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d'aultre part; ou si elle en est separee, que c'est d'un si petit destroict et intervalle, qu'elle ne merite pas d'estre nommee isle pour cela.

Il semble qu'il y aye des mouvements, naturels les uns, les aultres fiebvreux, en ces grands corps comme aux nostres. Quand ie considere l'impression que ma riviere de Dourdoigne faict, de mon temps, vers la rive droicte de sa descente, et qu'en vingt ans elle a tant gaigné, et desrobbé le fondement à plusieurs bastiments, ie veoy bien que c'est une agitation extraordinaire; car si elle feust tousiours allee ce train, ou deust aller à l'advenir, la figure du monde seroit renversee: mais il leur prend des changements; tantost elles s'espandent d'un costé, tantost d'un aultre, tantost elles se contiennent. Ie ne parle pas des soubdaines inondations dequoy nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon frere, sieur d'Arsac, veoid une sienne terre ensepvelie soubs les sables que la mer vomit devant elle; le faiste d'aulcuns bastiments paroist encores: ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages bien maigres. Les habitants disent que, depuis quelque temps, la mer se poulse si fort vers eulx, qu'ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers; et veoyons de grandes montioyes d'arene mouvante, qui marchent d'une demie lieue devant elle, et gaignent païs.

L'aultre tesmoignage de l'antiquité auquel on veult rapporter cette descouverte, est dans Aristote, au moins si ce petit livret des Merveilles inouyes est à luy. 11 raconte là que certains Carthaginois s'estants iectez au travers de la mer Atlantique, hors le destroict de Gibaltar, et navigé long temps, avoient descouvert enfin une grande isle fertile, toute revestue de bois, et arrousée de grandes et profondes rivieres, fort esloingnee de toutes terres fermes; et qu'eulx, et aultres depuis, attirez par la bonté et fertilité du terroir, s'y en allerent avecques leurs femmes et enfants, et commencerent à s'y habituer. Les seigneurs de Carthage, voyants que leur païs se despeuploit peu à peu, feirent deffense expresse, sur peine de mort, que nul n'eust plus à aller là; et en chasserent ces nouveaux habitants, craignants, à ce qu'on dict, que par succession de temps ils ne veinssent à mutiplier tellement, qu'ils les supplantassent eulx mesmes et ruinassent leur estat. Cette narration d'Aristote n'a non plus d'accord avecques nos terres neufves.

et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage; car les fines gents regardent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent; et pour faire valoir leur interpretation, et la persuader, ils ne se peuvent garder d'alterer un peu l'histoire : ils ne vous representent iamais les choses pures; ils les inclinent et masquent selon le visage qu'ils leur ont veu; et pour donner credit à leur iugement et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matiere, l'alongent et l'amplifient. Ou il fault un homme tres fidelle, ou si simple, qu'il n'ayt pas dequoy bastir et donner de la vraysemblance à des inventions faulses, et qui n'ayt rien espousé. Le mien estoit tel; et oultre cela, il m'a faict veoir à diverses fois plusieurs matelots et marchands qu'il avoit cogneus en ce voyage: ainsi ie me contente de cette information, sans m'enquerir de ce que les cosmographes en disent. Il nous fauldroit des topographes qui nous feissent narration particuliere des endroicts où ils ont esté . mais pour avoir cet advantage sur nous d'avoir veu la Palestine, ils veulent iouyr du privilege de nous conter des nouvelles de tout le demourant du monde. Ie vouldroy que chascun escrivist ce qu'il sçait, et autant qu'il en sçait, non en cela seulement, mais en touts aultres subiects car tel peult avoir quelque particuliere science ou experience de la nature d'une riviere ou d'une fontaine, qui ne sçait au reste que ce que chascun sçait; il entreprendra toutesfois, pour faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez.

Or ie treuve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chascun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. Comme de vray nous n'avons aultre mire de la verité et de la raison, que l'exemple et idee des opinions et usances de païs où nous sommes; là est tousiours la parfaicte religion, la parfaicte police, le parfaict et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de mesme que nous appellons sauvages les fruicts que nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts; tandis qu'à la verité ce sont ceulx que nous avons alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun, que nous debvrions appeller plustost sauvages: en ceux là sont vifves et vigoreuses les vrayes et

Cet homme que l'avois, estoit homme simple plus utiles et naturelles vertus et proprietez;

lesquelles nous avons abbastardies en ceulx ey, les accommodants au plaisir de nostre goust corrompu; et si pourtant, la saveur mesme et delicatesse se treuve, à nostre goust mesme, excellente, à l'envi des nostres, en divers fruicts de ces contrees là, sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gaigne le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beaulté et la richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l'avons du tout estouffee si est ce que partout où sa pureté reluict, elle faict une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprinses '.

Et veniunt hederæ sponte sua melius;
Surgit et in solis formosior arbutus antris;

Et volucres nulla dulcius arte canunt 2. Touts nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beaulté, et l'utilité de son usage; non pas la tissure de la chestifve araignee.

3

Toutes choses, dict Platon 3, sont produictes ou par la nature, ou par la fortune, ou par l'art les plus grandes et plus belles, par l'une ou l'aultre des deux premieres; les moindres et imparfaictes, par la derniere.

Ces nations me semblent doncques ainsi barbares pour avoir receu fort peu de façon de l'esprit humain, et estre encores fort voysines de leur naïfveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abbastardies par les nostres; mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelquesfois desplaisir dequoy la cognoissance n'en soit venue plustost, du temps qu'il y avoit des hommes qui en eussent sceu mieulx iuger que nous : il me desplaist que Lycurgus et Platon ne l'ayent eue; car il me semble que ce que nous veoyons par experience en ces nations là surpasse non seulement toutes les peinctures dequoy la poësie a embelly l'aage doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d'hommes, mais encores la conception et le desir mesme de la philosophie: ils n'ont peu imaginer une naïfveté si pure et simple comme nous la veoyons par experience; ny n'ont peu croire que nostre socicté se peust

1 J. J. Rousseau a sans doute puisé dans ces réflexions de Montaigne le célèbre morceau qui commence l'Émile: « Tout est bien, sortant des mains de l'Auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme, etc. » A. D.

2 Le lierre aime à croître sans culture; l'arbousier n'est jamais plus beau que dans les antres solitaires; le chant des oiseaux est plus doux sans le secours de l'art. PROPERCE, I, 2, 10 sq.

3 Lois, X, pag. 947, édit. de 1602. J. V. L.

MONTAIGNE.

maintenir avecques si peu d'artifice et de soudeure humaine. « C'est une nation, diroy ie à Platon, en laquelle il n'y a aulcune espece de traficque, nulle cognoissance de lettres, nulle science de nombres, nul nom de magistrat ny de superiorité politique, nul usage de service, de richesse ou de pauvreté, nuls contracts, nulles successions, nuls partages, nulles occupations qu'oysifves, nul respect de parenté que commun, nuls vestements, nulle agriculture, nul metal, nul usage de vin ou de bled; les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la detraction, le pardon, inouyes. » Combien trouveroit il la republique qu'il a imaginee, esloingnee de cette perfection! [Viri a diis recentes 1.]

Hos natura modos primum dedit". Au demourant, ils vivent en une contree de païs tres plaisante et bien temperee : de façon qu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il est rare d'y veoir un homme malade; et m'ont asseuré n'en y avoir veu aulcun tremblant, chassieux, esdenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre de grandes et haultes montaignes, ayants, entre deux, cent lieues ou environ d'estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs qui n'ont aulcune ressemblance aux nostres; et les mangent sans aultre artifice que de les cuyre. Le premier qui y mena un cheval, quoy qu'il les eust practiquez à plusieurs aultres voyages, leur feit tant d'horreur en cette assiette, qu'ils le tuerent à coups de traicts, avant que le pouvoir recognoistre. Leurs bastiments sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d'escorce de grands arbres, tenants à terre par un bout, et se soustenants et appuyants l'un contre l'aultre par le faiste, à la mode d'aulcunes de nos granges, desquelles la couverture pend iusques à terre et sert de flancq. Ils ont du bois si dur qu'ils en couppent, et en font leurs espees et des grils à cuyre leur viande. Leurs licts sont d'un tissu de cotton, suspendus contre le toict comme ceulx de nos navires, à chascun le sien; car les femmes couchent à part des maris. Ils se levent avec le soleil, et mangent soubdain apres s'estre

Voilà des hommes qui sortent de la main des dieux. SÉNÈQUE, Ép. 90. Cette citation ne se trouve que dans l'exemplaire dont s'est servi Naigeon. Montaigne la supprima peutêtre à cause de la suivante. J. V. L.

2 Telles furent les premières lois de la nature. VIRG. Géorg. II, 20.

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levez pour toute la iournce : car ils ne font aultre | repas que celuy là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dict de quelques aultres peuples d'Orient, qui beuvoient hors du manger; ils boivent à plusieurs fois sur iour, et d'autant. Leur bruvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets; ils ne le boivent que tiede. Ce bruvage ne se conserve que deux ou trois iours; il a le goust un peu picquant, nullement fumeux, salutaire à l'estomach, et laxatif à ceulx qui ne l'ont accoustumé : c'est une boisson tres agreable à qui y est duict. Au lieu de pain, ils usent d'une certaine matiere blanche comme du coriandre confict: i'en ay tasté; le goust en est doulx et un peu fade. Toute la iournee se passe à dancer. Les plus ieunes vont à la chasse des bestes, à tout des arcs. Une partie des femmes s'amusent ce pendant à chauffer leur bruvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu'un des vieillards qui, le matin, avant qu'ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangee, en se promenant d'un bout à aultre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, iusques à ce qu'il ayt achevé le tour; car ce sont bastiments qui ont bien cent pas de longueur. Il ne leur recommende que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l'amitié à leurs femmes et ne faillent iamais

de remarquer cette obligation pour leur refrain, «< que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnee. » Il se veoid en plusieurs lieux, et entre aultres chez moy, la forme de leurs licts, de leurs cordons, de leurs especs, et brasselets de bois, dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadence en leur dance. Ils sont raz par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans aultre rasoir que de bois ou de pierre. Ils croient les ames eternelles; et celles qui ont bien merité des dieux, estre logees à l'endroict du ciel où le soleil se leve; les mauldictes, du costé de

l'occident.

Ils ont ie ne sçay quels presbtres et prophetes, qui se presentent bien rarement au peuple, ayants leur demeure aux montaignes. A leur arrivee, il se faict une grande feste et assemblee solennelle de plusieurs villages : chasque grange, comme je l'ai descripte, faict un village, et sont environ à une lieue françoise l'une de l'aultre. Ce prophete parle à eulx en publicque, les exhortant à la vertu et à leur debvoir mais toute leur

science ethique ne contient que ces deux articles: de la resolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Cettuy cy leur prognosticque les choses à venir, et les evenements qu'ils doibvent esperer de leurs entreprinses; les achemine ou destourne de la guerre : mais c'est par tel si, que où il fault à bien deviner, et s'il leur advient aultrement qu'il ne leur a predict, il est haché en mille pieces s'ils l'attrappent, et condemné pour fauls prophete. A cette cause, celuy qui s'est une fois mesconté, on ne le veoid plus.

C'est don de Dieu que la divination : voylà pourquoy ce debvroit estre une imposture punissable d'en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avoient failly de rencontre, on les couchoit, enforgez de pieds et de mains, sur des chariotes pleines de bruyere, tirees par des bœufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceulx qui manient les choses subiectes à la conduicte de l'humaine suffisance sont excusables d'y faire ce qu'ils peuvent mais ces aultres, qui nous viennent pipant des asseurances d'une faculté extraordinaire qui est hors de nostre cognoissance, fault il pas les punir de ce qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temerité de leur imposture?

Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au delà de leurs montaignes, plus avant en la terre ferme; ausquelles ils vont touts nuds, n'ayants aultres armes que des arcs ou des espees de bois appoinctees par un bout, à la mode des langues de nos espieux. C'est chose esmerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent iamais que par meurtre et effusion de sang: car de routes et d'effroy, ils ne sçavent que c'est. Chascun rapporte pour son trophee la teste de l'ennemy qu'il a tué, et l'attache à l'entree de son logis. Aprez avoir long temps bien traicté leurs prisonniers, et de toutes les commoditez dont ils se peuvent adviser, celuy qui en est le maistre faict une grande assemblee de ses cognoissants. Il attache une chorde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient esloingné de quelques pas, de peur d'en estre offensé, et donne au plus cher de ses amis l'aultre bras à tenir de mesme; et eulx d'eux, en presence de toute l'assemblee, l'assomment à coups d'espee. Cela faict, ils le rostissent, et en mangent en commun, et en envoyent des loppins à ceulx de leurs amis qui sont absents. Ce n'est pas, comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes; c'est

HÉRODOTE, IV, 69. J. V. L.

et

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eu esgard aux reigles de la raison; mais non pas pour representer une extreme vengeance qu'il soit ainsin, ayants apperceu que les Portu- eu esgard à nous, qui les surpassons en toute gais, qui s'estoient ralliez à leurs adversaires, sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble usoient d'une aultre sorte de mort contre eulx, et genereuse, et a autant d'excuse et de beaulté quand ils les prenoient, qui estoit de les enter- que cette maladie humaine en peult recevoir : rer iusques à la ceincture, et tirer au demourant elle n'a aultre fondement parmy eulx, que la du corps force coups de traicts, et les pendre seule ialousie de la vertu. Ils ne sont pas en deaprez; ils penserent que ces gents icy de l'aultre bat de la conqueste de nouvelles terres, car ils iouïssent encores de cette uberté naturelle qui monde (comme ceulx qui avoient semé la cognoissance de beaucoup de vices parmy leur les fournit, sans travail et sans peine, de toutes voysinage, et qui estoient beaucoup plus grands choses necessaires, en telle abondance, qu'ils maistres qu'eulx en toute sorte de malice), ne n'ont que faire d'aggrandir leurs limites. Ils sont encores en cet heureux poinct de ne desirer qu'auprenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle debvoit estre plus aigre que la tant que leurs necessitez naturelles leur ordonleur; dont ils commencerent de quitter leur façonnent tout ce qui est au delà est superflu pour ancienne pour suyvre cette cy. Ie ne suis pas eulx. Ils s'entr'appellent generalement, ceulx de mesme aage, freres; enfants, ceulx qui sont au marry que nous remarquions l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action; mais ouy bien dessoubs; et les vicillards sont peres à touts les aultres. Ceulx cy laissent à leurs heritiers en comdequoy, iugeants à poinct de leurs faultes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Le pense qu'il y mun cette pleine possession de bien par indivis, sans aultre tiltre que celuy tout pur que nature a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu'à le manger mort; à deschirer par torments et donne à ses creatures, les produisant au monde. par gehennes un corps encores plein de senti- Si leurs voysins passent les montaignes pour les venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur ment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux eulx, l'acquest du victorieux c'est la gloire et (comme nous l'avons non seulement leu, mais l'advantage d'estre demouré maistre en valeur et veu de fresche memoire, non entre des ennemis en vertu: car aultrement ils n'ont que faire des anciens, mais entre des voysins et concitoyens, biens des vaincus; et s'en retournent à leurs païs, où ils n'ont faulte d'aulcune chose necessaire, ny et qui pis est, soubs pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger aprez qu'il faulte encores de cette grande partie, de sçavoir heureusement iouyr de leur condition et s'en conest trespassé. tenter. Autant en font ceulx cy à leur tour; ils ne demandent à leurs prisonniers aultre rançon que la confession et la recognoissance d'estre vaincus; mais il ne s'en treuve pas un en tout un siecle qui n'ayme mieulx la mort que de relascher, ny par contenance ny de parole, un seul poinct d'une grandeur de courage invincible; il ne s'en veoid aulcun qui n'ayme mieulx estre tué et mangé, que de requerir seulement de ne l'estre pas. Ils les traictent en toute liberté, à fin que la vie leur soit d'autant plus chere; et les entretiennent communement des menaces de leur mort fu

Chrysippus et Zenon, chefs de la secte stoïcque, ont bien pensé qu'il n'y avoit aulcun mal de se servir de nostre charongne à quoy que ce feust pour nostre besoing, et d'en tirer de la nourriture'; comme nos ancestres, estants assiegez par Cesar en la ville d'Alexia, se resolurent de soustenir la faim de ce siege par les corps des vieillards, des femmes et aultres personnes inutiles au combat.

Vascones, fama est, alimentis talibus usi
Produxere animas 2.

Et les medecins ne craignent pas de s'en servir
à toute sorte d'usage pour nostre santé, soit pour
l'appliquer au dedans ou au dehors. Mais il ne
se trouva iamais aulcune opinion si desreiglee
qui excusast la trahison, la desloyauté, la tyran-
nie, la cruauté, qui sont nos faultes ordinaires.
Nous les pouvons donc bien appeller barbares,

↑ DIOGÈNE LAERCE, VII, 188. C.

2 On dit que les Gascons prolongèrent leur vie en se nourrissant de chair humaine. Juv. Sat. XV, 93.

ture, des torments qu'ils y auront à souffrir, des apprests qu'on dresse pour cet effect, du destrenchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs despens. Tout cela se faict pour cette seule fin, d'arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabbaissee, ou de leur donner envie de s'enfuyr, pour gaigner cet advantage de les avoir espouvantez et d'avoir faict force à leur constance. Car aussi, à le bien prendre, c'est en ce seul poinct que consiste la vraye victoire :

Victoria nulla est, Quam quæ confessos animo quoque subiugat hostes 1. Les Hongres, tres belliqueux combattants, ne poursuyvoient iadis leur poincte oultre ces termes, d'avoir rendu l'ennemy à leur mercy; car en ayants arraché cette confession, ils le laissoient aller sans offense, sans rançon: sauf, pour le plus, d'en tirer parole de ne s'armer dez lors en avant contre eulx. Assez d'advantages gaignons nous sur nos ennemis, qui sont advantages empruntez, non pas nostres; c'est la qualité d'un portefais, non de la vertu, d'avoir les bras et les iambes plus roides: c'est une qualité morte et corporelle, que la disposition; c'est un coup de la fortune, de faire bruncher nostre ennemy, et de luy esblouyr les yeulx par la lumiere du soleil; c'est un tour d'art et de science, et qui peult tumber en une personne lasche et de neant, d'estre suffisant à l'escrime. L'estimation et le prix d'un homme consiste au cœur et en la volonté : c'est là où gist son vray honneur. La vaillance, c'est la fermeté, non pas des iambes et des bras, mais du courage et de l'ame; elle ne consiste pas en la valeur de nostre cheval, ny de nos armes, mais en la nostre. Celuy qui tumbe obstiné en son courage, si succiderit, de genu pugnat'; qui pour quelque danger de la mort voysine, ne relasche aulcun poinct de son asseurance; qui regarde encores, en rendant l'ame, son ennemy d'une veue ferme et desdaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune 3; il est tué, non pas vaincu : les plus vaillants sont par fois les plus infortunez. Aussi y a il des pertes triumphantes à l'envi des victoires. Ny ces quatre victoires sœurs, les plus belles que le soleil aye oncques veu de ses yeulx, de Salamine, de Platee, de Mycale, de Sicile, n'oserent oncques opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la desconfiture du roy Leonidas et des siens au pas des Thermopyles. Qui courut iamais d'une plus glorieuse envie et plus ambitieuse au gaing du combat, que le capitaine Ischolas à la perte 4? qui plus ingenieusement et curieusement s'est asseuré de son salut, que luy de sa ruyne? Il estoit commis à deffendre certain passage du Peloponnese contre les Arcadiens: pour quoy faire se trouvant du tout incapable, veu la

Il n'y a de véritable victoire que celle qui force l'ennemi à s'avouer vaincu. CLAUDIEN, de sexto Consulatu Honorii, V. 218.

2 S'il tombe, il combat à genoux. SÉNÈQUE, de Providentia, c. 2. Le texte porte, etiam si ceciderit. J. V. L.

3 SENEQUE, de Constantia sapientis, c. 6. C.

4 DIODORE DE SICILE, XV, 64. J. V. L.

nature du lieu et inegualité des forces, et se resolvant que tout ce qui se presenteroit aux ennemis auroit de necessité à y demourer; d'aultre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité, et du nom lacedemonien, de faillir à sa charge, il print entre ces deux extremités un moyen party, de telle sorte : les plus ieunes et dispos de sa trouppe, il les conserva à la tuition et service de leur païs, et les y renvoya; et avecques ceulx desquels le default estoit moins important, il delibera de soustenir ce pas, et par leur mort en faire achepter aux ennemis l'entree la plus chere qu'il luy seroit possible, comme il adveint; car estant tantost environné de toutes parts par les Arcadiens, aprez en avoir faict une grande boucherie, luy et les siens feurent touts mis au fil de l'espee. Est il quelque trophee assigné pour les vainqueurs qui ne soit mieulx deu à ces vaincus? Le vray vaincre a pour son roolle l'estour, non pas le salut; et consiste l'honneur de la vertu à combattre, non à battre.

Pour revenir à nostre histoire, il s'en fault tant que ces prisonniers se rendent pour tout ce qu'on leur faict, qu'au rebours, pendant ces deux ou trois mois qu'on les garde, ils portent une contenance gaye, ils pressent leurs maistres de se haster de les mettre en cette espreuve, ils les desfient, les iniurient, leur reprochent leur lascheté et le nombre des battailles perdues contres les leurs. l'ay une chanson faicte par un prisonnier, où il y a ce traict : « Qu'ils viennent hardiement trestouts, et s'assemblent pour disner de luy; car ils mangeront quand et quand leurs peres et leurs ayeulx, qui ont servy d'aliment et de nourriture à son corps: ces muscles, dict il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes ; vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s'y tient encores; savourez les bien, vous y trouverez le goust de vostre propre chair. » Invention qui ne sent aulcunement la barbarie. Ceulx qui les peignent mourants, et qui representent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier crachant au visage de ceulx qui le tuent, et leur faisant la moue. De vray, ils ne cessent iusques au dernier souspir de les braver et desfier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voylà des hommes bien sauvages; car ou il faut qu'ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons: il y a une merEstour ou estor, vieux mot qui signifie choc, mêlée, combat. C.

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