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si quid in te inique proprie constitutum est'. Veoyez un vieillard qui demande à Dieu qu'il luy maintienne sa santé entiere et vigoreuse, c'est à dire qu'il le remette en ieunesse :

Stulte, quid hæc frustra votis puerilibus optas?? n'est ce pas folie? sa condition ne le porte pas. La goutte, la gravelle, l'indigestion, sont symptomes des longues annees; comme des longs voyages, la chaleur, les pluyes et les vents. Platon3 ne croit pas qu'Aesculape se meist en peine de prouveoir par regimes à faire durer la vie en un corps gasté et imbecille, inutile à son pays, inutile à sa vacation, et à produire des enfants sains et robustes; et ne treuve pas ce soing convenable à la justice et prudence divine, qui doibt conduire toutes choses à utilité. Mon bon homme, c'est faict: on ne vous sçauroit redresser; on vous plastrera pour le plus, et estansonnera un peu, et alongera lon de quelque heure vostre misere:

Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,
Diversis contra nititur obiicibus;
Donec certa dies, omni compage soluta,

Ipsum cum rebus subruat auxilium 4.

Il fault apprendre à souffrir ce qu'on ne peut eviter nostre vie est composee, comme l'harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doulx et aspres, aigus et plats, mols et graves; le musicien qui n'en aymeroit que les uns, que vouldroit il dire? il fault qu'il s'en sçache servir en commun, et les mesler; et nous aussi, les biens et les maulx, qui sont consubstantiels à nostre vie nostre estre ne peult, sans ce meslange; et y est l'une bande non moins necessaire que l'aultre. D'essayer à regimber contre la necessité naturelle, c'est representer la folie de Ctesiphon, qui entrepenoit de faire à coups de pied avecques sa mule.

Je consulte peu des altérations que ie sens; car ces gents icy sont advantageux, quand ils vous tiennent à leur misericorde : ils vous gourmandent les aureilles de leurs prognosticques; et me surprenants aultrefois affoibly du mal, m'ont iniurieusement traicté de leurs dogmes et trongne magistrale, me menaceants, tantost de grandes

Plains-toi, si l'on t'impose à toi seul une injuste loi. SÉNÈQUE, Epist. 91.

Insensé! à quoi bon ces vœux puérils, qui ne sauraient être accomplis? OVIDE, Trist. III, 8, II.

3 République, liv. III, pag. 423. C.

4 Ainsi celui qui veut soutenir un bâtiment, l'étaye dans les endroits où il menace ruine; mais enfin toute la charpente se désunit', et les étais tombent avec l'édifice. PSEUDO-GALLUS, 1, 171.

5 Certain escrimeur, dont Plutarque rapporte cela dans le traité, Comment il fault refrener la cholere, c. 8 de la version d'Amyot. C.

douleurs, tantost de mort prochaine. Ie n'en estois abbattu ny deslogé de ma place; mais i'en estoy heurté et poulsé : si mon iugement n'en estoit ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché; c'est tousiours agitation et combat.

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Or ie traicte mon imagination le plus doulcement que ie puis, et la deschargeroy, si ie pouvoy, de toute peine et contestation; il la fault secourir, et flatter; et piper', qui peult: mon esprit est propre à cet office; il n'a point faulte d'apparences par tout; s'il persuadoit, comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en en plaist il un exemple? Il dict« Que c'est pour <«< mon mieulx que i'ay la gravelle; que les bastiments de mon aage ont naturellement à souf<«< frir quelque gouttiere: il est temps qu'ils com« mencent à se lascher et desmentir; c'est une <«< commune necessité, et n'eust on pas faict pour « moy un nouveau miracle: ie paye, par là, «le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte: Que la compaignie me doibt consoler, estant tumbé en l'accident le plus ordinaire des hommes de mon temps : i'en « veoy par tout d'affligez de mesme nature de mal; et m'en est la societé honnorable, d'autant qu'il se prend plus volontiers aux grands; son «< essence a de la noblesse et de la dignité : Que « des hommes qui en sont frappez, il en est peu de quittes à meilleure raison; et si, il leur couste la peine d'un fascheux regime, et la prinse ennuyeuse et quotidienne des drogues medecinales là où ie le dois purement à ma bonne fortune; car quelques bouillons communs, de << l'eryngium et herbe du Turc, que deux ou trois fois i'ay avallez en faveur des dames qui, plus ‹gratieusement que mon mal n'est aigre, m'en offroient la moitié du leur, m'ont semblé egua«<lement faciles à prendre, et inutiles en opera«tion: ils ont à payer mille vous à Aesculape, << et autant d'escus à leur medecin, de la proflu<< vion3 de sable aysee et abondante, que ie reccoy << souvent par le benefice de nature: la decence « mesme de ma contenance en compaignie n'en est pas troublee; et porte mon eau dix heures, << et aussi long temps qu'un sain. La crainte de « ce mal, faict il, t'effrayoit aultrefois, quand il t'estoit incogneu; les cris et le desespoir de

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1 Et tromper, pour qui le peut. E. J.

2 Panicaut, ou chardon-Roland: sa racine est apéritivo, - Herbe du Turc, turquette, nom vulgaire de la herniaire, her niaria glabra.

3 Pour un écoulement de sable aisé et abondant, etc. Profluvion est purement latin : profluvium sanguinis, flux de sang. C.

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à la licence et plaisirs de ta ieunesse, comme « par composition. La crainte et pitié que le peuple a de ce mal, te sert de matiere de gloire; qualité de laquelle si tu as le iugement purgé, et en as guary ton discours3, tes amis pourtant « en recognoissent encores quelque teincture en « ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy, Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te veoid suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, vomir iusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degoutter par fois de grosses larmes des yeulx, rendre «<les urines espesses, noires et effroyables, ou <<< les avoir arrestees par quelque pierre espineuse et herissee qui te poinct et escorche cruellement le col de la verge; entretenant ce pendant les assistants, d'une contenance commune, bouffonnant à pauses 4 avecques tes gents, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parole ta douleur, et rabbattant de ta souffrance. « Te souvient il de ces gents du temps passé, qui « recherchoient les maulx avecques si grand' faim, pour tenir leur vertu en haleine et en exercice? mets le cas que nature te porte et te poulse à « cette glorieuse eschole, en laquelle tu ne feusses iamais entré de ton gré. Si tu me dis que c'est « un mal dangereux et mortel : quels aultres ne le sont ? car c'est une piperie medecinale, d'en « excepter aulcuns qu'ils disent n'aller point de droict fil à la mort : qu'importe, s'ils y vont « par accident, ou s'ils glissent et gauchissent ayseement vers la voye qui nous y meine? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade; tu «< meurs de ce que tu es vivant : la mort te tue << bien, sans le secours de la maladie; et à d'aulcuns « les maladies ont esloingné la mort, qui ont plus de ce qu'il leur sembloit s'en aller mourant. Ioinct qu'il est, comme des playes,

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« des maladies medecinales et salutaires. La cholique est souvent non moins vivace que vous: «< il se veoid des hommes ausquels elle a continué depuis leur enfance iusques à leur extreme vieil«<lesse; et s'ils ne luy eussent failly de compaignie, << elle estoit pour les assister plus oultre : vous la << tuez plus souvent qu'elle ne vous tue. Et quand elle te presenteroit l'image de la mort voysine,

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« de la vie et desprend du monde; non te for<«< ceant d'une subiection tyrannique, comme tant d'aultres maulx que tu veois aux vieillards, qui les tiennent continuellement entravez, et sans relasche, de foiblesses et douleurs; mais par advertissements, et instructions reprinses à intervalles; entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter « et repeter sa leçon à ton ayse. Pour te donner << moyen de iuger sainement, et prendre party en « homme de cœur, elle te presente l'estat de ta condition entiere et en bien et en mal; et en «< mesme iour, une vie tres alaigre tantost, tana tost insupportable. Si tu n'accolles la mort, << au moins tu lui touches en paulme', une fois le mois : par où tu as de plus à esperer qu'elle t’attrappera un iour sans menace; et qu'estant si « souvent conduict iusques au port, te fiant d'estre « encores aux termes accoustumez, on t'aura, et «< ta fiance, passé l'eau un matin inopineement. « On n'a point à se plaindre des maladies qui partagent loyalement le temps avecques la santé. ▾ le suis obligé à la fortune, dequoy elle m'assault si souvent de mesme sorte d'armes : elle m'y façonne, et m'y dresse par usage, m'y durcit et habitue: ie sçay à peu prez meshuy en quoy i'en dois estre quitte. A faulte de memoire naturelle, i'en forge de papier : et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, ie l'escris; d'où il advient qu'asture, estant quasi passé par toute sorte d'exemples, si quelque estonnement me menace, feuillettant ces petits brevets descousus, comme des feuilles sibyllines, ie ne faulx plus de trouver où me consoler de quelque prognosticque favorable, en mon experience passee'. Me sert aussi l'accoustumance à mieulx es

Dans la paume de la main. E. J.

2 C'est le recueil de ces petits brevets qui compose en partie le Journal du Voyage de Montaigne en Italie, publie en 1774:

perer pour l'advenir : car la conduicte de ce vui- | demangeaison que leur pesanteur avoit causé en dange ayant continué si long temps, il est à croire ses iambes, il se resiouït à considerer l'estroicte que nature ne changera point ce train, et n'en alliance de la douleur à la volupté; comme elles adviendra aultre pire accident que celuy que ie sont associees d'une liaison necessaire, si qu'à sens. En oultre, la condition de cette maladie n'est tours', elles se suyvent et entr'engendrent; et point mal advenante à ma complexion prompte s'escrioit au bon Esope, qu'il deust avoir prins de et soubdaine : quand elle m'assault mollement, cette consideration un corps propre à une belle elle me faict peur, car c'est pour long temps; mais fable 2. naturellement, elle a des excez vigoreux et gail- Le pis que ie veoye aux aultres maladies, c'est lards, elle me secoue à oultrance, pour un iour qu'elles ne sont pas si griefves en leur effect, comme ou deux. Mes reins ont duré un aage sans altera- elles sont en leur yssue: on est un an à se ration; il y en a tantost un aultre qu'ils ont changé voir, tousiours plein de foiblesse et de crainte. d'estat les maulx ont leur periode comme les Il y a tant de hazard, et tant de degrez à se rebiens, à l'adventure est cet accident à sa fin. L'aage conduire à sauveté, que ce n'est iamais faict : affoiblit la chaleur de mon estomach; sa digestion avant qu'on vous aye deffublé d'un couvrechef, en estant moins parfaicte, il renvoye cette ma- et puis d'une calotte; avant qu'on vous aye rendu tiere crue à mes reins: pourquoy ne pourra estre, l'usage de l'air, et du vin, et de vostre femme, à certaine revolution, affoiblie pareillement la | et des melons, c'est grand cas si vous n'estes rechaleur de mes reins, si bien qu'ils ne puissent cheu en quelque nouvelle misere. Cette cy a ce plus petrifier mon flegme; et nature s'acheminer privilege, qu'elle s'emporte tout net : là où les à prendre quelque aultre voye de purgation? Les aultres laissent tousiours quelque impression et ans m'ont evidemment faict tarir aulcuns rheu- | alteration qui rend le corps susceptible de noumes; pourquoy non ces excrements qui fournissent veau mal, et se prestent la main les uns aux aultres. de matiere à la grave? Mais est il rien doulx au Ceulx là sont excusables, qui se contentent de leur prix de cette soubdaine mutation, quand d'une possession sur nous sans l'estendre et sans introdouleur extreme, ie viens par le vuidange de ma duire leur sequelle; mais courtois et gratieux pierre, à recouvrer, comme d'un esclair, la belle sont ceulx de qui le passage nous apporte quelque lumiere de la santé, si libre et si pleine, comme utile consequence. Depuis ma cholique, ie me il advient en nos soubdaines et plus aspres choli- treuve deschargé d'aultres accidents, plus ce me ques? Y a il rien en cette douleur soufferte, qu'on semble que ie n'estois auparavant, et n'ay point puisse contrepoiser au plaisir d'un si prompt eu de fiebvre depuis; i'argumente que les vomisamendement? De combien la santé me semble sements extremes et frequents que ie souffre, me plus belle aprez la maladie, si voysine et si con- purgent : et d'aultre costé, mes des goustements, tiguë, que ie les puis recognoistre, en presence et les ieusnes estranges que ie passe, digerent l'une de l'aultre, en leur plus hault appareil; où mes humeurs peccantes; et nature vuide, en ces elles se mettent à l'envy, comme pour se faire pierres, ce qu'elle a de superflu et nuisible. Qu'on teste et contrecarre' ! Tout ainsi que les stoïciens, ne me die point que c'est une medecine trop cher qui disent que les vices sont utilement introduicts vendue: car quoy, tant de puants bruvages, caupour donner prix et faire espaule à la vertu2; teres, incisions, suees, setons, dietes, et tant de nous pouvons dire, avecques meilleure raison, et formes de guarir, qui nous apportent souvent la coniecture moins hardie, que nature nous a presté mort, pour ne pouvoir soustenir leur violence la douleur pour l'honneur et service de la volupté et importunité? Par ainsi, quand ie suis attainct, et indolence. Lors que Socrates, aprez qu'on l'eustie le prens à medecine; quand ie suis exempt, deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette

l'histoire de sa gravelle devait, en effet, y tenir une grande place, puisqu'il était surtout allé prendre les eaux minérales de Lorraine, de Suisse et de Toscane, et qu'il lui importait

de se rendre compte du bien ou du mal qu'elles pouvaient lui

faire. On s'aperçoit aisément qu'il n'écrivait ou ne dictait ces notes que pour lui. J. V. L.

1 Un contrecarre ou contrequarre, opposition, antisophisma. NICOT et COTGRAVE.

2 Ce sentiment est expressément combattu par PLUTARQUE, dans le traité Des communes conceptions contre les stoïques, c. 10 et suiv. C.

ie le prens à constante et entiere delivrance.

Voycy encores une faveur de mon mal, particuliere: c'est qu'à peu prez, il faict son ieu à part, et me laisse faire le mien, où il ne tient qu'à faulte de courage; en sa plus grande esmotion, ie l'ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n'avez que faire d'aultre regime; iouez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encores cela

Si bien que tour à tour, etc. E. J.

2 PLATON, Phédon, p. 60. C.

si vous pouvez; vostre desbauche y servira plus qu'elle n'y nuira. Dites en autant à un verolé, à un goutteux, à un hernieux. Les aultres maladies ont des obligations plus universelles, gehennent bien aultrement nos actions, troublent tout nostre ordre, et engagent à leur consideration tout l'estat de la vie : cette cy ne faict que pincer la peau; elle vous laisse l'entendement et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains; elle vous esveille plustost qu'elle ne vous assopit. L'ame est frappee de l'ardeur d'une fiebvre, et atterree d'une epilepsie, et disloquee par une aspre micraine, et enfin estonnee par toutes les maladies qui blecent la masse et les plus nobles parties: icy, on ne l'attaque point; s'il luy va mal, à sa coulpe'; elle se trahit elle mesme, s'abbandonne et se desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif qui se cuit en nos roignons, se puisse dissouldre par bruvages: parquoy, depuis qu'il est esbranlé, il n'est que de luy donner passage; aussi bien le prendra il.

Ie remarque encores cette particuliere commodité, que c'est un mal auquel nous avons peu à deviner : nous sommes dispensez du trouble auquel les aultres maulx nous iectent par l'incertitude de leurs causes, et conditions, et progrez; trouble infiniement penible: nous n'avons que faire de consultations et interpretations doctorales; les sens nous monstrent que c'est, et où c'est. Par tels arguments, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, i'essaye d'endormir et amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourveoirons d'aultres eschappatoires. Qu'il soit vray voycy, depuis de nouveau, que les plus legiers mouvements espreignent3 le pur sang de mes reins; quoy pour cela? ie ne laisse de me mouvoir comme devant, et picquer aprez mes chiens, d'une iuvenile ardeur et insolente; et treuve que i'ay grand'raison d'un si important accident, qui ne me couste qu'une sourde poisanteur et alteration en cette partie : c'est quelque grosse pierre, qui foule et consomme la substance de mes roignons, et ma vie, que ie vuide peu à peu, non sans quelque naturelle doulceur, comme un excrement hormais superflu et empeschant. Or sens ie quelque chose qui croule? ne vous attendez pas que i̇'aille m'amusant à

1 C'est sa faute. E. J.

Táche d'adoucir et d'amuser le mal de sa vieillesse (dans zon livre de Senectute), j'essaye d'endormir, etc. C. 3 Expriment, tirent, font sortir. E. J.

recognoistre mon pouls et mes urines, pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse: ie seray assez à temps à sentir le mal, sans l'alonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desia de ce qu'il craint. Ioinct que la dubitationet ignorance de ceulx qui se meslent d'expliquer les ressorts de nature et ses internes progrez, et tant de fauls prognosticques de leur art, nous doibt faire cognoistre qu'elle a ses moyens infiniement incogneus: il y a grande incertitude, varieté et obscurité, de ce qu'elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l'approche de la mort, de touts les aultres accidents, ie veoy peu de signes de l'advenir, sur quoy nous ayons à fonder nostre divination. Ie ne me iuge que par vray sentiment, non par discours : à quoy faire ? puis que ie n'y veulx apporter que l'attente et la patience. Voulez vous sçavoir combien ie gaigne à cela? regardez ceulx qui font aultrement, et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils, combien souvent l'imagination les presse sans le corps. l'ay maintesfois prins plaisir, es tant en seureté et delivré de ces accidents dange reux, de les communiquer aux medecins, comme naissants lors en moy ie souffroy l'arrest de leurs horribles conclusions, bien à mon ayse; et en demeuroy de tant plus obligé à Dieu de sa grace, et mieulx instruict de la vanité de cette art.

Il n'est rien qu'on doibve tant recommender à la ieunesse que l'activité et la vigilance : nostre vie n'est que mouvement. Ie m'esbranle difficilement, et suis tardif par tout; à me lever, à me coucher, et à mes repas : c'est matin pour moy que sept heures; et où le gouverne, ie ne disne ny avant unze, ny ne souppe qu'aprez six heures. I'ay aultrefois attribué la cause des fiebvres et maladies où ie suis tumbé, à la pesanteur et assopissement que le long sommeil m'avoit apporté; et me suis tousiours repenty de me rendormir le matin. Platon veult plus de mal à l'excez du dormir, qu'à l'excez du boire 1. l'ayme à coucher dur, et seul; voire sans femme, à la royale; un peu bien couvert. On ne bassine iamais mon lict: mais depuis la vieillesse, on me donne, quand i'en ay besoing, des draps à eschauffer les pieds et l'estomach. On trouvoit à redire au grand Scipion, d'estre dormart'; non à mon advis pour aultre raison, sinon qu'il faschoit

IDIOGÈNE LAERCE, Vie de Platon, III, 39; et PLATON luimême, Lois, VII, 13, pag. 892. J. V. L.

2 PLUTARQUE, Qu'il est requis qu'un prince soit savant, c. 6, à la fin. C.

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une si grande presse; de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, et tout un peuple, c'est à faire à un cœur mol et bas oultre mesure : la com

vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune, vous avez des causes tierces à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d'ame, vous n'avez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abiecte, plus languissante et penible dans un lict, qu'en un combat; les fiebvres et les catarrhes, autant douloureux et mortels qu'une arquebusade. Qui seroit faict à porter valeureusement les accidents de la vie commune, n'auroit point à grossir son courage pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucili, militare est1.

aux hommes qu'en luy seul il n'y eust aultre chose à redire. Si i'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au coucher qu'à aultre chose; mais ie cede et m'accommode en general,paignie asseure iusques aux enfants. Si d'aultres autant que tout aultre, à la necessité. Le dormir a occupé une grande partie de ma vie; et le continue encores, en cet aage, huict ou neuf heures, d'une haleine. Ie me retire avecques utilité de cette propension paresseuse, et en vaulx evidemment mieulx. Ie sens un peu le coup de la mutation; mais c'est faict en trois iours. Et n'en veoy gueres qui vive à moins, quand il est besoing, et qui s'exerce plus constamment, ny à qui les courvees poisent moins. Mon corps est capable d'une agitation ferme, mais non pas vehemente et soubdaine. Ie fuy meshuy les exercices violents et qui me meinent à la sueur: mes membres se lassent avant qu'ils s'eschauffent. Ie me tiens debout, tout le long d'un iour, et ne m'ennuye point à me promener; mais sur le pavé, depuis mon premier aage, ie n'ay aymé d'aller qu'à cheval: à pied, ie me crotte iusques aux fesses; et les petites gents sont subiects, par ces rues, à estre chocquez et coudoyez, à faulte d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les iambes autant ou plus haultes que le siege.

Il n'est occupation plaisante comme la militaire occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus, est la vaillance) et noble en sa cause; il n'est point d'utilité, ny plus iuste, ny plus uni=verselle, que la protection du repos et grandeur de son païs. La compaignie de tant d'hommes vous plaist, nobles, ieunes, actifs; la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques; la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vie masle et sans cerimonie; la varieté de mille actions diverses; cette courageuse harmonie de la musique guerriere, qui vous entretient et eschauffe et les aureilles et l'ame; l'honneur de cet exercice; son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfants: vous vous conviez aux roolles et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat et de leur importance, soldat volontaire; et veoyez quand la vie mesme y est excusablement employee,

Pulchrumque mori succurrit in armis1.

Il ne me souvient point de m'estre iamais veu galleux si est la graterie, des gratifications de nature les plus doulces, et autant à main; mais elle a la penitence trop importunement voysine. Ie l'exerce plus aux aureilles, que i'ay au dedans pruantes 2, par secousses.

Ie suis nay de touts les sens entier quasi à la perfection. Mon estomach est commodement bon, comme est ma teste; et le plus souvent, se maintiennent au travers de mes fiebvres, et aussi mon haleine. I'ay oultrepassé l'aage3 auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si iuste fin à la vie, qu'elles ne permettoient point qu'on l'excedast; si ay ie encores des remises, quoy que inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. Ie ne parle pas de la vigueur et alaigresse: ce n'est pas raison qu'elle me suyve hors ses limites;

Non hoc amplius est liminis, aut aquæ

Cœlestis, patiens latus 4.

Mon visage me descouvre incontinent, et mes yeulx : touts mes changements commencent par là, et un peu plus aigres qu'ils ne sont en effect; ie fois souvent pitié à mes amis, avant que i'en sente la cause. Mon mirouer ne m'estonne pas; car en la ieunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois de chausser ainsin un teinct et un

1 Vivre, mon cher Lucilius, c'est faire la guerre. SÉNÈQUE, Epist. 96.

3

2 Sujettes à des démangeaisons; expression gasconne. C. Montaigne avait mis d'abord, comme on le voit dans l'exemplaire de Bordeaux : « l'ay oultrepassé tantost de six ans le cinquantiesme, auquel des nations, etc. » Cette phrase, écrite une

>De craindre les hazards communs qui regardent année seulement après l'édition de 1588, n'a pu rester; car

Qu'il est beau de mourir les armes à la main!

VIRO Eneid. II, 317.

l'auteur n'a cessé de revoir et d'augmenter son livre jusqu'à sa mort, en 1592. J. V. L.

4 Je n'ai plus la force de rester la nuit devant la porte d'una maîtresse, à souffrir le froid ou la pluie. HOR. Od. III, 10, 19

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