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Heureusement je lui répondis sur-le-champ, qu'il ne fallait que quatre ou cinq de ces sottiseslà pour rendre un homme immortel. Il me dit que j'étais bien bon; il ajouta avec toute sorte de grâces que si la vieillesse ne l'avait point brouillé avec les Muses, il se serait fait un vrai plaisir de répondre à mes vers. Quelques momens après, en admirant sa santé qui me paraissait bien étonnante pour son âge, car il voit et il entend comme un jeune homme (quoiqu'il n'ait cessé depuis vingt ans de calomnier son ouïe et ses yeux). Je lui dis qu'il devait avoir en années, sur M. de Fontenelle, le même avantage qu'il avait eu en talens. Il me répondit : Vous êtes bien honnête; mais il y a une grande différence. Fontenelle était heureux et sage, et je n'ai été ni l'un ni l'autre.

Je vous avouerai, Monsieur, que ce ton, qu'il n'a point quitté au milieu de ses plus grandes politesses, m'a fait craindre en moi-même que, malgré mes éloges, le terrible expiant tes succès, et les conseils par lesquels je termine mon épître, n'ayent contristé le cœur de cet illustre vieillard, dont l'attendrissement paternel, pour la personne qu'il vient d'établir, m'a vraiment pénétré l'âme. Les larmes roulaient dans ses yeux en nous parlant de belle et bonne, c'est ainsi qu'il la nomme; et, en faisant opposition de ses grâces

naïves à celles de madame du Barri, qui venait de le quitter. Je suis donc sorti du cabinet de cet étonnant vieillard, me reprochant un peu d'avoir hasardé une leçon à un homme de quatre-vingtquatre ans, et m'intéressant beaucoup plus à lui que lorsque j'y suis entré. Aussi lui ai-je envoyé une petite lettre et une autre vingtaine de vers, pour réparer la fin sévère et moralisante des premiers. J'y fais l'éloge de sa belle et bonne, en effet très-séduisante. Cependant, le ton de la première pièce a plu extrêmement au public, et peut-être a-t-il mieux servi M. de Voltaire, que tout le plat encens de sacristie dont il a été enfumé par la foule des rimailleurs.

Heureux et mille fois heureux celui qui a su aux talens sublimes joindre dans tous les temps la sagesse et la vertu ! Il jouit d'une considération sans reproche et sans nuage. Pour mon bonheur, tout cela existe dans le peintre inimitable de la nature; et c'est lui seul qui jouit sans réserve de l'admiration mêlée de respect et de tendresse que lui a vouée, pour la vie,

Son très-humble et très-obéissant

serviteur,

LE BRUN.

J'ai promis à madame Necker de lui donner

incessamment une copie de l'Ode qui vous est adressée, avec les vers ajoutés sur M. votre fils, dont il y en a surtout un qui l'a frappée ; c'est après ces deux vers:

Ah! prends pitié d'un cœur qui s'immole soi-même,
Qui, par excès d'amour, craint de voir ce qu'il aime.
Qu'il vive pour mon fils; c'est vivre encor pour moi!

LETTRE XXXVI.

DE LE BRUN A LOUIS RACINE,

En lui envoyant une copie de son Ode sur Lisbonne, etc.

Paris, 1756.

HÉLAS! Monsieur, quelle a été ma surprise, ma douleur et mon accablement, quand les regrets publics m'ont appris votre perte et la mienne! J'ose dire qu'elle a été commune à tous ceux qui connaissent le nom de Racine. Eh! qui peut l'ignorer? Mais, ce qui m'a rendu cette perte doublement sensible, c'est l'amitié qui m'unissait à votre fils, c'est celle, Monsieur, dont vous m'honorez vous-même. Un père que j'aime pleure un fils que j'aimais.

Si je n'ai pas été vous offrir mes larmes, n'en accusez que ma douleur; elle craignait de rencontrer la vôtre; elle craignait de déchirer des entrailles paternelles, et d'irriter une plaie qui saignera long-temps. A cet instant même où je prends sur moi de vous écrire, je ne le fais qu'en tremblant. Je vous prie, Monsieur, d'accepter un

ouvrage qui peut-être vous coûtera des pleurs; mais que je dois à la perte que j'ai faite, à la vôtre, à celle du public, aux lettres qui gémissent sur un nom si cher, à l'amitié surtout, qui m'a seule inspiré le dessein de célébrer un événement si fameux et si déplorable. Vos conseils, vos leçons ont ouvert à ma jeunesse la pénible carrière de la littérature; je ne croyais pas les faire servir un jour à un sujet qui vous intéressât si particulièrement. S'il était vrai, Monsieur, que les maux partagés en devinssent moins sensibles, que les vôtres devraient être diminués ! Mais je sais trop combien l'objet que vous pleurez mérite vos larmes, pour chercher à les interrompre. Permettez-moi seulement d'y joindre les miennes, et de vous assurer de la haute estime, et du sincère attachement avec lesquels je suis,

Monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant

serviteur,

LE BRUN.

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