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SUR LE LIVRE SIXIÈME

Les siècles, en partageant leur admiration entre Homère

et Virgile, ont assigné à l'un et à l'autre une gloire et des qualités différentes. Ils ont attribué généralement au premier l'invention et la force créatrice; ils lui ont donné parmi les poëtes la place que lui-même donne à son Jupiter parmi les dieux, et l'ont peint menant à sa suite tous les arts dont il est le maître et le modèle. Ce caractère de puissance et de fécondité par lequel on a voulu distinguer l'auteur de l'Iliade n'est point celui que les critiques accordent à l'auteur de l'Énéide, mais ils reconnoissent dans ce dernier d'autres avantages: le goût, le jugement, la perfection des détails, et je ne sais quel heureux mélange de tendresse et de majesté, leur ont paru former les principaux traits de son génie : suivant eux enfin, Homère prodigue les beautés, Virgile les met à leur place; l'un invente, et l'autre achève. Là, ils ad

mirent une richesse inépuisable; ici, une sage magnifi→ cence là, ils croient voir toutes les inspirations de la nature, qui ont été le fondement de l'art; ici, toutes les merveilles de l'art qui reproduit et imite fidèlement la

nature.

Ce genre de parallèle entre deux grands hommes peut offrir quelquefois des observations ingénieuses; mais il n'a jamais une exacte justesse. Le sixième livre de l'Eneide prouve seul, contre l'opinion générale, que le don de créer ne manqua point à Virgile. Dira-t-on que la descente d'Énée anx enfers est une copie de celle d'Ulysse? Mais, en bonne foi, quel rapport peut-on établir entre l'ébauche du poëte grec et le tableau du poëte romain? Ulysse, dans l'onzième chant de l'Odyssée, voit passer devant lui des ombres confusément évoquées au bord d'une fosse par des cérémonies magiques sans intérêt et sans grandeur; les morts qu'il interroge sont presque tous étrangers à sa destinée ; ils paroissent et disparoissent sans motif et sans objet; c'est une véritable fantasmagorie. Homère ne semble même avoir eu que des notions très-vagues sur l'existence future de l'ame et sur le sort des justes et des méchans après le trépas; il ne montre à l'homme nulle perspective consolante au-delà de la tombe: il trace bien quelques images imparfaites d'une seconde

vie; mais cette vie est triste comme la mort, et vaine comme le néant. On diroit même qu'il n'accorde aux grands hommes qui ne sont plus ce simulacre d'immortalité que pour mieux flétrir la gloire et décourager l'héroïsme. Ulysse apperçoit l'ombre d'Achille qui domine toutes les autres; il félicite le héros de garder encore le 'premier rang au milieu des morts. Achille pousse un profond soupir, et répond « qu'il aimeroit mieux être » l'esclave du plus indigent des laboureurs, que de ré— »gner sur le peuple entier des ombres. »

Ce n'est pas ainsi que le judicieux Virgile représente la vie future; il puise ses opinions dans une philosophie plus élevée : l'ame de Socrate et le génie de Platon respirent dans ses vers. Ce sixième livre de l'Eneide renferme les instructions les plus graves et les plus importantes; il est placé au milieu du poëme comme pour en réunir toutes les parties dans un même dessin; l'intérêt en est préparé dès le livre précédent. Anchise est envoyé des ChampsÉlysées par les dieux mêmes pour inviter son fils à descendre dans les enfers; il lui dit positivement que telle est la volonté de Jupiter,

Imperio Jovis huc venio...

Il lui commande de ne point aborder en Italie avant d'avoir rempli cet ordre du ciel:

Ditis tamen antè

Infernas accede domos; et Averna per alta

Congressus pete, nate, meos.

Énée pénètre dans le séjour des morts à travers mille dangers pour satisfaire à sa piété filiale, et pour obéir aux Immortels; il va recevoir de la bouche même du demidieu qui fut son père tout le système de la morale et de la religion nécessaire au grand état qu'il doit fonder: il visite tour à tour le Tartare et l'Élysée; et ce double spectacle met sous ses yeux les divers degrés de peine et de récompense destinés à chaque espèce de crime et de vertu; les secrets des enfers et des cieux sont dévoilés pour l'instruction de la terre, et le code des morts sert en quelque sorte de modèle à celui des vivans. La muse de Virgile est vraiment une muse législatrice comme celle des premiers poëtes qui, suivant les anciennes traditions, policèrent la société naissante, et qui sont placés par Virgile lui-même dans le séjour des justes, à côté de tous les bienfaiteurs de l'humanité :

Quique pii vates et Phobo digna locuti,
Inventas aut qui vitam excoluere per artes,
Quique sui memores alios fecere merendo :
Omnibus his niveâ cinguntur tempora vittâ.

Cette descente d'Énée aux enfers offre une idée plus

neuve et plus grande encore. Quel est le but principal de ce voyage mystérieux ? Pourquoi Anchise ordonne-t-il à son fils de l'entreprendre ? C'est pour lui révéler les destinées de cette ville nouvelle où les restes de Troie vont s'établir et commander au monde:

Tum genus omne tuum, et quæ dentur mania, disces.

Cette conception originale et sublime appartient tout entière à Virgile; on n'en trouve nulle part le germe dans Homère elle a été et sera dans tous les temps une des sources les plus abondantes du merveilleux épique. C'est aussi l'endroit de Virgile que Boileau semble admirer le plus et qu'il désigne dans ces vers de l'Art poétique:

Bientôt vous le verrez, prodiguant les miracles,

De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrens,
Et déjà les Césars dans l'Élysée errans.

En ouvrant ainsi le livre des destins, en faisant voir dans des tableaux prophétiques tout ce qui doit être un jour, Virgile a trouvé le secret de réunir, pour ainsi dire, la vérité et la fiction. Comment refusera-t-on le titre d'inventeur à celui qui créa pour l'épopée le plus beau genre de merveilleux ? Tous les poëtes ont imité à l'envi cette création du poëte latin; tous ils ont multiplié ees visions de l'avenir dont il a le premier donné le mo

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