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entendu sortir de sa bouche un mot qu'il pût se repentir d'avoir proféré. Souvent il lui arrive de prendre un air sérieux lorsque je me hasarde à lâcher devant lui quelque trait satyrique ; je sais ce que signifie cet air sérieux, et je change aussitôt de conversation. Indulgent envers les autres, il est très sévère pour lui-même; et dans notre petite société nous ne l'appelons jamais autrement que le philosophe.

La seule faiblesse qu'on puisse lui reprocher, c'est un excès de partialité pour les femmes. Il faut qu'il ait été passionné pour elles dans sa jeunesse et qu'il lui reste des souvenirs bien doux de ses sentiments, car il est toujours prêt à prendre leur défense. Il vous soutiendra que, si elles ont des défauts, on doit le reprocher aux hommes; et que, si elles étaient élevées et traitées convenablement, elles seraient toutes des modèles de sagesse et de vertu. Nous avons à ce sujet de fréquentes altercations; mais c'est un point sur lequel il n'entend pas raillerie. Puisqu'il faut tout dire, nous pensons qu'il est amoureux, mais

nous n'avons encore là-dessus que des conjectures; ses habitudes sont connues, et il est certain qu'il ne voit aucune femme, ni chez lui ni au dehors. Cependant, ce qui donne beaucoup à penser, c'est qu'il porte constamment à son cou une chaîne tressée en cheveux, au bout de laquelle l'un de nous a cru apercevoir un portrait. Je ne désespère pas de pénétrer quelque jour ce mystère, et alors j'en ferai confidence au lecteur. Venons maintenant aux deux autres personnages qui composent notre société.

Le premier, nommé M. Duhamel, est un ancien avocat au parlement de Grenoble, qui est venu depuis quelques années s'établir à Paris. Il vivait très honorablement dans le Dauphiné, où il a laissé des amis et des parents qui le regrettent sans cesse, et voudraient le rappeler au milieu d'eux; mais il est retenu dans la capitale par un penchant irresistible: il a pour les livres une passion qui ne lui laisse aucun repos. Pour satisfaire à son aise ce goût dominant, il a loué, près du passage des Jacobins, un

hôtel tout entier, qu'il a converti en une vaste bibliothèque; il a inondé de livres jusques aux cabinets de toilette de madame et de mademoiselle Duhamel. Il y a peu de jours qu'il donna congé à son portier parce qu'il refusait de laisser poser dans sa loge des rayons destinés à recevoir la collection complète des Pères de l'Église. Ce qu'il y a de remarquable dans sa bibliomanie, c'est la préférence qu'il donne aux vieux livres sur les nouveaux. Il paiera un sermonnaire du quinzième siècle quatre fois plus cher que les œuvres réunies de Bourdaloue et de Massillon; il regarde avec plus de complaisance la Henriade de Garnier que celle de Voltaire, et je sais qu'il possède une ancienne farce de la Passion qui lui coûte plus d'argent qu'il n'en faudrait pour acheter tous les théâtres des meilleurs auteurs dramatiques de l'antiquité et des temps modernes. Au demeurant, M. Duhamel a des qualités qui le rendent cher à ses amis. Quoique peu indulgent de son naturel, il est bon mari et bon père; le seul déplaisir qu'il ait dans son intérieur, c'est de n'avoir pu jusqu'ici faire partager à sa femme et

à sa fille son goût pour les livres. Il mène une vie exemplaire, et remplit ses devoirs de chrétien avec une grande exactitude; mais, comme il faut que la passion qui nous domine se glisse partout, il se sert d'une Bible de Schoeffer, et ne porte à la messe qu'un livre de prières composé par le roi Louis XIII dans les dernières années de sa vie.

J'ai dit que M. Duhamel était très religieux; je suis faché d'ajouter qu'il est quelque peu intolérant, et nous le soupçonnons de jansénisme. Je le pousse quelquefois là-dessus; mais Kerkabon s'interpose toujours entre nous, et s'efforce de nous convaincre que ce serait un grand malheur pour la société si la philosophie et la religion étaient réellement incompatibles. Je cède volontiers à ses raisons; mais Duhamel est plus récalcitrant, et je crois qu'il se serait séparé de notre société, si la reconnaissance ne l'attachait au philosophe, qui lui fit cadeau, il y a quelques années, d'un manuscrit cophte en vrai papyrus.

Au reste, notre bibliomane est très instruit;

il connaît bien ses auteurs classiques; il a même fait quelques excursions dans les littératures étrangères. Je l'ai toujours trouvé excessivement rigide sur les règles; il ne se décide guère que d'après les autorités d'Aristote, d'Horace et de Quintilien de là vient peut-être son antipathie pour la plupart des ouvrages nouveaux.

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Le troisième membre de notre société est un parent du philosophe, qui se fait appeler le major Floranville. Il a passé quelques années de sa vie dans les garnisons, où il s'est distingué par son humeur enjouée et son goût pour le plaisir. Il est maintenant âgé de cinquante ans; mais il n'a perdu aucune des habitudes de sa jeunesse ; et comme il cache ses cheveux gris sous une perruque noire artistement travaillée, il n'a pas l'air d'avoir plus de quarante ans. Il est surtout remarquable par l'importance qu'il attache à la manière de se vêtir: toujours à l'affût des modes nouvelles, il change régulièrement de costume tous les quinze jours, ce qui absorberait bientôt, son revenu, si Kerkabon, qui n'a point d'autre

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