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LETTRE XLII.

DU MÊME AU MÊME.

Pétersbourg, ce 18 février (1 mars) 1761.

J'AI lu votre Ode, Monsieur et cher ami, avec

ΑΙ

transport; je dirais presque avec tout l'enthousiasme dont elle est remplie. J'ai reconnu partout cette fierté de pinceau, cette audace lyrique, l'âme de tous vos vers. Je vous avouerai franchement qu'elle mérite trop son succès, pour que je ne sois pas surpris qu'elle l'ait obtenu. Je vous l'ai déjà dit, on n'a jamais pris plus mal son temps que vous pour s'aviser d'ètre sublime. Peut-être cet événement deviendra-t-il l'époque du retour du goût. J'aime à m'en flatter. Les éloges brillans que M. de Voltaire, et tout le grand banc de la littérature, donnent à votre génie, feront ouvrir les yeux au public. On est déjà étonné de se sentir échauffer, ravir, emporter hors de soi; et, quand on réfléchira sur les ressorts par lesquels vous y parvenez, on reconnaîtra le prix de cette touche vigoureuse, de ces traits mâles et hardis, de cette harmonie soutenue à laquelle on avait substitué la mollesse, la fadeur et la séche

resse écorchante. Courage, mon cher Le Brun, deux ou trois odes de cette force (et j'en attends bien d'autres de votre lyre), remettront le sublime à la mode. J'ai vu le temps où l'on le pardonnait à peine à M. de Voltaire, comme un goût de la vieille cour de Louis XIV, sous le règne duquel il est né. Mais que vous, qui n'avez vu adorer en naissant que cette bagatelle enluminée de fard, recrépie de vernis, enguenillée de pretintailles, vous ayez eu le courage de déserter ses drapeaux pour courir au grand et au simple; en vérité, il a fallu du bonheur pour réussir. Rousseau vous aura bien de l'obligation; ses odes restaient oubliées dans les bibliothèques des beauxesprits, aussi peu lues que celles de ce grec Pindare. Vous allez leur redonner le pas sur ses épigrammes. On verra que notre langue et notre nation sont faites pour le lyrique, malgré tout ce qu'en disent ceux qui ne savent que rimailler des tragédies en prose. Nous touchions au moment de n'avoir plus de poésie. L'ode, qui en est le vrai champ, était négligée, proscrite, et même regardée comme un genre ridicule, par ce gros public et ce beau monde qui se laisse entraîner, ' sans réfléchir, au torrent de la mode. Effectivement, rien n'était plus fou que de donner le style pindarique à nos héroïnes de théâtre, ou plutôt de le défigurer pour le mettre dans leurs

bouches; de hérisser le naïf sentiment d'un amas de métaphores déplacées, qui ne paraissaient souvent trop hardies, que parce qu'elles ne l'é taient point assez ; qu'on croyait outrées, parce qu'elles étaient tronquées, et qu'elles n'étaient ni amenées, ni suivies. C'est ce ridicule abus de la poésie qui retombait sur elle; et les vrais poètes étaient proscrits par le dégoût qu'inspiraient ceux qui voulaient les contrefaire. Je n'ai point fait d'odes, et n'en ferai jamais dans le genre pindarique; mais je n'en lirai jamais de bonnes sans enthousiasme, et je gémirai sur ces petits beaux-esprits qui croyent que toute la poésie consiste à rimer quelques syllabes géométriquement compassées.

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Venons à l'objet particulier de votre ouvrage. On peut dire que le sublime n'a jamais été employé plus à propos que pour le sang de Corneille. Sa petite nièce devait être un objet bien intéressant pour les gens de lettres, et pour ceux qui les aiment. L'action de M. de Voltaire ne m'a pas étonné. Je n'ai jamais cru ce qu'on publiait de sa prétendue avarice. Les secours qu'il a donnés à vingt jeunes gens, dont il avait mal connu le cœur et l'esprit, déposaient trop hautement contre ces petites calomnies de la racaille littéraire. Mais, en vérité, il m'inspire encore plus de haine pour M. de Fontenelle, que d'admira

tion

pour lui. Je n'ai jamais aimé les ouvrages de ce petit-maître du Parnasse; le plus bel esprit de la France, j'en conviens, mais le corrupteur du goût, et le fléau du génie. Il a connu et porté au plus haut point la délicatesse de la galanterie; il ne s'est jamais douté de celle du sentiment. En vérité, sa conduite ne dément pas plus le sang de Corneille, que cet oubli perpétuel du subliqui caractérise tous ses écrits.

Adieu, mon cher ami, mais adieu pour peu de temps, en comparaison de celui que j'ai passé loin de vous. J'espère, avant quatre mois, vous embrasser, vous consulter, faire renaître ces beaux jours que nous passions ensemble, sans nous apercevoir que la nuit venait nous les ravir. Adieu, encore une fois; je ne finis plus quand je cause avec vous.

DORMONT DE BELLOY.

LETTRE XLIII.

A DE BELLOY, EN RUSSIE.

Ce 30 août 1761.

Il est donc bien vrai, mon cher ami, qu'enfin de vastes mers cessent de nous séparer. J'eusse dit de bon cœur, à cette mer qui vous a peu favorisé, ce qu'Horace adressait au vaisseau de son cher Virgile:

Je sais

Reddas incolumen precor

Et serves animæ dimidium meæ.

pour

que l'âme n'a point de limite, et que la vivacité des sentimens franchit l'espace des lieux les plus reculés; mais il est bien cruel, pour deux coeurs unis dès la jeunesse par l'amitié, l'estime et le goût des arts, d'habiter ainsi dire les deux bouts de l'Univers; tant d'imbéciles qui se détestent sont fatalement obligés de vivre ensem ble et de se voir sans cesse, pourquoi les vrais amis ne jouissent-ils pas du même privilége? Je compte, mon cher ami, que vous allez revenir pour toujours, et que mes voeux et mes lettres n'iront plus se glacer sur les bords de la mer

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