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d'y contredire: mais de condemner d'un train toutes pareilles histoires, me semble singuliere impudence. Ce grand sainct Augustin tesmoigne1 avoir veu sur les reliques sainct Gervais et Protaise à Milan, un enfant aveugle recouvrer la veue; une femme, à Carthage, estre guarie d'un cancer par le signe de la croix qu'une femme nouvellement baptisee lui feit; Hesperius, un sien familier, avoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, avecques un peu de terre du sepulchre de nostre Seigneur; et cette terre depuis transportee à l'eglise, un paralytique en avoir esté soubdain guary; une femme en une procession ayant touché à la chasse sainct Estienne d'un bouquet, et de ce bouquet s'estant frotté les yeulx, avoir recouvré la veue pieça perdue; et plusieurs aultres miracles, où il dict luy mesme avoir assisté. De quoy accuserons nous et luy et deux saincts evesques Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses recors ? sera ce d'ignorance, simplesse, facilité? ou de malice et imposture? Est il homme en nostre siecle si impudent, qui pense leur estre comparable, soit en vertu et pieté, soit en sçavoir, iugement et suffisance? Qui ut rationem nullam afferrent, ipsa auctoritate me frangerent3.

C'est une hardiesse dangereuse et de consequence, oultre l'absurde temerité qu'elle traisne quand et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas car aprez que selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu'il se treuve que vous avez necessairement à croire des choses où il y a encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estes desia obligé de les abbandonner. Or ce qui me semble apporter autant de desordre en nos consciences, en ces troubles où nous sommes de la religion, c'est cette dispensation que les catholiques font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les entendus quand ils quittent aux adversaires aulcuns articles de ceulx qui sont en debat: mais oultre ce qu'ils ne veoyent pas quel advantage c'est à celuy qui vous charge, de commencer à luy ceder et vous tirer arriere, et combien cela l'anime à poursuyvre sa poincte; ces articles là qu'ils choisissent pour les plus legiers, sont aulcunefois tres importants. Ou il fault se soubmettre du tout à l'auctorité de nostre police ecclesiastique, ou du tout s'en dispenser : ce n'est pas à nous à establir

De Civit. Dei, XXII, 8. C.

? Témoins. Recors, du verbe latin recordari, se souvenir. C. 3 Quand même ils n'apporteraient aucune raison, ils me persuaderaient par leur seule autorité. Cic. Tusc. quæst. I, 21.

MONTAIGNE.

la part que nous luy debvons d'obeïssance. Et davantage, ie le puis dire pour l'avoir essayé, ayant aultrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains poincts de l'observance de nostre eglise qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus estrange; venant à en communiquer aux hommes sçavants, i'ay trouvé que ces choses là ont un fondement massif et tres solide, et que ce n'est que bestise et ignorance qui nous faict les recevoir avecques moindre reverence que le reste. Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre iugement mesme! combien de choses nous servoient hier d'articles de foy, qui nous sont fables auiourd'hui! La gloire et la curiosité sont les fleaux de nostre ame : cette cy nous conduict à mettre le nez par tout; et celle là nous deffend de rien laisser irresolu et indecis. CHAPITRE XXVII.

De l'amitié.

Considerant la conduicte de la besongne d'un peintre que i'ay, il m'a prins envie de l'ensuyvre. Il choisit le plus bel endroict et milieu de chasque paroy, pour y loger un tableau eslaboré de toute sa suffisance; et le vuide tout autour, il le remplit de crotesques, qui sont peinctures fantasques, n'ayants grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suitte, ny proportion que fortuite?

Desinit in piscem mulier formosa superne '. le vay bien iusques à ce second poinct avecques mon peintre mais ie demeure court en l'aultre et meilleure partie; car ma suffisance ne va pas si avant que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. Ie me suis advisé d'en emprunter un d'Estienne de la Boëtie, qui honnorera tout le reste de cette besongne: c'est un discours auquel il donna nom La SERVITUDE VOLONTAIRE; mais ceulx qui l'ont ignoré l'ont bien proprement depuis rebaptisé, LE CONTR'UN. Il l'escrivit par maniere d'essay en sa premiere ieunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça ez mains des gents d'entendement, non sans bien grande et meritee

1 La partie supérieure est une belle femme, et le reste un poisson. HORACE, Art poétique, v. 4.

2 N'ayant pas attainct le dix huictiesme an de son aage, édit. de 1588, in-4°. A la fin du chapitre, il dit que la Boëtie n'avait alors que seize ans. J. V. L.

ciale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y conviennent, ny conioinctement.

Des enfants aux peres, c'est plustost respect. L'amitié se nourrit de communication, qui ne peult se trouver entre eulx pour la trop grande disparité, et offenseroit à l'adventure les debvoirs de nature : car ny toutes les secrettes pensees des peres ne se peuvent communiquer aux enfants, pour n'y engendrer une messeante privauté, ny les advertissements et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourroient exercer des enfants aux peres. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfants tuoient leurs peres, et d'aultres où les peres tuoient leurs enfants, pour eviter l'empeschement qu'ils se peuvent quelquesfois entreporter; et naturellement l'un depend de la ruyne de l'aultre. Il s'est trouvé des philosophes desdaignants cette cousture naturelle tesmoing Aristippus', qui quand on le pressoit de l'affection qu'il debvoit à ses enfants pour estre sortis de luy, il se meit à cracher, disant que cela en estoit aussi bien sorty; que nous engendrions bien des pouils et des vers : et cet aultre que Plutarque vouloit induire à s'accorder avecques son frere : « Ie n'en fais pas, dict

recommendation; car il est gentil et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire que ce ne soit le mieulx qu'il peust faire : et si en l'aage que ie l'ay cogneu plus avancé, il eust prins un tel desseing que le mien, de mettre par escript ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui approcheroient bien prez de l'honneur de l'antiquité; car notamment en cette partie des dons de nature, ie n'en cognoy point qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours, encores par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy eschappa; et quelques memoires sur cet edict de ianvier 1, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C'est tout ce que i'ay peu recouvrer de ses reliques, moy qu'il laissa, d'une si amoureuse recommendation, la mort entre les dents, par son testament, heritier de sa bibliotheque et de ses papiers, oultre le livret de ses œuvres que i'ay faict mettre en lumiere 2. Et si, suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance; car elle me feut monstree longue espace avant que ie l'eusse veu, et me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tantil, plus grand estat pour estre sorty de mesme que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s'en lit gueres de pareilles, et entre nos hommes il ne s'en veoid aulcune trace en usage. Il fault tant de rencontres à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles.

Il n'est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminez qu'à la societé; et dict Aristote3, que les bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié que de la iustice. Or le dernier poinct de sa perfection est cettuy cy: car en general toutes celles que la volupté, ou le proufit, le besoing publicque ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses, et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent aultre cause et but et fruict en l'amitié, qu'elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes, naturelle, so

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trou. » C'est à la verité un beau nom et plein de dilection, que le nom de frere, et à cette cause en feismes nous luy et moy nostre alliance: mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'aultre, cela destrempe merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle; les freres ayants à conduire le progrez de leur advancement en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se heurtent et chocquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouvera elle en ceulx cy? Le pere et le fils peuvent estre de complexion entierement esloingnee, et les freres aussi : c'est mon fils, c'est mon parent; mais c'est un homme farouche, un meschant, ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de nostre chois et liberté volontaire; et nostre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que ie n'aye essayé de ce costé là tout ce qui en peult estre, ayant eu le meilleur pere qui feut oncques, et le plus indulgent iusques à

1 DIOGÈNE LAERCE, II, 81. C.

2 PLUTARQUE, de l'Amitié fraternelle, c. 4, de la traduction d'Amyot. C.

son extreme vieillesse; et estant d'une famille
fameuse de pere en fils, et exemplaire en cette
partie de la concorde fraternelle :
Et ipse

Notus in fratres animi paterni 1.

D'y comparer l'affection envers les femmes, quoy qu'elle naisse de nostre chois, on ne peult, ny la loger en ce roolle. Son feu, ie le confesse, (Neque enim est dea nescia nostri, Quæ dulcem curis miscet amaritiem 2), est plus actif, plus cuysant et plus aspre; mais c'est un feu temeraire et volage, ondoyant et divers, feu de fiebvre, subiect à accez et remises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En l'amitié, c'est une chaleur generale et universelle, temperee, au demourant, et eguale; une chaleur constante et rassise, toute doulceur et polissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est, en l'amour, ce n'est qu'un desir forcené aprez ce qui nous fuit :

Come segue la lepre il cacciatore

Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito;
Nè più la stima poi che presa vede;

estrangieres à desmesler parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d'une vifve affection : là où, en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle mesme. Ioinct qu'à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrice de cette saincte cousture; ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l'estreincte d'un nœud si pressé et si durable. Et certes, sans cela, s'il se pouvoit dresser une telle accointance libre et volontaire, où non seulement les ames eussent cette entiere iouïssance, mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où l'homme feust engagé tout entier, il est certain que l'amitié en seroit plus pleine et plus comble: mais ce sexe, par nul exemple, n'y est encores peu arriver, et par le commun consentement des escholes ancien

nes, en est reiecté.

Et cette aultre licence grecque est iustement abhorree par nos mœurs : laquelle pourtant, pour avoir, selon leur usage, une si necessaire disparité d'aages et difference d'offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte union et convenance qu'icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ? Cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem 1? Car la peincture mesme qu'en faict l'A

E sol dietro a chi fugge affretta il piede 3: aussitost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volontez, il s'esvanouït et s'alanguit; la iouïssance le perd, comme ayant la fin corporelle et subiecte à satieté. L'a-cademie ne me desadvouera pas, comme ie pense, mitié, au rebours, est iouye à mesure qu'elle est desiree; ne s'esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la iouïssance, comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'usage. Soubs cette parfaicte amitié, ces affections volages ont aultrefois trouvé place chez moy, à fin que ie ne parle de luy, qui n'en confesse que trop par ses vers: ainsi ces deux passions sont entrees chez moy en cognoissance l'une de l'aultre, mais en comparaison, iamais; la premiere maintenant sa route d'un vol haultain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses poinctes bien loing au dessoubs d'elle.

Quant au mariage, oultre ce que c'est un marché qui n'a que l'entree libre, sa duree estant contraincte et forcee, dependant d'ailleurs que de nostre vouloir, et marché qui ordinairement ne se faict à aultres fins; il y survient mille fusees

1 Connu moi-même par mon affection paternelle pour mes frères. HOR. Od. II, 2, 6.

2 Car je ne suis pas inconnu à la déesse qui mêle une douce amertume aux peines de l'amour. CATULLE, LXVIII, 17. 3 Tel, à travers les frimas et les chaleurs, à travers les montagnes et les vallées, le chasseur poursuit le lièvre; il ne desire l'atteindre qu'autant qu'il fuit, et n'en fait plus de cas dès qu'il l'atteint. ARIOSTO, cant. X, stanz. 7.

de dire ainsi de sa part: Que cette premiere fureur, inspiree par le fils de Venus au cœur de l'amant sur l'obiect de la fleur d'une tendre ieunesse, à laquelle ils permettent touts les insolents et passionnez efforts que peult produire une ardeur immoderee, estoit simplement fondee en une beaulté externe, faulse image de la generation corporelle; car elle ne se pouvoit fonder en l'esprit, duquel la monstre estoit encores cachee, qui n'estoit qu'en sa naissance et avant l'aage de germer : Que si cette fureur saisissoit un bas courage, les moyens de sa poursuitte, c'estoient richesses, presents, faveur à l'advancement des dignitez, et telle aultre basse marchandise qu'ils reprouvent; si elle tumboit en un courage plus genereux, les entremises estoient genereuses de mesme, instructions philosophiques, enseignements à reverer la religion, obeïr aux loix, mourir pour le bien de son païs, exemples de vaillance, prudence, iustice; s'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la bonne grace et beaulté de son ame, celle de son corps estant fanee, et esperant, par cette

Qu'est-ce, en effet, que cet amour d'amitié? d'où vient qu'il ne s'attache ni à un jeune homme laid, ni à un beau vieillard? Cic. Tusc. quæst. IV, 34.

societé mentale, establir un marché plus ferme | que c'estoit moy. » Il y a, au delà de tout mon et durable. Quand cette poursuitte arrivoit à l'ef- discours et de ce que i'en puis dire particulierefect en sa saison (car ce qu'ils ne requierent pointment, ie ne sçay quelle force inexplicable et fatale, en l'amant, qu'il apportast loisir et discretion en mediatrice de cette union. Nous nous cherchions son entreprinse, ils le requierent exactement en avant que de nous estre veus, et par des rapports l'aymé, d'autant qu'il luy falloit iuger d'une beaul- que nous oyions l'un de l'aultre, qui faisoient en té interne, de difficile cognoissance et abstruse nostre affection plus d'effort que ne porte la raison descouverte), lors naissoit en l'aymé le desir d'une des rapports; ie croy par quelque ordonnance conception spirituelle, par l'entremise d'une spi- du ciel. Nous nous embrassions par nos noms : rituelle beaulté. Cette cy estoit icy principale; la et à nostre premiere rencontre, qui feut par corporelle, accidentale et seconde : tout le rebours hazard en une grande feste et compaignie de de l'amant. A cette cause preferent ils l'aymé, et ville, nous nous trouvasmes si prins, si cogneus, verifient que les dieux aussi le preferent; et tan- si obligez entre nous, que rien dez lors ne nous sent grandement le poëte Aeschylus d'avoir en feut si proche que l'un à l'aultre. Il escrivit une l'amour d'Achilles et de Patroclus donné la part satyre latine excellente, qui est publiee1, par de l'amant à Achilles, qui estoit en la premiere laquelle il excuse et explique la precipitation de et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus nostre intelligence si promptement parvenue à beau des Grecs. Aprez cette communauté gene- sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si rale, la maistresse et plus digne partie d'icelle tard commencé ( car nous estions touts deux homexerçant ses offices et predominant, ils disent mes faicts, et luy plus de quelque annee ), elle qu'il en provenoit des fruicts tres utiles au privé n'avoit point à perdre temps; et n'avoit à se reigler et au public; que c'estoit la force des païs qui au patron des amitiez molles et regulieres, en recevoient l'usage, et la principale deffense quelles il fault tant de precautions de longue et de l'equité et de la liberté : tesmoings les salu- prealable conversation. Cette cy n'a point d'aultre taires amours de Harmodius et d'Aristogiton. idee que d'elle mesme, et ne se peult rapporter qu'à Pourtant la nomment ils sacree et divine; et n'est, soy: ce n'est pas une speciale consideration, ny à leur compte, que la violence des tyrans et las- deux, ny trois, ny quatre, ny mille; c'est ie ne cheté des peuples qui luy soit adversaire. Enfin sçay quelle quintessence de tout ce meslange, tout ce qu'on peult donner à la faveur de l'Aca- qui ayant saisy toute sa volonté, l'amena se demie, c'est dire que c'estoit un amour se termi- plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, nant en amitié; chose qui ne se rapporte pas mal d'une concurrence pareille : ie dis perdre, à la à la definition stoïque de l'amour: Amorem co- verité, ne nous reservant rien qui nous feust pronatum esse amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis pre, ny qui feust ou sien ou mien. specie1.

Ie reviens à ma description de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiæ, corroboratis iam confirmatisque et ingeniis et ætatibus, iudicandæ sunt 3. Au demourant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accointances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié dequoy ie parle, elles se meslent et confondent l'une en l'aultre d'un meslange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la cousture qui les a ioinctes. Si on me presse de dire pourquoy ie l'aymoy, ie sens que cela ne se peult exprimer qu'en respondant : « Parce que c'estoit luy; parce

L'amour est l'envie d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté. CIC. Tuscul. quæst. IV, 34.

2 C'est-à-dire, d'une espèce d'amitié plus juste et plus

égale que celle dont il vient de parler. C.

L'amitié ne peut être solide que dans la maturité de l'âge et de l'esprit. Cic. de Amicit. c. 20.

aus

Quand Lelius', en presence des consuls romains, lesquels, aprez la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuyvoient touts ceulx qui avoient esté de son intelligence, veint à s'enquerir de Caius Blosius (qui estoit le principal de ses amis), combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eut respondu, Toutes choses : « Comment toutes choses? suyvit il : et quoy! s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples? - Il ne me l'eust iamais commandé,» repliqua Blo

1 Dans le recueil déja cité plus haut, Paris, 1571. Voici quelques-uns des vers dont Montaigne veut parler :

Prudentum bona pars vulgo male credula nulli
Fidit amicitiæ, nisi quam exploraverit ætas,
Et vario casus luctantem exercuit usu.
At nos jungit amor paullo magis annuus, et qui
Nil tamen ad summum reliqui sibi fecit amorem....
Te, Montane, mihi casus sociavit in omnes
Et natura potens, et amoris gratior illex
Virtus.
J. V. L.

2 CICERON, de l'Amitié, c. II; PLUTARQUE, Vie des Grac ques, c. 5; VALÈRE MAXIME, IV, 7, 1. J. V. L.

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sius. « Mais s'il l'eust faict? » adiousta Lelius. I'y eusse obey,» respondit il. S'il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avoit que faire d'offenser les consuls par cette derniere et hardie confession; et ne se debvoit despartir de l'asseurance qu'il avoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceulx qui accusent cette response comme seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere, et ne presupposent pas, comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance : ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis ou qu'ennemis de leur païs, qu'amis d'ambition et de trouble; s'estants parfaictement commis l'un à l'aultre, ils tenoient parfaictement les resnes de l'inclination l'un de l'aultre et faictes guider ce harnois par la vertu et conduicte de la raison, comme aussi est il du tout impossible de l'atteller sans cela, la response de Blosius est telle qu'elle debvoit estre. Si leurs actions se desmancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure, l'un de l'aultre, ny amis à eulx mesmes. Au demourant, cette response ne sonne non plus que feroit la mienne à qui s'enquerroit à moy de cette façon : « Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous?» et que ie l'accordasse: car cela ne porte aulcun tesmoignage de consentement à ce faire; parce que ie ne suis point en doubte de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de touts les discours du monde de me desloger de la certitude que l'ay des intentions et iugements du mien: aulcune de ses actions ne me sçauroit estre presentee, quelque visage qu'elle eust, que ie n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniement ensemble; elles se sont considerees d'une si ardente affection, et de pareille affection descouvertes iusques au fin fond des entrailles l'une de l'aultre, que non seulement ie cognoissoy la sienne comme la mienne, mais ie me feusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy.

Qu'on ne mette pas en ce reng ces aultres amitiez communes; i'en ay autant de cognoissance qu'un aultre, et des plus parfaictes de leur genre: mais ie ne conseille pas qu'on confonde leurs reigles; on s'y tromperoit. Il fault marcher en ces aultres amitiez la bride à la main, avecques prudence et precaution : la liaison n'est pas nouee en maniere qu'on n'ayt aulcunement à s'en desfier. ⚫ Aymez le, disoit Chilon, comme ayant quelque iour à le hair; haïssez le comme ayant à l'ay

les

mer'. » Ce precepte, qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coustumieres; à l'endroict desquelles il fault employer le mot qu'Aristote avoit tres familier: «< O mes amis ! il n'y a nul amy 2. » En ce noble commerce, offices et les bienfaicts, nourriciers des aultres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte; cette confusion si pleine de nos volontez en est cause: car tout ainsi que l'amitié que ie me porte ne reçoit point augmentation pour le secours que ie me donne au besoing, quoy que dient les stoïciens, et comme ie ne me sçay aulcun gré du service que ie me fois, aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels debvoirs, et haïr et chasser d'entre eulx ces mots de division et de difference, bienfaict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant, par effect, commun entre eulx, volontez, pensements, iugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie, et leur convenance n'estant qu'une ame en deux corps, selon la tres propre definition d'Aristote 3, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien. Voylà pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, deffendent les donations entre le mary et la femme, voulants inferer par là que tout doibt estre à chascun d'eulx, et qu'ils n'ont rien à diviser et partir ensemble.

Si, en l'amitié dequoy ie parle, l'un pouvoit donner à l'aultre, ce seroit celuy qui recevroit le bienfaict qui obligeroit son compaignon: car cherchant l'un et l'autre, plus que toute aultre chose, de s'entrebienfaire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion est celuy là qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy, d'effectuer en son endroict ce qu'il desire le plus. Quand le philosophe Diogenes avoit faulte d'argent, il disoit, qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit 4. Et pour monstrer comment cela se practique par effet, i'en reciteray un ancien exemple singulier 5. Eudamidas, Co

D'autres, comme Aristote, Rhétorique, II, 13; CICERON, de l'Amitié, c. 16; DIOGÈNE LAERCE, I, 87, attribuent cette maxime à Bias. C'est AULU-GELLE, 1, 3, qui la donne à Chilon. Elle se retrouve dans l'Ajax de SOPHOCLE, V. 687, et dans les sentences de PUBLIUS SYRUS, cité par Aulu-Gelle, XVII, 14. Sacy l'a combattue dans son traité de l'Amitié, liv. II, p. 02, éd. de 1704. J. V. L.

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