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I

de ses leçons', et si dru, que le roy Ptolemee qu'il pensast à sa conscience; mais il me dit depuis, luy feit deffendre de plus entretenir son eschole qu'encores que ces voix luy veinssent aux aureilde ces homicides discours; ceulx là ne conside-les, elles ne l'avoient aulcunement touché, et qu'il rent point la mort en soy, ils ne la iugent point; ne pensa iamais qu'à se descharger et à se vence n'est pas là où ils arrestent leur pensee: ils ger: il tua son homme en ce mesme combat. Beaucourent, ils visent à un estre nouveau. coup feit pour L. Silanus, celuy qui luy apporta sa condemnation, de ce qu'ayant ouy sa response, «qu'il estoit bien preparé à mourir, mais non pas de mains scelerees,» il se rua sur luy avecques ses soldats pour le forcer; et comme luy, tout desarmé, se deffendoit obstineement de poings et de pieds, il le feit mourir en ce debat, dissipant en prompte cholere et tumultuaire le sentiment penible d'une mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.

Ces pauvres gents qu'on veoid, sur l'eschaf faut, remplis d'une ardente devotion, y occupants touts leurs sens autant qu'ils peuvent, les aureilles aux instructions qu'on leur donne, les yeulx et les mains tendues au ciel, la voix à des prieres haultes, avecques une esmotion aspre et continuelle, font, certes, chose louable et convenable à une telle necessité: on les doibt louer de religion, mais non proprement de constance; ils fuyent la luicte, ils destournent de la mort leur consideration, comme on amuse les enfants pendant qu'on leur veult donner le coup de lancette. l'en ay veu, si par fois leur veue se ravalloit à ces horribles apprests de la mort qui sont autour d'eulx, s'en transir, et reiecter avecques furie ailleurs leur pensee: à ceulx qui passent une profondeur effroyable, on ordonne de clorre ou destourner leurs yeulx.

Subrius Flavius ayant, par le commandement de Neron, à estre desfaict, et par les mains de Niger, touts deux chefs de guerre ; quand on le mena au champ où l'execution debvoit estre faicte, veoyant le trou que Niger avoit faict caver pour le mettre, inegual et mal formé2: «Ny cela mesme, dit il, se tournant aux soldats qui y assistoient, n'est selon la discipline militaire ; » et à Niger, qui l'exhortoit de tenir la teste ferme : « Frappasses tu seulement aussi ferme! >> et devina bien; car le bras tremblant à Niger, il la luy couppa à divers coups. Cettuy cy semble bien avoir eu sa pensee droictement et fixement au subiect.

Nous pensons tousiours ailleurs : l'esperance d'une meilleure vie nous arreste et appuye; ou l'esperance de la valeur de nos enfants; ou la gloire future de nostre nom; ou la fuitte des maulx de cette vie; ou la vengeance qui menace ceulx qui nous causent la mort :

Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum..

Audiam; et hæc manes veniet mihi fama sub imos 3. Xenophon sacrifioit couronné, quand on luy veint annoncer la mort de son fils Gryllus en la battaille de Mantinee : au premier sentiment de cette nouvelle, il iecta sa couronne à terre; mais par la suitte du propos, entendant la forme d'une mort tres valeureuse, il l'amassa, et remeit sur sa teste 4. Epicurus mesme se console, en sa fin, sur l'eternité et l'utilité de ses escripts 5; omnes clari et nobilitati labores fiunt tolerabiles 6: et la mesme playe, le mesme travail ne poise pas, dict Xenophon, à un general d'armee comme à un soldat 7. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant esté informé que la victoire estoit demeu

Celuy qui meurt en la meslee, les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sentree de son costé 8: hæc sunt solatia, hæc fomenta

ny ne la considere; l'ardeur du combat l'emporte.

3

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et se

Un honneste homme de ma cognoissance, estant
tumbé comme il se battoit en estacade
sentant daguer 4 à terre par son ennemy de neuf
ou dix coups, chascun des assistants luy crioit

* Edition de 1588, fol. 364, « de son oraison. »>

2 Quum (scrobem) Flavius ut humilem et angustam increpans, circumstantibus militibus: Ne hoc quidem, inquit, ez disciplina. Admonitusque fortiter protendere cervicem : Utinam, ait, tu tam fortiter ferias! TACITE, Annal. XV, 67. C.

3 C'est-à-dire, dans une espèce de lice environnée d'une barrière où les champions se renfermaient, en présence du penple, pour se battre à outrance. Cotgrave ne donne point d'autre sens au mot d'estacade; il parait qu'alors on s'exprimait ainsi pour dire, se battre en champ clos. C.

Frapper à coups de dague. E. J.

1 Se dégager, se débarrasser. C.

2 Animum quidem morti destinatum ait, sed non permittere percussori gloriam ministerii. TACITE, Annal. XVI, 9. C.

3 S'il est des dieux vengeurs du crime, j'espère que tu trouveras, sur les plus affreux écueils, un supplice digne de toi, et qu'en périssant tu invoqueras Didon..... Je l'apprendrai; le bruit de ta mort viendra jusqu'à moi daus le séjour des mânes. VIRGILE, Énéide, IV, 382, 387.

4 VALÈRE MAXIME, IV, 10, ext. 2; DIOCÈNE LAERCE, Vie de Xénophon; ÉLIEN, Histoires div. III, 3; STOBÉE, Disc. 7 et 106, etc. J. V. L.

5 Dans sa Lettre à Hermachus ou à Idoménée. CIC. de Finib. II, 30; DIOG. LAERCE, X, 22. C.

6 Tous les travaux accompagnés de gloire sont faciles à supporter. CIC. Tusc. quæst. II, 24.

7 Eosdem labores non esse æque graves imperatori, et militi. CIC. Tusc. quæst. II, 26.

8 CORN. NÉPOS, Vie d'Epaminondas, c. 9. C.

Si non prima novis conturbes vulnera plagis, Volgivagaque vagus venere ante recentia cures 1. Je feus aultrefois touché d'un puissant desplaisir, selon ma complexion; et encores plus iuste que puissant: ie m'y feusse perdu à l'adventure, siie m'en feusse simplement fié à mes forces. Ayant besoing d'une vehemente diversion pour m'en distraire, ie me feis, par art, amoureux, et par estude; à quoy l'aage m'aydoit : l'amour me soulagea et retira du mal qui m'estoit causé par l'amitié. Par tout ailleurs, de mesme : une aigre imagination me tient; ie treuve plus court, que de la dompter, la changer; ie luy en substitue, si ie ne puis une contraire, au moins une aultre tousiours la variation soulage, dissoult et dissipe. Si ie ne puis la combattre, ie luy eschappe; et en la fuyant, ie fourvoye, ie ruse: muant de lieu, d'occupation, de compaignie, ie me sauve dans la presse d'aultres amusements et pensees, où elle perd ma trace et m'esgare 3.

:

summorum dolorum; et telles aultres circonstances nous amusent, divertissent et destournent de la consideration de la chose en soy. Voire, les arguments de la philosophie vont à touts coups costoyant et gauchissant la matiere, et à peine essuyant sa crouste: le premier homme de la premiere eschole philosophique et surintendante des aultres, ee grand Zenon, contre la mort : « Nul mal n'est honnorable; la mort l'est; elle n'est pas doncques mal 2; » contre l'yvrongnerie: « Nul ne fie son secret à l'yvrongne ; chascun le fie au sage; le sage ne sera doncques pas yvrongne 3. » Cela est ce donner au blanc ? l'ayme à veoir ces ames principales ne se pouvoir desprendre de nostre consorce 4; tant parfaicts hommes qu'ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes. C'est une doulce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle : ie le veoy bien, encores que ie n'en aye aulcune experience. Pour en distraire dernierement un ieune prince, ie ne luy alloy pas disant qu'il falloit prester la ioue à celuy qui vous avoit frappé l'aultre, pour le deb-constance; car le temps, qu'elle nous a donné voir de charité; ny ne luy alloy representer les tragiques evenements que la poësie attribue à cette passion: ie la laissay là; et m'amusay à luy faire gouster la beaulté d'une image contraire, l'honneur, la faveur, la bienvueillance qu'il acquerroit par clemence et bonté : ie le destournay à l'ambition. Voylà comme lon en faict.

Si vostre affection en l'amour est trop puissante, dissipez la, disent ils; et disent vray, car ie l'ay souvent essayé avec utilité : rompez la à divers desirs, desquels il y en ayt un regent et maistre, si vous voulez; mais de peur qu'il ne vous gourmande et tyrannize, affoiblissez le, seiournez le 5, en le divisant et divertissant:

Quum morosa vago singultiet inguine vena 6,

Coniicito humorem collectum in corpora quæque 7: et pourveoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en peine, s'il vous a une fois saisy;

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Nature procede ainsi par le benefice de l'in

pour souverain medecin de nos passions, gaigne son effect principalement par là, que fournissant aultres et aultres affaires à nostre imagination, il desmesle et corrompt cette premiere apprehension, pour forte qu'elle soit. Un sage ne veoid gueres moins son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu'au premier an, et suyvant Epicurus, de rien moins (car il n'attribuoit aulcun leniment des fascheries 4, ny à la prevoyance, ny à l'antiquité d'icelles): mais tant d'aultres cogitations traversent cette cy, qu'elle s'alanguit et se lasse enfin.

Pour destourner l'inclination des bruicts communs, Alcibiades couppa les aureilles et la queue à son beau chien, et le chassa en la place; à fin que donnant ce subiect pour babiller au peuple, il laissast en paix ses aultres actions". l'ay yeu aussi, pour cet effect de divertir les opinions et coniectures du peuple et desvoyer les parleurs, des femmes couvrir leurs vrayes affections par des affections contrefaictes: mais i'en ay veu telle

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1 C'est là ce qui console, ce qui adoucit les plus grandes dou- qui, en se contrefaisant, s'est laissee prendre à leurs. CIC. Tusc. quæst. II, 23.

2 SÉNÈQUE, Epist. 82. C.

3 ID. Epist. 83.

4 Dégager de notre communauté.. Consorce semble avoir été forgé par Montaigne, du latin consortium. On trouve dans Cotgrave consors, pour dire compagnons, complices, camurades, voisins; mais consorce n'est ni dans Cotgrave, ni dans Nicot. C.

5 Donnez-lui du repos, amortissez-le. E. J.

6 Lorsque vous serez tourmenté par les plus violents désirs. PERSE, Sat. VI, 73.

7 Assouvissez-les sur le premier objet qui s'offrira. LUCRÈCE, IV, 1062.

bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feincte; et apprins par elle que

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ceulx qui se treuvent bien logez, sont des sots de consentir à ce masque : les accueils et entretiens publicques estants reservez à ce serviteur apposté, croyez qu'il n'est gueres habile s'il ne se met enfin à vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c'est proprement tailler et coudre un soulier, pour qu'un aultre le chausse.

faire mourir à faulte de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me trouvant là, ie consideroy par combien legieres causes et obiects l'imagination nourrissoit en moy le regret de la vie; de quels atomes se bastissoit en mon ame le poids et la difficulté de ce deslogement; à combien frivoles pensees nous donnions place en un si grand affaire un chien, un che

Peu de chose nous divertit et destourne, car peu de chose nous tient. Nous ne regardons gue-val, un livre, un verre, et quoy non? tenoient res les subiects en gros et seuls; ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent, et de vaines escorces qui reiaillissent des subiects,

Folliculos ut nunc teretes æstate cicada Linquunt1:

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Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance : le souvenir d'un adieu, d'une action, d'une grace particuliere, d'une recommendation derniere, nous afflige; la robbe de Cesar troubla toute Rome, ce que sa mort n'avoit pas faict; le son mesme des noms, qui nous tintouine aux aureilles : « Mon pauvre maistre! ou Mon grand amy! Helas! mon cher pere! ou, Ma bonne fille! » Quand ces redictes me pincent, et que i'y regarde de prez, ie treuve que c'est une plaincte grammairienne et voyelle 3, le mot et le ton me blecent; comme les exclamations des prescheurs esmeuvent leur auditoire souvent plus que ne font leurs raisons, et comme nous frappe la voix piteuse d'une beste qu'on tue pour nostre service; sans que ie poise ou penetre ce pendant la vraye essence et massifve de mon subiect:

His se stimulis dolor ipse lacessit 4 :

ce sont les fondements de nostre dueil.

L'opiniastreté de mes pierres, specialement en la verge, m'a par fois iecté en longues suppressions d'urine, de trois, de quatre jours, et si avant en la mort, que c'eust esté folie d'esperer l'eviter, voire desirer 5, veu les cruels efforts que cet estat apporte. Oh! que ce bon empereur qui faisoit lier la verge à ses criminels, pour les 1 Comme ces peaux déliées dont les cigales se dépouillent

en été. LUCRECE, V, 801.

2 Dans le traité intitulé, Consolation envoyée à sa femme

sur la mort d'une sienne fille, c. I. C.

3 Une plainte de mots et de voix, ou de sons. E. J.

4 C'est par ces traits que la douleur s'aiguillonne et s'irrite. LUCAIN, II, 42.

5 Méme de désirer l'éviter, E. J.

Tibère, ce monstre de cruauté. Excogitaverat autem inter genera cruciatus, etiam ut larga meri potione per falluciam oneratos, repente veretris deligatis, fidicularum simal urinæque tormento distenderel. SUÉTONE, Tib. c. 62. C.

MONTAIGNE.

compte en ma perte; aux aultres, leurs ambitieuses esperances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. le veoy nonchalamment la mort, quand ie la veoy universellement, comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc par le menu, elle me pille; les larmes d'un laquay, la dispensation de ma desferre, l'attouchement d'une main cogneue, une consolation commune, me desconsole et m'attendrit. Ainsi me troublent l'ame les plainctes des fables; et les regrets de Didon et d'Ariadné passionnent ceulx mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle. C'est un exemple de nature obstinee et dure, n'en sentir aulcune esmotion, comme on recite, pour miracle, de Polemon'; mais aussi ne pallit il pas seulement à la morsure d'un chien enragé qui luy emporta le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si avant de concevoir la cause d'une tristesse si vifve et entiere par iugement, qu'elle ne souffre accession par la presence, quand les yeulx et les aureilles y ont leur part parties qui ne peuvent estre agitees

que par vains accidents.

Est ce raison que les arts mesmes se servent et facent leur proufit de nostre imbecillité et bestise naturelle? L'orateur, dict la rhetorique, en cette farce de son plaidoyer, s'esmouvera par le son de sa voix et par ses agitations feinctes, il se lairra piper à la passion qu'il represente; il s'imprimera un vray dueil et essentiel, par le moyen de ce battelage qu'il ioue, pour le transmettre aux iuges, à qui il touche encores moins: comme font ces personnes qu'on loue aux mortuaires pour ayder à la cerimonie du dueil, qui vendent leurs larmes à poids et à mesure, et leur tristesse; car encores qu'ils s'esbranlent en forme empruntée, toutesfois, en habituant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent souvent touts entiers, et receoivent en eulx unc vraye melancholie. Ie feus, entre plusieurs au!tres de ses amis, conduire à Soissons le corps de

1 Dans sa lie, par Diog. LABRCE, IV, 17. C.

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monsieur de Gramont1, du siege de la Fere, où il feut tué; ie consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs le peuple que nous rencontrions, par la seule monstre de l'appareil de nostre convoy; car seulement le nom du trespassé n'y estoit pas cogneu. Quintilian 2 dict avoir veu des comediens si fort engagez en un roolle de dueil, qu'ils en pleuroient encores au logis: et de soy mesme, qu'ayant prins à esmouvoir quelque passion en aultruy, il l'avoit espousee iusques à se trouver surprins, non seulement de larmes, mais d'une palleur de visage et port d'homme vrayement accablé de douleur.

En une contree prez de nos montaignes, les femmes font le presbtre Martin 3; car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la souvenance des bonnes et agreables conditions qu'il avoit, elles font tout d'un train aussi recueil et publient ses imperfections; comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se divertir de la pitié au desdaing: de bien meilleure grace encores que nous, qui, à la perte du premier cogneu, nous picquons à luy prester des louanges nouvelles et faulses, et à le faire tout aultre quand nous l'avons perdu de veue, qu'il ne nous sembloit estre quand nous le veoyions; comme si le regret estoit une partie instructive, ou que les larmes, en lavant nostre entendement, l'esclaircissent. Ie renonce dez à present aux favorables tesmoignages qu'on me vouldra donner, non parce que i'en seray digne, mais parce que ie seray mort.

Qui demandera à celuy là, « Quel interest avez vous à ce siege? — L'interest de l'exemple, dira il, et de l'obeïssance commune du prince : ie n'y pretens proufit quelconque ; et de la gloire, ie sçay la petite part qui en peult toucher un particulier comme moy: ie n'ay icy ni passion ny querelle. » Veoyez le pourtant, le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en son reng de battaille pour l'assault : c'est la lueur de tant d'acier, et le feu et tintamarre de nos canons

Philibert, comte de Gramont et de Guiche, qui avait épousé

en 1567 la belle Corisande d'Andouins, et qui fut tué, en 1580, au siége de la Fère, entrepris pour la ligue par le maréchal de Matignon. C'est après avoir conduit à Soissons la dépouille.mortelle du comte, que Montaigne partit, au mois de septembre, pour l'Allemagne et l'Italie. Peut-être revint-il d'abord à Paris; car il se trouvait le 5 à Beaumont-sur-Oise (Voyage, t. I, p. 3). La place de la Fère fut rendue le 12, après six semaines de siége. J. V. L.

2 Inst. orat. VI, 2, vers la fin. C.

3 C'est une expression proverbiale fondée sur le conte d'un prêtre, nommé Martin, qui faisait la fonction de prêtre et de clerc en disant la messe. C.

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et de nos tambours qui luy ont iecté cette nouvelle rigueur et haine dans les veines. Frivole cause! me direz vous. Comment cause? il n'en fault point pour agiter nostre ame; une resverie sans corps et sans subiect la regente et l'agite : que ie meiecte à faire des chasteaux en Espaigne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse par telles umbres, et nous inserons en des passions fantastiques qui nous alterent et l'ame et le corps! Quelles grimaces estonnees, riardes, confuses, excite la resverie en nos visages! quelles saillies et agitations de membres et de voix! semble il pas de cet homme seul, qu'il aye des visions faulses d'une presse d'aultres hommes avecques qui il negocie, ou quelque daimon interne qui le persecute? Enquerez vous à vous où est l'obiect de cette mutation: est il rien, sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse? Cambyses', pour avoir songé, en dormant, que son frere debvoit devenir roy de Perse, le feit mourir; un frere qu'il aymoit, et duquel il s'estoit tousiours fié : Aristodemus, roy des Messeniens, se tua pour une fantasie qu'il print de mauvaise augure, de ie ne sçay quel hurlement de ses chiens; et le roy Midas en feit autant, troublé et fasché de quelque mal plaisant songe qu'il avoit songé. C'est priser sa vie iustement ce qu'elle est, de l'abbandonner pour un songe. Öyez pourtant nostre ame triumpher de la misere du corps, de sa foiblesse, de ce qu'il est en bute à toutes offenses et alterations: vrayement elle a raison d'en parler!

O prima infelix fingenti terra Prometheo!
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte;
Recta animi primum debuit esse via 4.

CHAPITRE V.

Sur des vers de Virgile.

A mesure que les pensements utiles sont plus pleins et solides, ils sont aussi plus empeschants et plus onereux : le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subiects graves, et qui grevent.

1 HÉRODOTE, III, 30. J. V. L.

2 PLUTARQUE, De la superstition, c. 9. C. 3 ID. ibid. C.

4 O malheureuse argile qui fut d'abord façonnée par Prométhée! qu'il a montré peu de sagesse dans son ouvrage! En formant le corps de l'homme, il n'a pris aucun soin de l'esprit; c'est pourtant par l'esprit qu'il eût dù commencer. PROPERCE, III, 5, 7.

Il fault avoir l'ame instruicte des moyens de soustenir et combattre les maulx, et instruicte des reigles de bien vivre et de bien croire; et souvent l'esveiller et exercer en cette belle estude: mais à une ame de commune sorte, il fault que ce soit avec relasche et moderation; elle s'affolle, d'estre trop continuellement bandee. l'avoy besoing, en ieunesse, de m'advertir et soliciter pour me tenir en office; l'alaigresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dict on, avecques ces discours serieux et sages: ie suis à present en un aultre estat; les conditions de la vieillesse ne m'advertissent que trop, m'assagissent, et me preschent. De l'excez de la gayeté, ie suis tumbé en celuy de la severité, plus fascheux : parquoy, ie me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche, par desseing, et employe quelques fois l'ame à des pensements folastres et ieunes, où elle se seiourne. Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant, et trop meur : les ans me font leçon, touts les iours, de froideur et de temperance. Ce corps fuit le desreiglement, et le craind : il est à son tour de guider l'esprit vers la reformation; il regente, à son tour, et plus rudement et imperieusement; il ne me laisse pas une heure, ny dormant, ny veillant, chomer d'instructions de mort, de patience, et de penitence. Ie me deffens de la temperance, comme i'ay faict aultrefois de la volupté; elle me tire trop arriere, et iusques à la stupidité. Or ie veulx estre maistre de moy, à touts sens : la sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de moderation que la folie. Ainsi, de peur que ie ne seiche, tarisse et m'aggrave de prudence, aux intervalles que mes maulx me donnent,

Mens intenta suis ne siet usque malis',

ie gauchis tout doulcement et desrobbe ma veue de ce ciel orageux et nubileux que i'ay devant | rooy, lequel, Dieu mercy, ie considere bien sans effroy, mais non pas sans contention et sans estude; et me vois amusant en la recordation des jeunesses passees :

Animus quod perdidit, optat,

Atque in præterita se totus imagine versat 2. Que l'enfance regarde devant elle; la vieillesse, derriere estoit ce pas ce que signifioit le double visage de Ianus? Les ans m'entraisnent s'ils veulent, mais à reculons! autant que mes yeulx peuvent recognoistre cette belle saison expiree, ie

* De peur que mon âme ne soit toujours occupée de ces maux. OVIDE, Trist. IV, 1, 4. — Il y a dans Ovide, ne foret.

2 Mon esprit soupire après ce qu'il a perdu, et se rejette tout entier dans le passé. PÉTRONE, Satiric. c. 128.

les y destourne à secousses; si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au moins n'en veulx ie deraciner l'image de la memoire;

Hoc est

Vivere bis, vita posse priore frui1.

Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, dances et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en aultruy de la soupplesse et beaulté du corps qui n'est plus en eulx, et rappeller en leur souvenance la grace et faveur de cet aage verdissant ; et veult qu'en ces esbats ils attribuent l'honneur de la victoire au ieune homme qui aura le plus esbaudy 3 et resiouy, et plus grand nombre d'entre eulx. Ie marquois aultrefois les iours poisants et tenebreux, comme extraordinaires; ceulx là sont tantost les miens ordinaires : les extraordinaires sont les beaux et sereins; ie m'en vois au train de tressaillir, comme d'une nouvelle faveur, quand aulcune chose ne me deult 4. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps; ie ne m'esgaye qu'en fantasie et en songe, pour destourner par ruse le chagrin de la vieillesse : mais, certes, il fauldroit aultre remede qu'en songe! Foible luicte de l'art contre la nature! C'est grand' simplesse d'alonger et anticiper, comme chascun faict, les incommoditez humaines i'ayme mieulx estre moins long temps vieil, que d'estre vieil avant que de l'estre 5; iusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencontrer, ie les empoigne. le cognoy bien, par ouy dire, plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses: mais l'opinion ne peult pas assez sur moy pour m'en mettre en appetit; ie ne les veulx pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veulx doulcereuses, faciles et prestes: a natura discedimus ; populo nos damus, nullius rei bono auctori 6. Ma philosophie est en action, en usage naturel et present, peu en fantasie: prinsse ie plaisir à iouer aux noisettes et à la toupie! Non ponebat enim rumores ante salutem 7.

C'est vivre deux fois que de pouvoir jouir de la vie passée. MARTIAL, X, 23, 7.

2 Traité des Lois, II, p. 657, vers le commencement. C. 3 Esbaudy, qui signifie à peu près la même chose que resiouy, et représente l'allégresse qui saute et qui danse, n'est usité au jourd'hui que dans le langage populaire. C.

4 Ne me fait du mal. E. J.

5 C'est mot pour mot ce que dit Cicéron dans son traité De la vicillesse, c. 19: Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem antequam essem. Ici Montaigne copie cette pensée; et ailleurs, il critique la manière dont Cicéron l'a ex→ primée. Voy. I. II, c. 10. C.

6 Nous abandonnons la nature, et nous prenons pour guide le peuple, qui ne sait que nous égarer. SENEQUE, Epist. 99. 7 A tous les vains caquets préférant mon plaisir.

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