'y treuve plus d'envie, d'iniustice et de malignité; elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage1; et ne se veoid point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisy. L'homme marche entier vers son croist et vers son descroist. A veoir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condemnation, i'oseroy croire qu'il s'y

I pour bien écrire encor, j'ai trop longtemps écrit, Et les rides du front passent jusqu'à l'esprit. CORNEILLE, Épitre au roi. On n'a pas assez remarqué combien les grands écrivains du dix septième siècle, surtout la Fontaine, Corneille, la Bruyère, avaient étudié Montaigne, et combien l'originalité de son style a pu leur fournir d'expressions et d'images. J. V. L.

2 Si cette conjecture n'est fondée que sur la sagacité de Montaigne, elle lui fait beaucoup d'honneur; car Xenophon nous dit expressément, dans son Apologie de Socrate, qu'en effet Socrate ne se défendit avec tant de hauteur devant ses juges, que parce qu'il considéra qu'à son âge il lui serait plus avantageux de mourir que de vivre. C'est sur quoi roule tout le preambule de cette petite piece, intitulée : Σωκράτους ἀπολογία

presta aulcunement luy mesme, par prevarica- | tion, et qui offense ma santé. La pluspart des tion, à desseing, ayant de si prez, aagé de soixante esprits ont besoing de matiere estrangiere pour et dix ans, à souffrir l'engourdissement des ri- se desgourdir et exercer le mien en a besoing ches allures de son esprit, et l'esblouïssement de pour se rasseoir plustost et seiourner, vitia otii sa clarté accoustumee. Quelles metamorphoses negotio discutienda sunt1; car son plus laborieux luy veoy ie faire touts les iours en plusieurs de et principal estude, c'est s'estudier soy. Les limes cognoissants ! C'est une puissante maladie, vres sont, pour luy, du genre des occupations qui et qui se coule naturellement et imperceptible- le desbauchent de son estude: aux premieres penment il y fault grande provision d'estude, et sees qui luy viennent, il s'agite, et faict preuve de grande precaution, pour eviter les imperfections sa vigueur à touts sens, exerce son maniement qu'elle nous charge, ou au moins affoiblir leur tantost vers la force, tantost vers l'ordre et la progrez. le sens que nonobstant touts mes retrengrace, se renge, modere, et fortifie. Il a dequoy chements, elle gaigne pied à pied sur moy : ie sous- esveiller ses facultez par luy mesme; nature luy tiens tant que ie puis; mais ie ne sçay enfin où a donné, comme à touts, assez de matiere sienne elle me menera moy mesme. A toutes adventures, pour son utilité, et des subiects propres assez, ie suis content qu'on sache d'où i seray tumbé. inventer et iuger. CHAPITRE HI. THE

De trois commerces.

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Le mediter est un puissant estude et plein, à qui scait se taster et employer vigoreusement : i'ayme mieulx forger2 mon ame, que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensees, selon l'ame que c'est ; les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare 3: aussi l'a nature favorisee de ce privilege, qu'il n'y a rien que nous puissions faire si long temps, ny action à laquelle nous nous addonnions plus ordinairement et facilement. C'est la besongne des dieux, dict Aristote 4, de laquelle naist et leur beatitude et la

nostre.

Il ne fault pas se clouer si fort à ses humeurs neurs et complexions: nostre principale suffisance, c'est scavoir s'appliquer à divers usages. C'est estre, mais ce n'est pas vivre, que se tenir attaché et obligé par necessité à un seul train : les plus belles ames sont celles qui ont le plus de varieté et de soupplesse. Voylà un honnorable tesmoignage du vieux Caton: Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret'. Si c'estoit à moy La lecture me sert specialement à esveiller par à me dresser à ma mode, il n'est aulcune si bonne divers obiects mon discours 5; à embesongner façon où ie voulusse estre fiché pour ne m'en sçamon iugement, non ma memoire. Peu d'entrevoir desprendre la vie est un mouvement ine- tiens doncques m'arrestent, sans vigueur et sans gual, irregulier et multiforme 3. Ce n'est pas estre effort : il est vray que la gentillesse et la beaulté amy de soy, et moins encores maistre, c'est en me remplissent et occupent autant, ou plus, que estre esclave, de se suyvre incessamment, et estre le poids et la profondeur; et d'autant que ie somsi prins à ses inclinations, qu'on n'en puisse four-meille en toute aultre communication, et que ie voyer, qu'on ne les puisse tordre. Ie le dis à cette n'y preste que l'escorce de mon attention, il m'adheure, pour ne me pouvoir facilement despestrer vient souvent, en telle sorte de propos de l'importunité de mon ame, en ce qu'elle ne sçait et lasches, propos de contenance, de dire et rescommunement s'amuser, sinon où elle s'empes- pondre des songes et bestises, indignes d'un enche, ny s'employer, que bandee et entiere; pour fant et ridicules, ou de me tenir obstiné en silence, legier subiect qu'on luy donne, elle le grossit vo- plus ineptement encores et incivilement. l'ay une lontiers, et l'estire 4, iusques au poinct où elle façon resveuse qui me retire à moy, et, ayt à s'y embesongner de toute sa force: son oy-part, une lourde ignorance et puerile de plusieurs. sifveté m'est, à cette cause, une penible occupa-choses communes : par ces deux qualitez, i'ay

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abbattus

d'aultre

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gaigné qu'on puisse faire, au vray, cinq ou six contes de moy, aussi niais que d'aultre quel qu'il soit.

Or, suyvant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat à la practique des hommes, il me les fault trier sur le volet 1; et me rend incommode aux actions communes. Nous vivons et negocions avecques le peuple : si sa conversation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses et vulgaires (et les basses et vulgaires sont souvent aussi reiglees que les plus desliees, et toute sapience est insipide qui ne s'accommode à l'insipience commune), il ne nous fault plus entremettre ny de nos propres affaires, ny de ceulx d'aultruy; et les publicques et les privez se desmeslent avec ces gents là. Les moins tendues et plus naturelles allures de nostre ame, sont les plus belles; les meilleures occupations, les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceulx de qui elle renge les desirs à leur puissance! il n'est point de plus utile science: «< Selon qu'on peult, » c'estoit le refrain et le mot favory de Socrates; mot de grande substance. Il fault addresser et arrester nos desirs aux choses les plus aysees et voysines. Ne m'est ce pas une sotte humeur, de disconvenir avecques un millier à qui ma fortune me ioinct, de qui ie ne me puis passer; pour me tenir à un ou deux qui sont hors de mon commerce, ou plustost à un desir fantastique de chose que ie ne puis recouvrer? Mes mœurs molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuvent ayseement m'avoir deschargé d'envies et d'inimitiez; d'estre aymé, ie ne dis, mais de n'estre point hay, iamais homme n'en donna plus d'occasion: mais la froideur de ma conversation m'a desrobbé, avecques raison, la bienvueillance de plusieurs, qui sont excusables de l'interpreter à aultre et pire sens.

Ie suis tres capable d'acquerir et maintenir des amitiez rares et exquises; d'autant que ie me harpe3 avecques si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goust, ie m'y produis, ie m'y iecte si avidement, que ie ne fauls pas ayseement de m'y attacher et de faire impression où ie donne: i'en ay faict souvent heureuse preuve. Aux amitiez communes, ie suis aulcunement sterile et froid; car mon aller n'est pas naturel, s'il n'est à

Trier sur le volet, c'est choisir, entre plusieurs choses de la même espèce, celle qui est la plus excellente. Cette expression est fondée sur la coutume qu'ont les jardiniers de répandre leurs graines sur une planche qu'ils nomment volet, afin de choisir les meilleures pour semer. C.

2 XENOPHON, Mém. sur Socrate, 1, 3, 3. C.
3 Je me harponne, je m'attache fortement. E. J.

pleine voile : oultre ce que ma fortune m'ayant duict et affriandé de ieunesse à une amitié seule et parfaicte, m'a à la verité aulcunement desgousté des aultres, et trop imprimé en la fantasie, qu'elle est beste de compaignie, non pas de trouppe, comme disoit cet ancien1; aussi, que i'ay naturellement peine à me communiquer à demy, et avecques modification, et cette servile prudence et souspeçonneuse qu'on nous ordonne en la conversation de ces amitiez nombreuses et imparfaictes : et nous l'ordonne lon principalement en ce temps, qu'il ne se peult parler du monde que dangereusement ou faulsement.

Si veoy ie bien pourtant, que qui a, comme moy, pour sa fin les commoditez de sa vie ( ie dis les commoditez essentielles), doibt fuyr, comme la peste, ces difficultez et delicatesses d'humeur. Ie louerois une ame à divers estages, qui sçache et se tendre et se desmonter; qui soit bien par tout où sa fortune la porte; qui puisse deviser avecques son voysin, de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avecques plaisir un charpentier et un iardinier. l'envie ceulx quisçavent s'apprivoiser au moindre de leur suitte, et dresser de l'entretien en leur propre train : et le conseil de Platon' ne me plaist pas, de parler tousiours d'un langage maestral3 à ses serviteurs, sans ieu, sans familiarité, soit envers les masles, soit envers les femelles; car, oultre ma raison, il est inhumain et iniuste de faire tant valoir cette telle quelle prerogative de la fortune; et les polices où il se souffre moins de disparité entre les valets et les maistres, me semblent les plus equitables. Les aultres s'estudient à eslancer et guinder leur esprit; moy à le baisser et coucher: il n'est vicieux qu'en extension.

Narras et genus Æaci,

Et pugnata sacro bella sub Ilio :
Quo Chium pretio cadum

Mercemur, quis aquam temperet ignibus,

Quo præbente domum, et quota,
Pelignis caream frigoribus, taces 5.

Ainsi comme la vaillance lacedemonienne avoit

besoing de moderation, et du son doulx et gratieux du ieu des fleutes pour la flatter en la guerre,

I PLUTARQUE, De la pluralité d'amis, c. 2 de la version d'Amyot. C.

2 Traité des Lois, VI, p. 872 D, édit. de Francfort, 1602. C. 3 Magistral, d'un ton de maître. C.

4 Outre la raison que je viens d'alléguer (au commencement du paragraphe).

5 Vous nous contez toute la race d'Éacus, et tous les combats livrés sous les murs sacrés d'Ilion: mais vous ne nous dites pas combien nous coûtera le vin de Chio; qui doit nous préparer le bain, et dans quelle maison, à quelle heure, nous braverons le froid des montagnes d'Abruzze. HORACE, Od. III, 19, 3.

:

de peur qu'elle ne se iectast à la temerité et à la | cela il ne fault qu'esveiller un peu et reschauffurie, là où toutes aultres nations ordinairement fer les facultez qui sont en elles. Quand ie les veoy employent des sons et des voix aiguës et fortes, attachees à la rhetorique, à la iudiciaire, à la loqui esmeuvent et qui eschauffent à oultrance legique, et semblables drogueries si vaines, et inucourage des soldats : il me semble de mesme, tiles à leur besoing, i'entre en crainte que les homcontre la forme ordinaire, qu'en l'usage de nostre mes qui le leur conseillent, le facent pour avoir esprit, nous avons, pour la pluspart, plus besoing loy' de les regenter soubs ce tiltre: car quelle de plomb que d'ailes, de froideur et de repos que aultre excuse leur trouveroy ie? Baste2, qu'elles d'ardeur et d'agitation. Sur tout, c'est à mon gré peuvent, sans nous, renger la grace de leurs yeulx bien faire le sot, que de faire l'entendu entre ceulx à la gayeté, à la severité et à la doulceur, assaisonqui ne le sont pas; parler tousiours bandé, fa- ner un nenny de rudesse, de doubte et de faveur, vellar in punta di forchetta'. Il fault se desmet- et qu'elles ne cherchent point d'interprete aux tre au train de ceulx avecques qui vous estes, et discours qu'on faict pour leur service: avecques par fois affecter l'ignorance: mettez à part la cette science, elles commandent à baguette, et force et la subtilité, en l'usage commun; c'est as- regentent les regents et l'eschole. Si toutesfois il sez d'y reserver l'ordre : traisnez vous au demou- leur fasche de nous ceder en quoy que ce soit, rant à terre, s'ils veulent. et veulent par curiosité avoir part aux livres, la poësie est un amusement propre à leur besoing : c'est un art folastre et subtil, desguisé, parlier3, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l'histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à iuger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de nos trahisons, à reigler la temerité de leurs propres desirs, à mesnager leur liberté, alonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l'inconstance d'un serviteur, la rudesse d'un mary, et l'importunité des ans et des rides, et choses semblables. Voylà, pour le plus, la part que ie leur assignerois aux sciences.

Les sçavants chopent volontiers à cette pierre; ils font tousiours parade de leur magistere2, et sement leurs livres par tout ; ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et aureilles des dames, que si elles n'en ont retenu la substance, au moins elles en ont la mine : à toute sorte de proposet matiere, pour basse et populaire qu'elle soit, elles se servent d'une façon de parler et d'escrire nouvelle et sçavante,

Hoc sermone pavent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta; quid ultra?
Concumbunt docte 3;

et alleguent Platon et sainct Thomas, aux choses
ausquelles le premier rencontré serviroit aussi
bien de tesmoing : la doctrine qui ne leur a peu
arriver en l'ame, leur est demeuree en la langue.
Si les bien nees me croyent, elles se contenteront
de faire valoir leurs propres et naturelles riches-
ses: elles cachent et couvrent leurs beaultez soubs
des beaultez estrangieres; c'est grande simplesse
d'estouffer sa clarté, pour luire d'une lumiere em-
pruntee; elles sont enterrees et ensepvelies soubs
l'art, de capsula tota 4. C'est qu'elles ne se cognois-
sent point assez : le monde n'a rien de plus beau;
c'est à elles d'honnorer les arts, et de farder le
fard. Que leur faut il, que vivre aymees et hon-
norees? elles n'ont et ne sçavent que trop pour

1 Parler un langage précieux, subtil, recherché. C. - Cette expression italienne signifie à la lettre, parler sur la pointe d'une fourchette, et répond à notre expression française, disputer sur la pointe d'une aiguille. E. J.

2 Science magistrale et doctorale. E. J.

3 Crainte, colère, joie, chagrin, tout, jusqu'à leurs plus secrètes passions, est exprimé dans ce style. Que dirai-je enfin? c'est doctement qu'elles se påment. Juv. VI, 189.

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Il y a des naturels particuliers, retirez et internes ma forme essentielle est propre à la communication et à la production; ie suis tout au dehors et en evidence, nay à la societé et à l'amitié. La solitude que l'ayme et que ie presche, ce n'est principalement que ramener à moy mes affections et mes pensees; restreindre et resserrer, non mes pas, ains mes desirs et mon soulcy, resignant la solicitude estrangiere, et fuyant mortellement la servitude et l'obligation, et non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude locale, à dire verité, m'estend plustost, et m'eslargit au dehors; ie me iecte aux affaires d'estat et à l'univers plus volontiers quand ie suis seul : au Louvre et en la presse, ie me resserre et contrains en ma peau; la foule me repoulse à moy; et ne m'entretiens iamais si follement, si licentieusement et particulierement, qu'aux lieux de respect et de prudence cerimonieuse : nos folies ne me

Loisir, liberté, occasion, moyen. E. J.

2 Il suffit, c'est assez; de l'italien basta. E. J.
3 Parleur, babillard. E. J.

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