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LETTRE IX.

A M. DE VOLTAIRE.

ONSIEUR Corneille est aussi pénétré qu'il doit l'être, Monsieur, des attentions dont vous l'honorez. Il dînait chez moi le jour même que j'ai reçu vos lettres; nous avons bu en chorus à la santé du bienfaiteur de Cornélie. J'ai différé ma réponse de quelques jours, dans l'espérance d'y joindre incessamment les deux brochures qu'on imprime; mais nos correspondans nous servent ici moins promptement que les vôtres ; et les imprimeurs ne finissent point. Enfin, il est bien vrai que l'Ane littéraire (titre qui vous a plu et qui fait lui seul une très-bonne plaisanterie sur l'Année Littéraire), a passé, en dépit des incertitudes de M. de Mal***, parce qu'il s'est heureusement trouvé que le Censeur qui l'avait dans ses mains étoit de mes amis depuis long-temps. Il ne savait pas que mon frère en fût l'auteur. A l'aide de cette connaissance, ce qui paraissait trop vif d'abord pour un ouvrage périodique, a passé, avec les corrections les plus légères. Il sera assez plaisant de voir ce maroufle fustigé

tous les quinze jours à la face du public. Notre anonyme ne le quittera pas qu'il ne l'ait barbouillé de ridicules. Ridiculum acri, etc. Équité, bon goût, lumière et plaisanteries, telles devraient être les qualités (trop rares) de ces bagatelles, pour qu'elles fussent utiles et saillantes.

Pour moi, dès que je l'aurai affublé de la Wasprie, où, entre mille autres réfutations, j'en insère une contre ses quatre lignes diffamatoires*, je quitterai une escrime qui me semble trop inégale. J'ai voulu prouver une fois que ce misérable n'avance tant d'inepties calomnieuses, que parce qu'il se flatte qu'on ne daignera pas le confondre. Je l'abandonnerai pour jamais à son mauvais sort, à l'indignation, à la risée publique, au tourment de faire et de rélire ses feuilles, et surtout au supplice vengeur d'entendre louer sans cesse les ouvrages d'un homme qui m'a inspiré, à tant d'égards, l'estime la plus tendre. Je me croirais heureux de vous exprimer de plus près tous les sentimens dont je suis pénétré. Que ne puis-je rouler mon tonneau jusqu'à vous! mais il n'est

pas aussi libre que celui de Diogène, et malheureusement il est attaché au palais de la grandeur. Si jamais, cependant, je pouvais disposer de deux ou trois semaines; je les consacrerais au bonheur de vous voir et d'aller embrasser Cornélie et son

* Voyez la lettre de Voltaire en réponse à celle-ci.

généreux père. Jouissez, Monsieur, des délices de votre campagne. Respirez sur les bords du lac de Genève la nature et la liberté ; l'âge n'a rien qui en émousse la puissance: on renaît sans cesse avec elle.

Fortunate Senex! hic inter flumina nota

Et fontes sacros, frigus captabis opacum.

C'est-là que vous vous êtes dit qu'on est heureux de cultiver en paix les arts d'Apollon, loin des Marsias et des Midas; qu'il est doux de lire Virgile et Homère, en foulant à ses pieds les Ba- ́ vius et les Zoïles, et de se nourrir d'ambroisie, quand l'Envie mange ses couleuvres.

gens

A propos de couleuvre, j'ai reçu les onze exemplaires des Anecdotes* contre le serpent Fréron. Quelque fortes qu'elles soient, il faut avouer que l'horreur que ce coquin inspire ici à tous les honnêtes leur en fait encore plus soupçonner qu'on n'en pouvait dire; et, cependant, que n'a-t-on point dit? Je suis bien fàché que dans ce petit Fréroniana on ait oublié d'insérer un fait aussi plaisant que véritable. C'est la tabatière d'or mystifiée à Piron (c'est leur terme). Étant à souper avec notre Métromane, qui faisait voir cette ta

* Pamphlet injurieux et violent qui parut alors contre Fréron, et dont La Harpe était l'auteur, comme on le verrá bientôt. (Note de l'Éditeur.)

batière, F*** la lui demanda pour l'admirer à loisir et prendre une prise de tabac. Piron dit: A votre service; et par mégarde notre F*** la mit dans sa poche. L'autre, qui cependant buvait, ne s'aperçut de la mystification qu'étant de retour chez lui, etc. etc. Je sais le fait de Bret mème, qui s'étoit intéressé à la faire rendre à Piron; mais elle avait déjà passé dans les mains d'un très-honnête Juif. C'est à ce propos que Piron dit assez plaisamment : Quoi! parce que je dirai à un homme que je suis son très-humble serviteur, il sera donc en droit de m'envoyer sur l'heure un habit de sa livrée! Au reste, le voleur n'aura rien perdu pour attendre ; et l'anecdote sera placée dans la Wasprie d'une manière d'autant plus sanglante, qu'elle est déguisée, et que je prie le sieur Fréron de l'insérer dans ses feuilles, sous prétexte qu'il aime beaucoup les petits contes, et qu'autant vaut-il qu'il rapporte ceux qui sont tout faits, que ceux qu'il invente maladroitement.

Pour la rétractation, sur laquelle j'ai conféré avec M. d'Argental, outre que cela viendrait bien tard, après quatre mois, et que nous ne sommes pas sûrs que M. de Malesherbes s'y prête d'aussi bonne grâce que le voudraient des gens qui n'aiment point à être refusés, c'est que cette petite satisfaction, excellente dans le premier instant, et désormais inutile, ferait croire à un calom

niateur polisson, qu'on attache une importance suprême à ce qu'il dit, et que surtout elle aurait mis M. de M*** dans le cas d'interrompre l'Ane littéraire et la Wasprie, qui ne sont accordés qu'à la vengeance trop due, que nous saurons prendre par nous-mêmes. Elle sera bien plus cruelle pour l'infâme qui en est l'objet. Je puis vous assurer d'avance qu'il y est traité avec le plus souverain mépris, et que peut-être sera-t-on étonné que quelque chose d'aussi mordant ait passé, en dépit des lâches calomnies du Chiffonnier littéraire.

Si par hasard vous aviez, Monsieur, quelques traits sur ce misérable, à faire passer dans la Diatribe périodique, vous ne doutez pas qu'elle ne soit vôtre; car mon frère est de moitié dans tous mes sentimens. Peut-être ne serait-il pas inutile qu'elle se vendît chez les libraires de Genève, où parviennent les feuilles de F***. Ne serait-il pas heureux de venger à la fois le bon goût, qu'il offense, et de réduire ce coquin à la mendicité *, en attendant qu'il aille aux galères ?

Je me suis acquitté, auprès de ces Dames et de M. du Tillet, des politesses dont vous m'aviez chargé. J'ai eu le plaisir de dîner avec M.Cramer, et de lui porter votre santé et celle de votre fille.

* Cela est bien dur, mais lisez les lettres suivantes. (Note de l'Éditeur.)

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