Obrázky na stránke
PDF
ePub

font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, ie ne suis pas ennemy de l'agitation des courts; i'y ay passé partie de la vie, et suis faict à me porter alaigrement aux grandes compaignies, pourveu que ce soit par intervalles et à mon poinct: mais cette mollesse de iugement, dequoy ie parle, m'attache par force à la solitude. Voire chez moy, au milieu d'une famille peuplee, et maison des plus frequentees, i'y veoy des gents assez, mais rarement ceulx avecques qui i'ayme à communiquer : et ie reserve là, et pour moy, et pour les aultres, une liberté inusitee; il s'y faict trefve de cerimonie, d'assistance et convoyements, et telles aultres ordonnances penibles de nostre courtoisie: oh! la servile et importune usance! Chascun s'y gouverne à sa mode; et entretient qui veult ses pensees: ie m'y tiens muet, resveur et enfermé, sans offense de mes hostes.

Les hommes de la societé et familiarité desquels ie suis en queste, sont ceulx qu'on appelle honnestes et habiles hommes : l'image de ceulx icy me desgouste des aultres. C'est, à le bien prendre, de nos formes, la plus rare; et forme qui se doibt principalement à la nature. La fin de ce commerce, c'est simplement la privauté, frequentation et conference, l'exercice des ames, sans aultre fruict. En nos propos, touts subiects me sont eguaux; il ne me chault qu'il y ayt ny poids ny profondeur: la grace et la pertinence y sont tousiours; tout y est teinct d'un iugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise, de gayeté, et d'amitié. Ce n'est pas au subiect des substitutions seulement que nostre esprit monstre sa beaulté et sa force, et aux affaires des rois; il la monstre autant aux confabulations 2 privees. Ie cognoy mes gents au silence

mesme et à leur soubrire, et les descouvre mieulx, à l'adventure, à table qu'au conseil : Hippomachus 3 disoit bien qu'il cognoissoit les bons luicteurs à les veoir simplement marcher par une rue 4. S'il plaist à la doctrine de se mesler à nos devis, elle n'en sera point refusee, non magistrale, imperieuse et importune, comme de coustume, mais suffragante 5 et docile elle mesme;

1 Reconduites. — Convoyer quelqu'un qui s'en va, prosequi proficiscentem, deducere aliquem. NICOT.

2 Conversations, entretiens, discours familiers. E. J. 3 PLUTARQUE, Vie de Dion, c. I. C.

4 Un poëte français a dit de même :

Même quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes.
E. J.

5 C'est-à-dire, souple, humble, modeste. - Suffragant signifie proprement, qui plie, qui cède, de suffrago, suffraginis, le pli du jarret de derrière d'un animal à quatre pieds. Un

nous n'y cherchons qu'à passer le temps: à l'heure d'estre instruicts et preschez, nous l'irons trouver en son throsne; qu'elle se desmette à nous pour ce coup, s'il luy plaist; car, toute utile et desirable qu'elle est, ie presuppose qu'encores au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer, et faire nostre effect sans elle. Une ame bien nee, et exercee à la practique des hommes, se rend pleinement agreable d'elle mesme : l'art n'est aultre chose que le contreroolle et le registre des productions de telles ames.

C'est aussi pour moy un doulx commerce, que celuy des belles et honnestes femmes : nam nos quoque oculos eruditos habemus 2. Si l'ame n'y a pas tant à iouyr qu'au premier, les sens corporels, qui participent aussi plus à cettuy cy, le rameinent à une proportion voysine de l'aultre; quoy que, selon moy, non pas eguale. Mais c'est un commerce où il se fault tenir un peu sur ses gardes, et notamment ceulx en qui le corps peult beaucoup, comme en moy. Ie m'y eschaulday en mon enfance, et y souffris toutes les rages que les poëtes disent advenir à ceulx qui s'y laissent aller sans ordre et sans iugement; il est vray que ce coup de fouet m'a servy depuis d'instruction;

Quicumque Argolica de classe Capharea fugit, Semper ab Euboicis vela retorquet aquis 3. C'est folie d'y attacher toutes ses pensees, et s'y engager d'une affection furieuse et indiscrette. Mais d'aultre part, de s'y mesler sans amour

et sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour iouer un roolle commun de l'aage et de la coustume, et n'y mettre du sien que les paroles, c'est, de vray, pourveoir à sa seureté, mais bien laschement, comme celuy qui abbandonneroit son honneur, ou son proufit, où son

plaisir, de peur du dangier; car il est certain que d'une telle practique, ceulx qui la dressent n'en peuvent esperer aulcun fruict qui touche ou satis

suffragant, dit le commentateur de Rabelais, de qui j'ai appris tout ceci, c'est proprement un homme qui plie les genouz sous le faix qu'il aide à porter. PANTAGRUEL, V, 8, note 2. C. Cette origine étymologique est vraie; mais elle ne sert à rien ici pour éclaircir le mot suffragante, et l'explication que donne Coste de ce mot n'est pas exacte. Une doctrine suffragante signifie tout simplement une science qui ne sert qu'à confirmer les devis familiers par son suffrage et sa voix, par allusion aux délibérations publiques. E. J.

1 Qu'elle s'abaisse jusqu'à nous, s'accommode à notre portée. C.

2 Car nous aussi nous avons des yeux qui s'y connaissent. CIC. Paradox. V, 2.

3 Quiconque s'est sauvé d'entre les rochers de Capharée, détourne toujours ses voiles de la mer perfide d'Eubée. OVIDE, Trist. I, 1, 83.

bienvueillance; celles mesmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hennissent et tressaillent d'amour; nous les veoyons, avant le faict, pleines d'esperance et d'ardeur, et quand le corps a ioué son ieu, se chatouiller encores de la doulceur de cette souvenance; et en veoyons qui s'enflent de fierté au partir de là, et qui en produisent des chants de feste et de triumphe, lasses et saoules. Qui n'a qu'à descharger le corps d'une necessité naturelle, n'a que faire d'y embesongner aultruy, avecques des apprests si curieux; ce n'est pas viande à une grosse et lourde faim.

Comme celuy qui ne demande point qu'on me tienne pour meilleur que ie suis, ie diray cecy des erreurs de ma ieunesse. Non seulement pour le dangier qu'il y a de la santé (si n'ay ie sceu si bien faire, que ie n'en aye eu deux attainctes, legieres toutesfois et preambulaires), mais encores par mespris, ie ne me suis gueres addonné aux accointances venales et publicques: i'ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire; et aimoy la façon de l'empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours autant par la modestie et noblesse, que par aultre qualité, et l'humeur de la courtisane Flora2, qui ne se prestoit à moins que d'un dictateur, ou consul, ou censeur, et prenoit son deduict en la dignité de ses amoureux. Certes, les perles et le brocadel 3 y conferent quelque chose, et les tiltres, et le train.

face une belle ame: il fault avoir en bon escient desiré ce qu'on veult prendre en bon escient plaisir de iouyr; ie dis quand iniustement fortune favoriseroit leur masque; ce qui advient souvent, à cause de ce qu'il n'y a aulcune d'elles, pour malotrue qu'elle soit, qui ne pense estre bien aymable, qui ne se recommende par son aage, ou par son poil, ou par son mouvement (car de laides universellement il n'en est non plus que de belles : et les filles brachmanes qui ont faulte d'aultre recommendation, le peuple assemblé à cri publicque pour cet effect, vont en la place, faisants monstre de leurs parties matrimoniales, veoir si par là au moins elles ne valent pas d'acquerir un mary) : par consequent il n'en est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu'on luy faict de la servir. Or, de cette trahison commune et ordinaire des hommes d'auiourd'huy, il fault qu'il advienne ce que desia nous monstre l'experience; c'est qu'elles se rallient et reiectent à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr, ou bien qu'elles se rengent aussi de leur costé à cet exemple que nous leur donnons, qu'elles iouent leur part de la farce, et se prestent à cette negociation, sans passion, sans soing et sans amour, neque affectui suo, aut alieno, obnoxiæ ; estimants, suyvant la persuasion de Lysias en Platon, qu'elles se peuvent addonner plus utilement et commodement à nous, d'autant que moins nous les aymons: il en ira comme des comedies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les co- Au demourant, ie faisoy grand compte de l'esmediens. De moy, ie ne cognoy non plus Venus prit, mais pourveu que le corps n'en feust pas à sans Cupidon, qu'une maternité sans engeance: dire; car, à respondre en conscience, si l'une ou ce sont choses qui s'entreprestent et s'entredoib- l'aultre des deux beaultez debvoit necessairement vent leur essence. Ainsi cette piperie reiaillity faillir, i'eusse choisy de quitter plustost la spisur celuy qui la faict: il ne luy couste gueres; mais il n'acquiert aussi rien qui vaille. Ceulx qui ont faict Venus deesse, ont regardé que sa principale beaulté estoit incorporelle et spirituelle: mais celle que ces gents cy cerchent 3, n'est pas seulement humaine, ny mesme brutale. Les bestes ne la veulent si lourde et si terrestre : nous veoyons que l'imagination et le desir les eschauffe souvent et solicite, avant le corps; nous veoyons, en l'un et l'aultre sexe, qu'en la presse elles ont du chois et du triage en leurs affections, et qu'elles ont entre elles des accointances de longue

[blocks in formation]

rituelle: elle a son usage en meilleures choses; mais au subiect de l'amour, subiect qui principalement se rapporte à la veue et à l'attouchement, on faict quelque chose sans les graces de l'esprit, rien sans les graces corporelles. C'est le vray advantage des

In his modestam pueritiam, in aliis imagines majorum, incitamentum cupidinis habebat. TACITE, Annal. VI, I. C. 2 Après avoir feuilleté bien des livres, pour tâcher de découvrir d'où Montaigne pouvait avoir tiré ce fait, j'ai trouvé, dans le Dictionnaire de Bayle (art. Flora, rem. E), que c'est d'Antoine de Guevera, de qui Brantôme l'a pris pour l'insérer dans la Vie des dames galantes, t. I, p. 313, etc. où il dit, « que la courtisane Flora estoit de bonne maison et de grande lignee, et qu'elle avoit cela de bon et de meilleur que Laïs, qui s'abbandonnoit à tout le monde comme une bagace, et « Flora aux grands; si bien que sur le seuil de sa porte elle << avoit mis cet escriteau: Roys, princes, dictateurs, consuls, « censeurs, pontifes, questeurs, ambassadeurs, et aultres

[ocr errors]

"

« grands seigneurs, entrez, et non d'aultres. »> Ce sont là, dit Bayle, des contes faits à plaisir. C.

3 La brocatelle, ou le brocart. E. J.

dames, que la beaulté; elle est si leur, que la nostre, quoy qu'elle desire des traicts un peu aultres, n'est en son poinct, que confuse avecques la leur, puerile et imberbe : on dict que chez le Grand Seigneur, ceulx qui le servent soubs tiltre de beaulté, qui sont en nombre infiny, ont leur congé, au plus loing, à vingt et deux ans. Les discours, la prudence et les offices d'amitié se treuvent mieulx chez les hommes: pourtant gouvernent ils les affaires du monde.

Ces deux commerces' sont fortuites et dependants d'aultruy; l'un est ennuyeux par sa rareté, l'aultre se flestrit avec l'aage : ainsin ils n'eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie. Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous : il cede aux premiers les aultres advantages; mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy cy costoye tout mon cours, et m'assiste par tout; il me console en la vieillesse et en la solitude; il me descharge du poids d'une oysifveté ennuyeuse, et me desfaict à toute heure des compaignies qui me faschent; il esmousse les poinctures de la douleur, si elle n'est du tout extreme et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eulx, et me la desrobbent : et si ne se mutinent point, pour veoir que ie ne les recerche' qu'au default de ces aultres commoditez, plus reelles, vifves et naturelles; ils me receoivent tousiours de ntesme visage. Il a bel aller à pied, dict on, qui meine son cheval par la bride; et nostre Iacques, roy de Naples et de Sicile, qui beau, ieune et sain, se faisoit porter par païs en civiere, couché sur un meschant oreiller de plume, vestu d'une robbe❘ de drap gris et un bonnet de mesme, suyvy cependant d'une grande pompe royale, lictieres, chevaulx à main de toutes sortes, gentilshommes et officiers, representoit une austerité tendre encores et chancelante : le malade n'est pas à plaindre, qui a la guarison en sa manche. En l'experience et usage de cette sentence, qui est tres veritable, consiste tout le fruict que ie tire des livres : ie ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceulx qui ne les cognoissent point; i'en iouïs, comme les avaricieux des thresors, pour sçavoir que i'en iouïray quand il me plaira : mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Ie ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre : toutesfois il se passera plusieurs iours, et des mois, sans que

L'un avec les hommes par une conversation libre et familière, et l'autre avec les femmes par l'amour. C. a Recherche. E. J.

ie les employe; ce sera tantost, dis ie, ou demain, ou quand il me plaira : le temps court et s'en va cependant, sans me blecer; car il ne se peult dire combien ie me repose et seiourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure; et à recognoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que i'aye trouvé à cet humain voyage; et plains extremement les hommes d'entendement qui l'ont à dire, l'accepte plustost toute aultre sorte d'amusement, pour legier qu'il soit, d'autant que cettuy cy ne me peult faillir.

Chez moy, ie me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où, tout d'une main, ie commande à mon mesnage. Ie suis sur l'entree, et veoy soubs moy mon iardin, ma bassecourt, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là ie feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pieces descousues : tantost ie resve; tantost i'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voycy. Elle est au troisiesme estage d'une tour : le premier, c'est ma chapelle; le second, une chambre et sa suitte, où ie me couche souvent, pour estre seul; au dessus, elle a une grande garderobbe : c'estoit, au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Ie passe là et la pluspart des iours de ma vie, et la pluspart des heures du iour : ie n'y suis iamais la nuict. A sa suitte est un cabinet assez poly, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres plaisamment percé : et si ie ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne, i'y pourroy facilement coudre à chasque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plain pied, ayant trouvé touts les murs montez, pour aultre usage, à la haulteur qu'il me fault. Tout lieu retiré requiert un promenoir; mes pensees dorment, si ie les assis; mon esprit ne va pas seul, comme si les iambes l'agitent : ceulx qui estudient sans livre, en sont touts là. La figure en est ronde, et n'a de plat que ce qu'il fault à ma table et à mon siege; et vient m'offrant, en se courbant, d'une veue, touts mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect', et seize pas de vuide en diametre. En hyver, i'y suis moins continuellement; car ma maison est iuchee sur un tertre, comme dict son nom, et n'a point de piece plus esventee que cette cy, qui me plaist d'estre un peu penible et à l'escart, tant pour le fruict de Prospect, du latin prospectus, vue qui s'étend au loin et devant le spectateur. E. J.

l'exercice, que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege : l'essaye à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coing à la communauté et coniugale, et filiale, et civile; par tout ailleurs ie n'ay qu'une auctorité verbale, en es

sence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy où estre à soy, où se faire particulierement la court, où se cacher! L'ambition paye bien ses gents, de les tenir tousiours en monstre, comme la statue d'un marché; magna servitus est magna fortuna: ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraicte. Ie n'ay rien iugé de si rude en l'austerité de vie que nos religieux affectent, que ce que ie veoy, en quelqu'une de leurs compaignies, avoir pour reigle une perpetuelle societé de lieu, et assistance nombreuse entre eulx en quelque action que ce soit; et treuve aulcunement plus supportable d'estre tousiours seul, que ne le pouvoir iamais estre.

ne

Si quelqu'un me dict que c'est avilir les Muses, de s'en servir seulement de iouet et de passetemps; il ne sçait pas, comme moy, combien vault le plaisir, le ieu et le passetemps: à peine que ie ne die toute aultre fin estre ridicule. Ie vis du jour à la iournee, et parlant en reverence, vis que pour moy : mes desseings se terminent là. l'estudiay ieune pour l'ostentation; depuis, un peu pour m'assagir 2; à cette heure pour m'esbattre : iamais pour le quest 3. Une humeur vaine et despensiere que l'avois aprez cette sorte de meuble, non pour en prouveoir seulement mon besoing, mais de trois pas au delà, pour m'en tapisser et parer, ie l'ay pieça abbandonnee.

Les livres ont beaucoup de qualitez agreables à ceulx qui les sçavent choisir : mais aulcun bien sans peine; c'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les aultres; il a ses incommoditez, et bien poisantes : l'ame s'y exerce, mais le corps, duquel ie n'ay non plus oublié le soing, demeure cependant sans action, s'atterre, et s'attriste. Ie ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter, en cette declinaison

d'aage.

Voylà mes trois occupations favories et particulieres: ie ne parle point de celles que ie dois au monde par obligation civile.

* Une grande fortune est une grande servitude. SÉNÈQUE, Consol. ad Polybium, c. 26.

2 Pour me rendre sage, me faire devenir sage. E. J. 3 Quest ou queste, gain, du latin quæstus. Il y a dans l'édition de 1588, fol. 362: «< iamais pour le gaing. » On ne trouve quest dans aucun ancien dictionnaire. Montaigne s'en sert par analogie; car on disait acquest, conquest, etc. J. V. L.

CHAPITRE IV.

De la diversion.

l'ay aultrefois esté employé à consoler une dame vrayement affligee; la pluspart de leurs dueils sont artificiels et cerimonieux,

Uberibus semper lacrymis, semperque paratis
In statione sua, atque exspectantibus illam,
Quo iubeat manare modo 1.

On y procede mal, quand on s'oppose à cette
passion; car l'opposition les picque et les engage
plus avant à la tristesse : on exaspere le mal par
la ialousie du debat. Nous veoyons, des propos
communs, que ce que i'auray diet sans soing, si
on vient à me le contester, ie m'en formalize, ie
l'espouse; beaucoup plus ce à quoy i'aurois in-
terest. Et puis, en ce faisant, vous vous presen-
tez à vostre operation, d'une entree rude; là où
les premiers accueils du medecin envers son pa-
tient doibvent estre gratieux, gays, et agreables:
et iamais medecin laid et rechigné n'y feit œuvre.
Au contraire doncques, il fault ayder, d'arrivee,
et favoriser leur plaincte, et en tesmoigner quel-
que approbation et excuse. Par cette intelligence,
vous gaignez credit à passer oultre; et d'une fa-
cile et insensible inclination, vous vous coulez
aux discours plus fermes et propres à leur gua-
rison. Moy, qui ne desiroy principalement que
de piper l'assistance qui avoit les yeulx sur moy,
m'advisay de plastrer le mal; aussi me trouve ie,
par experience, avoir mauvaise main et infruc-
tueuse à persuader2: ou ie presente mes raisons
trop poinctues et trop seiches, ou trop brusque-
ment, ou trop nonchalamment. Aprez que ie me
feus appliqué un temps à son torment, ie n'es-
sayay pas de la guarir par fortes et vifves raisons,
parce que i'en ay faulte, ou que ie pensois aul-
trement faire mieulx mon effect; ny n'allay choi-
sissant les diverses manieres que la philosophie
prescrit à consoler : Que ce qu'on plainct3 n'est
pas mal, comme Cleanthes; Que c'est un legier
mal, comme les peripateticiens; Que se plaindre
n'est action ny iuste, ny louable, comme Chrysip-
pus; ny cette cy d'Epicurus, plus voysine à mon
style, de transferer la pensee des choses fascheuses
aux plaisantes; ny faire une charge de tout cet
amas, le dispensant par occasion, comme Cicero:
mais declinant tout mollement nos propos, et les
gauchissant peu à peu aux subiects plus voysins, et

Une femme a toujours des larmes toutes prêtes, qui, au
premier ordre, vont couler en abondance. Juv. Sat. VI, 272.
2 L'édition de 1588 ajoute : « quand il y a resistance. »>
3 CIC. Tusc. quæst. III, 31. C.

puis un peu plus esloingnez, selon qu'elle se pres- mariage, leur donna cette loy, « qu'elle acceptetoit plus à moy, ie luy desrobbay imperceptible- roit celuy qui l'egualeroit à la course, pourveu ment cette pensee douloureuse, et la teins en que ceulx qui y fauldroient en perdissent la vie1. » bonne contenance, et du tout rappaisee, autant | Il s'en trouva assez qui estimerent ce prix digne que i'y feus. I'usay de diversion. Ceulx qui me d'un tel hazard, et qui encoururent la peine de suyvirent à ce mesme service, n'y trouverent ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire son aucun amendement; car ie n'avoy pas porté la essay aprez les aultres, s'addressa à la deesse tucoignee aux racines. trice de cette amoureuse ardeur, l'appellant à son secours; qui exauceant sa priere, le fournit de trois pommes d'or, et de leur usage. Le champ de la course ouvert, à mesure qu'Hippomenes sent sa maistresse luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inadvertance, l'une de ces pommes; la fille, amusee de sa beaulté, ne fault point de se destourner pour l'amasser :

A l'adventure ay ie touché ailleurs quelque espece de diversions publicques et l'usage des militaires, dequoy se servit Pericles en la guerre peloponnesiaque', et mille aultres ailleurs, pour revoquer de leur païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce feut un ingenieux destour, dequoy le sieur d'Himbercourt sauva et soy et d'aultres, en la ville du Liege', où le duc de Bourgoigne, qui la tenoit assiegee, l'avoit faict entrer pour executer les convenances de leur reddition accordee. Ce peuple, assemblé de nuict pour y prouveoir, commence à se mutiner contre ces accords passez; et delibererent plusieurs de courre sus aux negociateurs qu'ils tenoient en leur puissance : luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces gents qui venoient se ruer en son logis, lascha soubdain vers eulx deux des habitants de la ville (car il y en avoit aulcuns avecques luy), chargez de plus doulces et nouvelles offres à proposer en leur conseil, qu'il avoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux arresterent la premiere tempeste, ramenants cette tourbe esmeue en la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation feut courte voycy desbonder un second orage autant animé que l'aultre; et luy à leur despescher en teste quatre nouveaux et semblables intercesseurs, protestants avoir à leur declarer à ce coup des presentations plus grasses 3, du tout à leur contentement et satisfaction; par où ce peuple feut derechef repoulsé dans le conclave. Somme, que par telle dispensation d'amusements, divertissant leur furie et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit enfin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire.

Cet aultre conte est aussi de ce predicament4. Atalante, fille de beaulté excellente et de merveilleuse disposition, pour se desfaire de la presse de mille poursuyvants qui la demandoient en

1 PLUTARQUE, Périclès, c. 21 de la traduction d'Amyot. J. V. L.

2 De Liége. Vous trouverez tout cela déduit fort au long dans les Mémoires de PHILIPPE DE COMINES, I. II, c. 3. C. 3 Des offres plus avantageuses. E. J.

4 De cette catégorie. On appelle prédicaments, en logique, les dix catégories d'Aristote. E. J.

Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi Declinat cursus, aurumque volubile tollit". Autant en feit il, à son poinct, et de la seconde et de la tierce : iusques à ce que, par ce fourvoyement et divertissement, l'advantage de la course luy demeura. Quand les medecins ne peuvent purger le catarrhe, ils le divertissent et desvoyent à une aultre partie moins dangereuse: ie m'apperceoy que c'est aussi la plus ordinaire recepte aux maladies del'ame; abducendus etiam nonnunquam animus est ad alia studia, sollicitudines, curas, negotia; loci denique mutatione, tanquam ægroti non convalescentes, sæpe curandus est3; on luy faict peu chocquer les maulx de droict fil, on ne luy en faict ny soustenir ny rabbattre l'attaincte, on la luy faict decliner et gauchir.

Cette aultre leçon est trop haulte et trop difficile: c'est à faire à ceulx de la premiere classe, de s'arrester purement à la chose, la considerer, la iuger; il appartient à un seul Socrates d'accointer la mort d'un visage ordinaire, s'en apprivoiser et s'en iouer: il ne cherche point de consolation hors de la chose; le mourir luy semble accident naturel et indifferent; il fiche là iustement sa veue, et s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d'Hegesias 4, qui se font mourir de faim, eschauffez des beaux discours

Præmia veloci conjux thalamique dabuntur;
Mors pretium tardis ea lex certaminis esto.
OVIDE, Métam. X, 15.

2 Surprise, charmée de la beauté de cette pomme, elle se détourne de sa course, et saisit l'or qui roule à ses pieds. OVIDE, Métam. X, 666.

3 Quelquefois il faut détourner l'âme vers d'autres goûts, d'autres soins, d'autres occupations; souvent même il faut essayer de la guérir par le changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autrement recouvrer la santé. CIC. Tuse. quæst. IV, 35.

4 CIC. Tusc. quæst. I, 34; VALÈRE MAXIME, VIII, 9, ext. 3. C.

« PredošláPokračovať »