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étouffer ces disputes dès leur naissance. Ne montrez ni partialité ni prévention; contentez-vous d'appuyer la décision quand elle sera faite souvenez-vous qu'un roi doit être soumis à la religion, et qu'il ne doit jamais entreprendre de la régler. La religion vient des dieux, elle est au-dessus des rois. Si les rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettront en servitude. Les rois sont si puissants, et les autres hommes sont si foibles, que tout sera en péril d'être altéré au gré des rois, si on les fait entrer dans les questions qui regardent les choses sacrées. Laissez donc en pleine liberté la décision aux amis des dieux, et bornez-vous à réprimer ceux qui n'obéiroient pas à leur jugement quand il aura été prononcé.

Vous souvenez-vous, ô Télémaque, d'un jour que son père la fit venir? Elle parut, les yeux baissés, couverte d'un grand voile; elle ne parla que pour modérer la colère d'Idoménée, qui vouloit faire punir rigoureusement un de ses esclaves: d'abord elle entra dans sa peine, puis elle le calma; enfin elle lui fit entendre ce qui pouvoit excuser ce malheureux; et, sans faire sentir au roi qu'il s'étoit trop emporté, elle lui inspira des sentiments de justice et de compassion. Thétys, quand elle flatte le vieux Nérée, n'apaise pas avec plus de douceur les flots irrités. Ainsi Antiope, sans prendre aucune autorité, et sans se prévaloir de ses charmes, maniera un jour le cœur de son époux comme elle touche maintenant sa lyre, quand elle veut en tirer les plus tendres accords. Encore une fois, Télémaque, votre amour pour elle est juste; les dieux vous la destinent: vous l'aimez d'un amour raisonnable; il faut attendre qu'Ulysse vous la donne. Je vous loue de n'avoir point voulu lui découvrir vos sentiments: mais sachez que, si vous eussiez pris quelque détour pour lui apprendre vos desseins, elle les auroit rejetés, et auroit cessé de vous estimer. Elle ne se promettra jamais à personne; elle se laissera donner par son père; elle ne prendra jamais pour époux qu'un homme qui craigne les dieux, et qui remplisse toutes les bienséances. Avez-vous observé, comme moi, qu'elle se montre encore moins, et qu'elle baisse plus les yeux depuis votre retour? Elle sait tout ce qui vous est arrivé d'heureux dans la guerre ; elle n'ignore ni votre naissance, ni vos aventures, ni tout ce que les dieux ont mis en vous: c'est ce qui la rend si modeste et si réservée. Allons, Télémaque, allons vers Ithaque; il On me presse encore, disoit Idoménée, de faire ne me reste plus qu'à vous faire trouver votre certains mariages. Les personnes d'une naissance père, et qu'à vous mettre en état d'obtenir une distinguée qui m'ont suivi dans toutes les guerres, femme digne de l'âge d'or: fût-elle bergère dans et qui ont perdu de très grands biens en me serla froide Algide, au lieu qu'elle est fille du roi de vant, voudroient trouver une espèce de récomSalente, vous seriez trop heureux de la posséder. pense en épousant certaines filles riches je n'ai Idoménée, qui craignoit le départ de Téléma- qu'un mot à dire pour leur procurer ces établisseque et de Mentor, ne songeoit qu'à le retarder; ments. Il est vrai, répondoit Mentor, qu'il ne vous il représenta à Mentor qu'il ne pouvoit régler en coûteroit qu'un mot; mais ce mot lui-même sans lui un différend qui s'étoit élevé entre Dio- vous coûteroit trop cher. Voudriez-vous ôter aux phanes, prêtre de Jupiter Conservateur, et Hé-pères et aux mères la liberté et la consolation de liodore, prêtre d'Apollon, sur les présages qu'on choisir leurs gendres, et par conséquent leurs hétire du vol des oiseaux et des entrailles des vic-ritiers ? Ce seroit mettre toutes les familles dans times.

Pourquoi, lui répondit Mentor, vous mêleriezvous des choses sacrées ? laissez-en la décision aux Étruriens, qui ont la tradition des plus anciens oracles; et qui sont inspirés pour être les interprètes des dieux: employez seulement votre autorité à

Ensuite Idoménée se plaignit de l'embarras où il étoit sur un grand nombre de procès entre divers particuliers, qu'on le pressoit de juger. Décidez, lui répondoit Mentor, toutes les questions nouvelles qui vont à établir des maximes générales de jurisprudence, et à interpréter les lois; mais ne vous chargez jamais de juger les causes particulières. Elles viendroient toutes en foule vous assiéger; vous seriez l'unique juge de tout votre peuple; tous les autres juges, qui sont sous vous, deviendroient inutiles; vous seriez accablé, et les petites affaires vous déroberoient aux grandes, sans que vous pussiez suffire à régler le détail des petites. Gardez-vous donc bien de vous jeter dans cet embarras; renvoyez les affaires des particuliers aux juges ordinaires : ne faites que ce que nul autre ne peut faire pour vous soulager ; vous ferez alors les véritables fonctions de roi.

le plus rigoureux esclavage; vous vous rendriez responsable de tous les malheurs domestiques de vos citoyens. Les mariages ont assez d'épines, sans leur donner encore cette amertume. Si vous avez des serviteurs fidèles à récompenser, donnez-leur des terres incultes; ajoutez-y des rangs et des hon

neurs proportionnés à leur condition et à leurs services; ajoutez-y, s'il le faut, quelque argent pris par vos épargnes sur les fonds destinés à votre dépense: mais ne payez jamais vos dettes en sacrifiant les filles riches malgré leur parenté.

Idoménée passa bientôt de cette question à une autre. Les Sybarites, disoit-il, se plaignent de ce que nous avons usurpé des terres qui leur appartiennent, et de ce que nous les avons données, comme des champs à défricher, aux étrangers que nous avons attirés depuis peu ici. Céderai-je à ces peuples? Si je le fais, chacun croira qu'il n'a qu'a former des prétentions sur nous. Il n'est pas juste, répondit Mentor, de croire les Sybarites dans leur propre cause; mais il n'est pas juste aussi de vous croire dans la vôtre. Qui croirons-nous donc ? repartit Idoménée. Il ne faut croire, poursuivit Mentor, aucune des deux parties; mais il faut prendre pour arbitre un peuple voisin qui ne soit suspect d'aucun côté : tels sont les Sipontins; ils n'ont aucun intérêt contraire aux vôtres.

:

Mais suis-je obligé, répondoit Idoménée, à croire quelque arbitre? ne suis-je pas roi? Un souverain est-il obligé à se soumettre à des étrangers sur l'étendue de sa domination? Mentor reprit ainsi le discours Puisque vous voulez tenir ferme, il faut que vous jugiez que votre droit est bon d'un autre côté, les Sybarites ne relâchent rien ; ils soutiennent que leur droit est certain. Dans cette opposition de sentiments, il faut qu'un arbitre, choisi par les parties, vous accommode, ou que le sort des armes décide; il n'y a point de milieu. Si vous entriez dans une république où il n'y eût ni magistrats ni juges, et où chaque famille se crût en droit de se faire justice à elle-même, par violence, sur toutes ses prétentions contre ses voisins, vous déploreriez le malheur d'une telle nation, et vous auriez horreur de cet affreux désordre, où toutes les familles s'armeroient les unes contre les autres. Croyez-vous que les dieux regardent avec moins d'horreur le monde entier, qui est la république universelle, si chaque peuple, qui n'y est que comme une grande famille, se croit en plein droit de se faire, par violence, justice à soi-même sur toutes ses prétentions contre les autres peuples voisins? Un particulier qui possède un champ, comme l'héritage de ses ancêtres, ne peut s'y maintenir que par l'autorité des lois, et par le jugement du magistrat; il seroit très sévèrement puni comme un séditieux, s'il vouloit conserver par la force ce que la justice lui a donné. Croyez-vous que les rois puissent employer d'abord la violence pour soutenir leurs prétentions, sans avoir tenté toutes les

voics de douceur et d'humanité? La justice n'estelle pas encore plus sacrée et plus inviolable pour les rois, par rapport à des pays entiers, que pour les familles, par rapport à quelques champs labourés? Sera-t-on injuste et ravisseur, quand on ne prend que quelques arpents de terre? sera-t-on juste, sera-t-on héros, quand on prend des provinces? Si on se prévient, si on se flatte, si on s'aveugle dans les petits intérêts de particuliers, ne doit-on pas encore plus craindre de se flatter et de s'aveugler sur les grands intérêts d'état? Se croirat-on soi-même dans une matière où l'on a tant de raisons de se défier de soi? ne craindra-t-on point de se tromper, dans des cas où l'erreur d'un seul homme a des conséquences affreuses? L'erreur d'un roi qui se flatte sur ses prétentions cause souvent des ravages, des famines, des massacres, des pestes, des dépravations de mœurs, dont les effets funestes s'étendent jusque dans les siècles les plus reculés. Un roi, qui assemble toujours tant de flatteurs autour de lui, ne craindra-t-il point d'être flatté en ces occasions? S'il convient de quelque arbitre pour terminer le différend, il montre son équité, sa bonne foi, sa modération. Il publie les solides raisons sur lesquelles sa cause est fondée. L'arbitre choisi est un médiateur amiable, et non un juge de rigueur. On ne se soumet pas aveuglément à ses décisions; mais on a pour lui une grande déférence: il ne prononce pas une sentence en juge souverain, mais il fait des propositions, et on sacrifie quelque chose par ses conseils, pour conserver la paix. Si la guerre vient, malgré tous les soins qu'un roi prend pour conserver la paix, il a du moins alors pour lui le témoignage de sa conscience, l'estime de ses voisins, et la juste protection des dieux. Idoménée, touché de ce discours, consentit que les Sipontins fussent médiateurs entre lui et les Sybarites.

Alors le roi, voyant que tous les moyens de retenir les deux étrangers lui échappoient, essaya de les arrêter par un lien plus fort. Il avoit remarqué que Télémaque aimoit Antiope; et il espéra de le prendre par cette passion. Dans cette vue, il la fit chanter plusieurs fois pendant des festins. Elle le fit pour ne désobéir pas à son père, mais avec tant de modestie et de tristesse, qu'on voyoit bien la peine qu'elle souffroit en obéissant. Idoménée alla jusqu'à vouloir qu'elle chantât la victoire remportée sur les Dauniens et sur Adraste: mais elle ne put se résoudre à chanter les louanges de Télémaque ; elle s'en défendit avec respect, et son père n'osa la contraindre. Sa voix douce et touchante pénétroit le cœur du jeune fils d'Ulysse ; il étoit tout

ému. Idoménée, qui avoit les yeux attachés sur lui, jouissoit du plaisir de remarquer son trouble. Mais Télémaque ne faisoit pas semblant d'apercevoir les desseins du roi ; il ne pouvoit s'empêcher, en ces occasions, d'être fort touché; mais la raison étoit en lui au-dessus du sentiment, et ce n'étoit plus ce même Télémaque qu'une passion tyrannique avoit autrefois captivé dans l'île de Calypso. Pendant qu'Antiope chantoit, il gardoit un profond silence; dès qu'elle avoit fini, il se hâtoit de tourner la conversation sur quelque autre ma

tière.

le cheval abattu et le sanglier qui revient pour venger son sang; il tient dans ses mains un long dard, et l'enfonce presque tout entier dans le flanc de l'horrible animal, qui tombe plein de rage.

A l'instant Télémaque en coupe la hure, qui fait encore peur quand on la voit de près, et qui étonne tous les chasseurs. Il la présente à Antiope: elle en rougit; elle consulte des yeux son père, qui, après avoir été saisi de frayeur, est transporté de joie de la voir hors du péril, et lui fait signe qu'elle doit accepter ce don. En le prenant, elle dit à Télémaque : Je reçois de vous avec reconnoissance un autre don plus grand, car je vous dois la vie. A peine eut-elle parlé, qu'elle craignit d'avoir trop dit; elle baissa les yeux; et Télémaque, qui vit son embarras, n'osa lui dire que ces paroles : Heureux le fils d'Ulysse d'avoir conservé une vie

Le roi, ne pouvant par cette voie réussir dans son dessein, prit enfin la résolution de faire une grande chasse, dont il voulut, contre la coutume, donner le plaisir à sa fille. Antiope pleura, ne voulant point y aller; mais il fallut exécuter l'ordre absolu de son père. Elle monte un cheval écu-si précieuse mais plus heureux encore s'il poumant, fougueux, et semblable à ceux que Castor domptoit pour les combats: elle le conduit sans peine une troupe de jeunes filles la suit avec ardeur; elle paroît au milieu d'elles comme Diane dans les forêts. Le roi la voit, et il ne peut se lasser Idoménée auroit, dès ce moment, promis sa de la voir; en la voyant, il oublie tous ses mal- fille à Télémaque; mais il espéra d'enflammer daheurs passés. Télémaque la voit aussi, et il est en-vantage sa passion en le laissant dans l'incertitude, core plus touché de la modestie d'Antiope que de son adresse et de toutes ses graces.

Les chiens poursuivoient un sanglier d'une grandeur énorme, et furieux comme celui de Calydon: ses longues soies étoient dures et hérissées comme des dards; ses yeux étincelants étoient pleins de sang et de feu; son souffle se faisoit entendre de loin, comme le bruit sourd des vents séditieux, quand Éole les rappelle dans son antre pour apaiser les tempêtes; ses défenses, longues et crochues comme la faux tranchante des moissonneurs, coupoient le tronc des arbres. Tous les chiens qui osoient en approcher étoient déchirés; les plus hardis chasseurs, en le poursuivant, craignoient de l'atteindre. Antiope, légère à la course comme les vents, ne craignit point de l'attaquer de près; elle lui lance un trait qui le perce au-dessus de l'épaule. Le sang de l'animal farouche ruisselle, et le rend plus furieux; il se tourne vers celle qui l'a blessé. Aussitôt le cheval d'Antiope, malgré sa fierté, frémit et recule; le sanglier monstrueux s'élance contre lui, semblable aux pesantes machines qui ébranlent les murailles des plus fortes villes. Le coursier chancelle, et est abattu: Antiope se voit par terre, hors d'état d'éviter le coup fatal de la défense du sanglier animé contre elle. Mais Télémaque, attentif au danger d'Autiope, étoit déja descendu de cheval. Plus prompt que les éclairs, il se jette entre

voit passer la sienne auprès de vous! Antiope, sans lui répondre, rentia brusquement dans la troupe de ses jeunes compagnes, où elle remonta à cheval.

et crut même le retenir encore à Salente par le desir d'assurer son mariage. Idoménée raisonnoit ainsi en lui-même ; mais les dieux se jouent de la sagesse des hommes. Ce qui devoit retenir Télémaque fut précisément ce qui le pressa de partir : ce qu'il commençoit à sentir le mit dans une juste défiance de lui-même. Mentor redoubla ses soins pour lui inspirer un desir impatient de s'en retourner à Ithaque; et il pressa en même temps Idoménéo de le laisser partir le vaisseau étoit déja prêt. Car Mentor, qui régloit tous les moments de la vie de Télémaque, pour l'élever à la plus haute gloire, ne l'arrêtoit en chaque lieu qu'autant qu'il le falloit pour exercer sa vertu, et pour lui faire acquérir de l'expérience. Mentor avoit eu soin de faire préparer le vaisseau dès l'arrivée de Télémaque.

Mais Idoménée, qui avoit eu beaucoup de répugnance à le voir préparer, tomba dans une tristesse mortelle, et dans une désolation à faire pitié, lorsqu'il vit que ses deux hôtes, dont il avoit tiré tant de secours, alloient l'abandonner. Il se renfermoit dans les lieux les plus secrets de sa maison: là il soulageoit son cœur en poussant des gémissements et en versant des larmes ; il oublioit le besoin de se nourrir : le sommeil n'adoucissoit plus ses cuisantes peines; il se desséchoit, il se consumoit par ses inquiétudes. Semblable à un grand arbre qui couvre la terre de l'ombre de ses rameaux épais, et

dont un ver commence à ronger la tige dans les canaux déliés où la sève coule pour sa nourriture; cet arbre, que les vents n'ont jamais ébranlé, que la terre féconde se plaît à nourrir dans son sein, et que la hache du laboureur a toujours respecté, ne laisse pas de languir, sans qu'on puisse découvrir la cause de son mal; il se flétrit, il se dépouille de ses feuilles qui sont sa gloire; il ne montre plus qu'un tronc couvert d'une écorce entr'ouverte, et des branches sèches: tel parut Idoménée dans sa

douleur.

on

Télémaque attendri n'osoit lui parler: il craignoit le jour du départ, il cherchoit des prétextes pour le retarder, et il seroit demeuré long-temps dans cette incertitude, si Mentor ne lui eût dit: Je suis bien aise de vous voir si changé. Vous étiez né dur et hautain; votre cœur ne se laissoit toucher que de vos commodités et de vos intérêts; mais vous êtes enfin devenu homme, et vous commencez, par l'expérience de vos maux, à compatir à ceux des autres. Sans cette compassion, n'a ni bonté, ni vertu, ni capacité pour gouverner les hommes : mais il ne faut pas la pousser trop loin, ni tomber dans une amitié foible. Je parlerois volontiers à Idoménée pour le faire consentir à notre départ, et je vous épargnerois l'embarras d'une conversation si fâcheuse; mais je ne veux point que la mauvaise honte et la timidité dominent votre cœur. Il faut que vous vous accoutumiez à mêler le courage et la fermeté avec une amitié tendre et sensible. Il faut craindre d'affliger les hommes sans nécessité; il faut entrer dans leur peine, quand on ne peut éviter de leur en faire, et adoucir le plus qu'on peut le coup qu'il est impossible de leur épargner entièrement. C'est pour chercher cet adoucissement, répondit Télémaque, que j'aimerois mieux qu'Idoménée apprît notre départ par vous que par moi.

Mentor lui dit aussitôt : Vous vous trompez, mon cher Télémaque; vous êtes né comme les enfants des rois nourris dans la pourpre, qui veulent que tout se fasse à leur mode, et que toute la nature obéisse à leurs volontés, mais qui n'ont la force de résister à personne en face. Ce n'est pas qu'ils se soucient des hommes, ni qu'ils craignent par bonté de les affliger; mais c'est que, pour leur propre commodité, ils ne veulent point voir autour d'eux des visages tristes et mécontents. Les peines et les misères des hommes ne les touchent point, pourvu qu'elles ne soient pas sous leurs yeux; s'ils en entendent parler, ce discours les importune et les attriste. Pour leur plaire, il faut toujours dire que tout va bien et pendant qu'ils sont dans leurs

plaisirs, ils ne veulent rien voir ni entendre qui puisse interrompre leurs joies. Faut-il reprendre, corriger, détromper quelqu'un, résister aux prétentions et aux passions injustes d'un homme importun; ils en donneront toujours la commission à quelque autre personne: plutôt que de parler euxmêmes avec une douce fermeté dans ces occasions, ils se laisseroient plutôt arracher les graces les plus injustes; ils gâteroient leurs affaires les plus importantes, faute de savoir décider contre le sentiment de ceux auxquels ils ont affaire tous les jours. Cette foiblesse qu'on sent en eux fait que chacun ne songe qu'à s'en prévaloir: on les presse, on les importune, on les accable, et on réussit en les accablant. D'abord on les flatte et on les encense pour s'insinuer; mais dès qu'on est dans leur confiance, et qu'on est auprès d'eux dans des emplois de quelque autorité, on les mène loin, on leur impose le joug: ils en gémissent, ils veulent souvent le secouer; mais ils le portent toute leur vie. Ils sont jaloux de ne paroître point gouvernés, et ils le sont toujours ils ne peuvent même se passer de l'être; car ils sont semblables à ces foibles tiges de vigne qui, n'ayant par elles-mêmes aucun soutien, rampent toujours autour du tronc de quelque grand arbre. Je ne souffrirai point, ô Télémaque, que vous tombiez dans ce défaut, qui rend un homme imbécile pour le gouvernement. Vous qui êtes tendre jusqu'à n'oser parler à Idoménée, vous ne serez plus touché de ses peines dès que vous serez sorti de Salente; ce n'est point sa douleur qui vous attendrit, c'est sa présence qui vous embarrasse. Allez parler vous-même à Idoménée; apprenez en cette occasion à être ten

:

dre et ferme tout ensemble: montrez-lui votre

douleur de le quitter; mais montrez-lui aussi d'un ton décisif la nécessité de notre départ.

Télémaque n'osoit ni résister à Mentor, ni aller trouver Idoménée ; il étoit honteux de sa crainte, et n'avoit pas le courage de la surmonter : il hésitoit; il faisoit deux pas, et revenoit incontinent pour alléguer à Mentor quelque nouvelle raison de différer. Mais le seul regard de Mentor lui ôtoit la parole, et faisoit disparoître tous ses beaux prétextes. Est-ce donc là, disoit Mentor en souriant, ce vainqueur des Dauniens, ce libérateur de la grande Hespérie, ce fils du sage Ulysse, qui doit être après lui l'oracle de la Grèce! Il n'ose dire à Idoménée qu'il ne peut plus retarder son retour dans sa patrie, pour revoir son père! O peuples d'Ithaque, combien serez-vous malheureux un jour, si vous avez un roi que la mauvaise honte domine, et qui sacrifie les plus grands intérêts à ses foibles

ses sur les plus petites choses! Voyez, Télémaque, quelle différence il y a entre la valeur dans les , combats et le courage dans les affaires : vous n'avez point craint les armes d'Adraste, et vous craignez la tristesse d'Idoménée. Voilà ce qui déshonore les princes qui ont fait les plus grandes actions: après avoir paru des héros dans la guerre, ils se montrent les derniers des hommes dans les occasions communes, où d'autres se soutiennent avec vigueur.

de m'offrir. Je me croirois heureux si j'avois Antiope pour épouse, sans espérance de votre royaume; mais, pour m'en rendre digne, il faut que j'aille où mes devoirs m'appellent, et que ce soit mon père qui vous la demande pour moi. Ne m'avez-vous pas promis de me renvoyer à Ithaque? N'est-ce pas sur cette promesse que j'ai combattu pour vous contre Adraste avec les alliés? Il est temps que je songe à réparer mes malheurs domestiques. Les dieux, qui m'ont donné à Mentor, ont aussi donné Mentor au fils d'Ulysse pour lui faire remplir ses destinées. Voulez-vous que je perde Mentor, après avoir perdu tout le reste? Je n'ai plus ni biens, ni retraite, ni père, ni mère, ni patrie assurée; il ne me reste qu'un homme sage et vertueux, qui est le plus précieux don de Jupiter: jugez vous-même si je puis y renoncer, et consentir qu'il m'abandonne. Non, je mourrois plutôt. Arrachez-moi la vie ; la vie n'est rien : mais ne m'arrachez pas Mentor.

A mesure que Télémaque parloit, sa voix devenoit plus forte, et sa timidité disparoissoit. Idoménée ne savoit que répondre, et ne pouvoit demeurer d'accord de ce que le fils d'Ulysse lui disoit. Lorsqu'il ne pouvoit plus parler, du moins

Télémaque, sentant la vérité de ces paroles, et piqué de ce reproche, partit brusquement sans s'écouter lui-même. Mais à peine commença-t-il à paroître dans le lieu où Idoménée étoit assis, les yeux baissés, languissant et abattu de tristesse, qu'ils se craignirent l'un l'autre; ils n'osoient se regarder; ils s'entendoient sans se rien dire, et chacun craignoit que l'autre ne rompit le silence: ils se mirent tous deux à pleurer. Enfin Idoménée, pressé d'un excès de douleur, s'écria : A quoi sert de rechercher la vertu, si elle récompense si mal ceux qui l'aiment? Après m'avoir montré ma foiblesse, on m'abandonne! eh bien! je vais retomber dans tous mes malheurs qu'on ne me parle plus de bien gouverner; non, je ne puis le faire; je suis las des hommes. Où voulez-vous aller, Té-il tâchoit, par ses regards et par ses gestes, de lémaque? Votre père n'est plus; vous le cherchez inutilement. Ithaque est en proie à vos ennemis; ils vous feront périr, si vous y retournez. Demeurez ici; vous serez mon gendre et mon héritier; vous régnerez après moi. Pendant ma vie même, vous aurez ici un pouvoir absolu; ma confiance en vous sera sans bornes. Que si vous êtes insensible à tous ces avantages, du moins laissez-moi Mentor, qui est toute ma ressource. Parlez; répondez-moi : n'endurcissez pas votre cœur ; ayez pitié du plus malheureux de tous les hommes. Quoi! vous ne dites rien ! Ah! je comprends combien les dieux me sont cruels; je le sens encore plus rigoureusement qu'en Crète, lorsque je perçai mon propre fils.

Enfin Télémaque lui répondit d'une voix troublée et timide: Je ne suis point à moi; les destinées me rappellent dans ma patrie. Mentor, qui a la sagesse des dieux, m'ordonne en leur nom de partir. Que voulez-vous que je fasse? Renonceraije à mon père, à ma mère, à ma patrie, qui me doit être encore plus chère qu'eux? Étant né pour être roi, je ne suis pas destiné à une vie douce et tranquille, ni à suivre mes inclinations. Votre royaume est plus riche et plus puissant que celui de mon père; mais je dois préférer ce que les dieux me destinent, à ce que vous avez la bonté

faire pitié. Dans ce moment, il vit paroître Mentor, qui lui dit ces graves paroles :

Ne vous affligez point nous vous quittons; mais la sagesse qui préside aux conseils des dieux demeurera sur vous croyez seulement que vous êtes trop heureux que Jupiter nous ait envoyés ici pour sauver votre royaume, et pour vous ramener de vos égarements. Philoclès, que nous vous avons rendu, vous servira fidèlement la crainte des dieux, le goût de la vertu, l'amour des peuples, la compassion pour les misérables, seront toujours dans son cœur. Écoutez-le, servez-vous de lui avec confiance et sans jalousie. Le plus grand service que vous puissiez en tirer est de l'obliger à vous dire tous vos défauts sans adoucissement. Voilà en quoi consiste le plus grand courage d'un bon roi, que de chercher de vrais amis qui lui fassent remarquer ses fautes. Pourvu que vous ayez ce courage, notre absence ne vous nuira point, et vous vivrez heureux : mais si la flatterie, qui se glisse comme un serpent, retrouve un chemin jusqu'à votre cœur, pour vous mettre en défiance contre les conseils désintéressés, vous êtes perdu. Ne vous laissez point abattre mollement à la douleur; mais efforcez-vous de suivre la vertu. J'ai dit à Philoclès tout ce qu'il doit faire pour vous soulager, et pour n'abuser jamais de votre con

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