Obrázky na stránke
PDF
ePub

mes états? Allez donc sans balancer, allez promptement recevoir ces étrangers, et les amener à ma table. Étéonée part sans répliquer; les esclaves détellent les chevaux, et l'on conduit les deux princes dans des appartements d'une richesse éblouissante ; on les fait passer ensuite dans des bains; on les lave; on les parfume d'essences; on leur donne les plus beaux habits; on les mène à la salle du festin, où ils furent placés auprès du roi, sur de riches siéges à marchepied; on dressa des tables devant eux; on leur servit dans des bassins toutes sortes de viandes; et l'on mit près d'eux des coupes d'or.

Alors Ménélas, leur tendant la main, leur parla en ces termes : Soyez les bienvenus, mes hôtes; mangez, recevez agréablement ce que nous nous faisons un plaisir de vous offrir: après votre repas nous vous demanderons qui vous êtes, quoique votre air nous le dise déja; des hommes du commun n'ont pas des enfants faits comme vous.

En achevant ces mots, il leur servit lui-même le dos d'un bœuf rôti qu'on avoit mis devant lui comme la portion la plus honorable. Télémaque, s'approchant de l'oreille du fils de Nestor, lui dit tout bas, pour n'être pas entendu de ceux qui étoient à table : Mon cher Pisistrate, prenez-vous garde à l'éclat et à la magnificence de ce palais? l'or, l'airain, l'argent, les métaux les plus rares et l'ivoire y brillent de toutes parts. Quelles richesses infinies! je ne sors point d'admiration.

Ménélas l'entendit, et lui dit : Mes enfants, dans les grands travaux que j'ai essuyés, dans les longues courses que j'ai faites, j'ai amassé beaucoup de bien, que j'ai chargé sur mes vaisseaux: mais, pendant que les vents contraires me font errer dans tant de régions éloignées, et que, mettant à profit ces courses involontaires, j'amasse de grandes richesses, un traître assassine mon frère dans son palais, de concert avec son abominable femme; et ce souvenir empoisonne toutes mes jouissances. Plût aux dieux que je n'eusse que la troisième partie des grands biens que je possède, et beaucoup moins encore, et que mon frère, et que tous ceux qui ont péri devant Ilion, fussent encore en vie! Leur mort est un grand sujet de douleur pour moi. De tous ces grands hommes, il n'y en a point dont la perte ne me soit sensible; mais il y en a un surtout dont les malheurs me touchent plus que ceux des autres. Quand je viens à me souvenir de lui, il m'empêche de goûter les douceurs du sommeil, et la table me devient odieuse : car jamais homme n'a souffert tant de peines, ni soutenu tant de travaux', que le grand Ulysse. Nous n'avons de lui aucune nouvelle, et nous ne savons s'il est en vie ou s'il est mort.

Ces paroles plongèrent Télémaque dans une vive douleur ; le nom de son père fit couler de ses yeux un torrent de larmes; et, pour les cacher, il se

[ocr errors]

couvrit le visage de son manteau de pourpre. Ménélas s'en aperçut; et pendant qu'il délibéroit sur les soupçons qu'il avoit que c'étoit le fils d'Ulysse, Hélène sort de son magnifique appartement : elle étoit semblable à la belle Diane, dont les flèches sont si sûres et si brillantes. Elle arrive dans la salle, considère Telémaque ; puis adressant la parole à Ménélas : Savons-nous', lui dit-elle, qui sont ces étrangers qui nous ont fait l'honneur de venir dans notre palais? Je ne puis vous cacher ma conjecture: quelle parfaite ressemblance avec Ulysse ! J'en suis dans l'étonnement et l'admiration; c'est sûrement son fils. Ce grand homme le laissa encore enfant quand vous partites avec tous les Grecs, et que vous allâtes faire une guerre cruelle aux Troyens, pour moi malheureuse qui ne méritois que vos mépris. J'avois la même pensée, répondit Ménélas; voila le port et la taille d'Ulysse, voilà ses yeux, sa belle tête.

Alors Pisistrate prenant la parole: Grand Atride, lui dit-il, vous ne vous êtes pas trompé; vous voyez devant vos yeux le fils d'Ulysse, le sage, le modeste, le malheureux Télémaque. Nestor, qui est mon père, m'a envoyé avec lui pour le conduire chez vous, car il souhaitoit ardemment de vous voir pour vous demander vos conseils.

O dieux ! s'écria Ménélas, j'ai donc le plaisir de voir dans mon palais le fils d'un homme qui a donné tant de combats pour l'amour de moi! Il s'étendit ensuite sur son amitié pour Ulysse, sur les éloges que méritoient son courage et sa prudence.

Tous se mirent à pleurer, et la belle Hélène surtout. Cependant, pour tarir ou suspendre la source de tant de larmes, elle s'avisa de mêler dans le vin qu'on servoit à table, une poudre qui calmoit les chagrins et faisoit oublier tous les maux. Après cette précaution, elle se mit à raconter plusieurs des entreprises d'Ulysse pendant le siége de Troie. Ménélas enchérit sur Hélène, et donna à ce héros les plus grandes louanges.

Fils

Le sage Télémaque répondit à Ménélas d'Atrée, tout ce que vous venez de dire ne fait qu'augmenter mon affliction; mais permettez que nous allions chercher dans un doux sommeil le soulagement à nos chagrins et à nos inquiétudes.

La divine Hélène ordonne aussitôt à ses femmes de dresser des lits sous un portique; elles obéissent, et un héraut y conduit les deux étrangers.

L'aurore n'eut pas plus tôt annoncé le jour, que Ménélas se leva, et se rendit à l'appartement de Télémaque. Assis près de son lit, il lui parla ainsi : Généreux fils d'Ulysse, quelle pressante affaire vous amène à Lacédémone, et vous a fait affronter les dangers de la mer?

Grand roi, que Jupiter honore d'une protection spéciale, je suis venu dans votre palais, répondit Télémaque, pour voir si vous pouviez me donner

quelque lumière sur la destinée de mon père. Ma | Cependant les désordres continuent dans Ithaque.

maison périt, tous mes biens se consument, mon palais est plein d'ennemis; les fiers poursuivants de ma mère égorgent continuellement mes troupeaux, et ils me traitent avec la dernière insolence.

O dieux! s'écria Ménélas, se peut-il que des hommes si lâches prétendent s'emparer de la couche d'un si grand homme! Grand Jupiter, et vous, Minerve et Apollon, faites qu'Ulysse tombe tout-àcoup sur ces insolents! Ménélas raconte ensuite ses propres aventures; combien il avoit été retenu en Egypte; comment il en sortit après avoir consulté Protée; les ruses de ce dieu marin pour lui échapper; comment il se changea d'abord en lion énorme, ensuite en dragon horrible, puis en léopard, en sanglier, en fleuve, et en un grand arbre. A tous ces changements nous le serrions encore davantage, sans nous épouvanter, dit Ménélas, jusqu'à ce qu'enfin, las de ses artifices, il reprit sa première forme, et répondit à mes questions. Qu'il m'apprit de tristes événements! Frappé de tout ce qu'il me racontoit, je me jetai sur le sable, que je baignai de mes larmes. Le temps est précieux, me dit alors Protée; ne le perdez pas; cessez de pleurer inutilement. Etant donc revenu à moi, je lui demandai encore ce qu'étoit devenu votre père; il me répondit : Ulysse est dans l'île de Calypso, qui le retient malgré lui, et qui le prive de tous les moyens de retourner dans sa patrie; car il n'a ni vaisseau ni rameurs qui puissent le conduire sur les

flots de la vaste mer.

Voilà tout ce que je puis vous apprendre, ajouta

Ménélas: mais, cher Télémaque, demeurez encore chez moi quelque temps; dans dix ou douze jours je vous renverrai avec des présents, je vous donnerai trois de mes meilleurs chevaux et un beau char: j'ajouterai à cela une belle coupe d'or, qui vous servira à faire des libations, et à vous rappeler

le nom et l'amitié de Ménélas.

Fils d'Atrée, répliqua Télémaque, ne me retenez pas ici plus long-temps; les compagnons que j'ai laissés à Pylos s'affligent de mon absence. Pour ce qui est des présents que vous voulez me faire, souffrez, je vous en supplie, que je ne reçoive qu'un simple souvenir.

Ménélas, l'entendant parler ainsi, se mit à sourire, et lui dit en l'embrassant: Mon cher fils, par

tous vos discours vous faites bien sentir la noblesse du sang dont vous sortez. Je changerai donc mes présents, car cela m'est très facile; et, parmi les choses rares que je garde dans mon palais, je choisirai la plus belle et la plus précieuse ; je vous donnerai une urne admirablement bien travaillée; elle est toute d'argent, et ses bords sont d'un or très fin: c'est un ouvrage de Vulcain même.

Les poursuivants, instruits du départ de Téléma que, qu'ils avoient d'abord regardé comme une menace vaine, en paroissent inquiets, et, par le conseil d'Antinous, ils s'assemblent, et forment le projet d'armer un vaisseau, et d'aller attendre le fils d'Ulysse en embuscade, pour le surprendre, et le faire périr à son retour.

Pénélope, apprenant en même temps et le voyage de Télémaque et le complot qu'on venoit de tramer contre lui, se livre à sa douleur, et tombe évanouie. Ses femmes la relèvent, la font revenir, l'engagent à se coucher, et Minerve lui envoie un songe qui la calme et la console.

Ses fiers poursuivants profitent des ténèbres de la nuit pour s'embarquer secrètement : ils partent, ils voguent sur la plaine liquide, ils cherchent un lieu propre à exécuter leurs noirs desseins. Il y a au milieu de la mer, entre Ithaque et Samos, une île qu'on nomme Astéris; elle est toute remplie de rochers, mais elle a de bons ports ouverts des deux côtés : ce fut là que les princes grecs se placèrent pour dresser des embûches à Télémaque.

LIVRE V..

L'Aurore cependant quitta le lit de Tithon pour porter aux hommes la lumière du jour. Les dieux s'assemblent. Jupiter, qui du haut des cieux lance le tonnerre, et dont la force est infinie, présidoit à leur conseil. Minerve, occupée des malheurs d'Ulysse, leur rappela en ces termes toutes les peines que souffroit ce héros dans la grotte de Calypso : Jupiter, et vous dieux à qui appartient le bonheur et l'immortalité, que les rois renoncent désormais à la vertu et à l'humanité, qu'ils soient cruels et sacriléges, puisque Ulysse est oublié de vous et de ses sujets, lui qui gouvernoit en père les peuples dont il étoit roi. Hélas! il est maintenant accablé d'ennuis et de peines dans l'île de Calypso; elle le retient malgré lui; il ne peut retourner dans sa patrie; il n'a ni vaisseaux ni pilotes pour le conduire sur la vaste mer et ses ennemis Ithaque; car il est allé à Pylos et à Sparte pour veulent faire périr son fils unique à son retour à apprendre des nouvelles de son père.

Ma fille, lui répond le roi des cieux, que venezvous de dire? N'avez-vous pas pris des mesures pour qu'Ulysse, de retour dans ses états, punisse et se venge des amants de Pénélope? Conduisez Télémaque, car vous en avez le pouvoir; qu'il revienne à Ithaque couvert de gloire ; et que ses en¬

C'est ainsi que s'entretenoient ces deux princes. nemis soient confondus dans leurs entreprises,

Ainsi parla Jupiter; puis s'adressant à Mercure, il lui dit: Allez, Mercure, car c'est vous dont la principale fonction est de porter mes ordres; allez déclarer mes intentions à Calypso; persuadez-lui de laisser partir Ulysse ; qu'il s'embarque seul sur un frêle vaisseau, et que, sans le secours des hommes et des dicux, il arrive après des peines infinies, et aborde le vingtième jour dans la fertile Schérie, terre des Phéaciens, dont le bonheur approche de celui des immortels mêmes. Ces peuples humains et bienfaisants le recevront comme un dieu, le ramèneront dans ses états, après lui avoir donné de l'airain, de l'or, de magnifiques habits, et plus de richesses qu'il n'en eût apporté de Troie, s'il fût revenu chez lui sans accidents et avec tout le butin qu'il avoit chargé sur ses vaisseaux : car le temps marqué par le destin est venu, et Ulysse ne tardera pas à revoir ses amis, son palais et ses états.

Il dit, et Mercure, pour obéir à cet ordre, attache à ses pieds ces ailes avec lesquelles, plus vite que les vents, il traverse les mers et toute l'étendue de la terre il prend son caducée, dont il assoupit et réveille les hommes; le tenant à la main, il s'élève dans les airs, parcourt la Piérie, s'abat sur la mer, vole sur la surface des flots aussi légèrement que cet oiseau qui, pêchant dans les golfes, mouille ses ailes épaisses dans l'onde: ainsi Mercure étoit penché sur la surface de l'eau. Mais dès qu'il fut proche de l'île reculée de Calypso, s'élevant au-dessus des flots, il gagne le rivage, et s'avance vers la grotte où la nymphe faisoit son séjour. A l'entrée il y avoit de grands brasiers, et les cèdres qu'on y avoit brûlés répandoient leur parfum dans toute l'île. Calypso, assise au fond de sa grotte, travailloit avec une aiguille d'or à un ouvrage admirable, et faisoit retentir les airs de ses chants divins. On voyoit, d'un côté, un bois d'aunes, de peupliers et de cyprès, où mille oiseaux de mer avoient leurs retraites; de l'autre, c'étoit une jeune vigne qui étendoit ses branches chargées de raisins. Quatre grandes fontaines, d'une eau claire et pure, couloient sur le devant de cette demeure, et formoient ensuite quatre grands canaux autour des prairies parsemées d'amaranthes et de violettes. Mercure, tout dieu qu'il étoit, fut surpris et charmé à la vue de tant d'objets simples et ravissants. Il s'arrêta pour contempler ces merveilles, puis il entra dans la grotte. Dès que Calypso l'aperçut, elle le reconnut; car un dieu n'est jamais inconnu à un autre dieu, quelque éloignée que soit leur demeure. Il n'y trouva point Ulysse : retiré sur le rivage, ce hé

ros

y alloit d'ordinaire déplorer son sort, la tristesse dans le cœur, et la vue toujours attachée sur la vaste mer qui s'opposoit à son retour.

Calypso se lève, va au-devant de Mercure, le fait asseoir sur un siége magnifique, et lui adresse ces paroles: Qui vous amène ici, Mercure? Je vous chéris et vous respecte; mais je ne suis point accoutumée à vos divins messages. Dites ce que vous desirez, je suis prête à l'exécuter, si ce que vous demandez est en mon pouvoir. Mais ne permettrez-vous pas qu'auparavant je remplisse les devoirs de l'hospitalité? Cependant elle met devant lui une table, qu'elle couvre d'ambroisie, et lui présente une coupe remplie de nectar. Mercure prend de cette nourriture immortelle, et lui parle ensuite en ces termes : Déesse, vous me demandez ce que je viens vous annoncer ; je vous le dirai sans déguisement, puisque vous me l'ordonnez vous-même. Jupiter m'a envoyé dans votre île malgré moi; car qui prendroit plaisir à parcourir une si vaste mer pour venir dans un désert où il n'y a aucune ville, aucun homme qui puisse faire des sacrifices aux dieux, et leur offrir des hécatombes? Mais nul mortel, nul dieu ne peut désobéir impunément au grand fils de Saturne. Ce dieu sait que vous retenez dans votre île le plus malheureux des héros qui ont combattu neuf ans contre Troie, et qui, l'ayant prise la dixième année, s'embarquèrent pour retourner dans leur patrie.

Ils offensèrent Pallas, qui souleva contre eux les vents et les flots; presque tous ont péri : la tempête jeta Ulysse sur ces rivages. Jupiter vous commande de le renvoyer au plus tôt, car sa destinée n'est pas de mourir loin de ce qu'il aime il doit revoir sa chère patrie, et le temps marqué par les dieux est arrivé.

Calypso frémit de douleur et de dépit à ces paroles de Mercure, et s'écria: Dieux de l'Olympe, dieux injustes et jaloux du bonheur des déesses qui habitent la terre, vous ne pouvez souffrir qu'elles aiment les mortels, ni qu'elles s'unissent à eux! Ainsi, lorsque l'Aurore aima le jeune Orion, votre colère ne fut apaisée qu'après que Diane l'eut percé de ses traits dans l'ile d'Ortygie. Ainsi, quand Cérès céda à sa passion pour le sage Jasion, Jupiter, qui ne l'ignora pas, écrasa de son tonnerre ce malheureux prince. Ainsi, ô dieux, m'enviez-vous maintenant la compagnie d'un héros que j'ai sauvé, lorsque seul il abandonna son vaisseau brisé par la foudre au milieu de la mer. Tous ses compagnons périrent; le vent et les flots le portèrent sur cette rive je l'aimois, je le nourrissois; je vou

lois le rendre immortel. Mais Jupiter sera obéi. Qu'Ulysse s'expose donc de nouveau aux périls d'où je l'ai tiré, puisque le ciel l'ordonne. Mais je n'ai ni vaisseau ni rameurs à lui fournir pour le conduire. Tout ce que je puis faire, c'est, s'il veut me quitter, de lui donner les conseils dont il a besoin pour arriver heureusement à Ithaque. Renvoyez ce prince, répliqua le messager des dieux, et prévenez par votre soumission la colère de Jupiter: vous savez combien elle est funeste.

Il dit, et prend aussitôt son vol vers l'olympe. En même temps la belle nymphe, pour exécuter l'ordre du maître des dieux, sort de sa grotte et va chercher Ulysse. Il étoit sur le bord de la mer; ses yeux ne se séchoient point; le jour, il l'employoit à soupirer après son retour, qu'il ne pouvoit faire agréer à la déesse; les nuits, il les passoit malgré lui dans la grotte de Calypso. Mais, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, il regardoit sans cesse la mer, assis sur quelque rocher qu'il inondoit de ses larmes, et qu'il faisoit retentir de ses gémissements.

Calypso l'aborde, et lui dit : Malheureux prince, ne vous affligez plus sur ce rivage; ne vous consumez plus en regrets; je consens enfin à votre départ. Préparez-vous, coupez des arbres dans cette forêt voisine; construisez-en un vaisseau, afin qu'il vous porte sur les flots; j'y mettrai des provisions pour vous garantir de la faim; je vous donnerai des habits, et je ferai souffler un vent favorable. Enfin, s'ils l'ont résolu, ces dieux, ces dieux dont les lumières sont bien au-dessus des miennes, tu reverras ta patrie, et je ne m'y oppose plus.

O déesse, répondit Ulysse étonné et consterné de ce changement, vous cachez d'autres vues, et ce n'est pas mon départ que vous méditez, quand vous voulez que sur un vaisseau frêle et fait à la hâte je m'expose sur cette vaste mer. A peine, avec les meilleurs vents, de grands et forts navires pourroient-ils la traverser. Je ne partirai donc pas, malgré vous; je ne puis m'y déterminer, à moins que vous ne me promettiez, par des serments redoutables aux dieux mêmes, que vous ne formez

aucun mauvais dessein contre moi.

cœur n'est point un cœur de fer; il n'est que trop sensible, que trop ouvert à la compassion.

Après avoir ainsi parlé, la déesse retourne dans sa demeure: Ulysse la suit; il entre avec elle dans sa grotte, et se place sur le siége que Mercure venoit de quitter. La nymphe lui fait servir les mets dont tous les hommes se nourrissent; elle s'asseoit auprès de lui, et ses femmes lui portent du nectar et de l'ambroisie. Quand leur repas fut fini, Calypso, prenant la parole, dit à ce prince: Illustre fils de Laerte, sage et prudent Ulysse, c'en est donc fait, vous allez me quitter; vous voulez retourner dans votre patrie : quelle dureté! quelle ingratitude! N'importe, je vous souhaite toute sorte de bonheur. Ah! si vous saviez ce qui vous attend de traverses et de maux avant que d'aborder à Ithaque, Vous en frémiriez ; vous prendriez le parti de demeurer dans mon île; vous accepteriez l'immortalité que je vous offre; vous imposeriez silence à ce desir immodéré de revoir votre Pénélope, après laquelle vous soupirez jour et nuit. Lui serois-je donc inférieure en esprit et en beauté? Une mortelle pourroit-elle l'emporter sur une déesse?

Ma tendre compagne ne vous dispute aucun de vos avantages, grande nymphe; elle est en tout bien au-dessous de vous, car elle n'est qu'une simple mortelle. Mais souffrez que je le répète, et ne vous en fâchez pas; je brûle du desir de la revoir; je soupire sans cesse après mon retour. Si quelque divinité me traverse et me persécute dans mon trajet, je le supporterai; ma patience a déja été bien éprouvée : ce seront de nouveaux malheurs ajoutés à tous ceux que j'ai endurés sur l'onde et dans la guerre.

Il parla ainsi; le soleil se coucha; d'épaisses ténèbres couvrirent la terre. Calypso et Ulysse se retirèrent au fond de leurs grottes, et allèrent oublier pour quelque temps leurs chagrins et leurs inquiétudes dans les bras du sommeil.

Dès que l'aurore vint dorer l'horizon, Ulysse prit sa tunique et son manteau : la nymphe se couvrit d'une robe d'une blancheur éblouissante, et d'une finesse, d'une beauté merveilleuse; c'étoit l'ouvrage des Graces : elle la ceignit d'une ceinture d'or, mit un voile sur sa tête, et songea à ce qui étoit nécessaire pour le départ d'Ulysse.

Calypso sourit ; elle le flatta de la main, l'appela par son nom, et lui dit : Votre prévoyance est trop inquiète; quel discours vous venez de me Elle commença par lui donner une hache grande, tenir! J'en appelle à témoin le ciel, la terre, et facile à manier, dont l'acier, à deux tranchants, les eaux du Styx, par lesquelles les dieux mêmes étoit attaché à un manche d'olivier bien poli; elle redoutent de jurer; non, je ne forme aucun mau- y ajouta une scie toute neuve, et le conduisit à vais dessein contre vous, et je vous donne les con- l'extrémité de l'île, dans une forêt de grands chêseils que je me donnerois à moi-même si j'étois ànes et de beaux peupliers, tous bois légers, et provotre place : j'ai de l'équité, cher Ulysse, et mon pres à la construction des vaisseaux. Quand elle

164

lui eut montré les plus grands et les meilleurs, elle se retira, et s'en retourna dans sa grotte. Ulysse se met à l'ouvrage; il coupe, il taille, il scie avec l'ardeur et la joie que lui donnoit l'espérance d'un prompt retour.

Il abattit vingt arbres en tout, les ébrancha avec sa hache, les polit et les dressa. Cependant la nymphe lui porta un instrument dont il fit usage pour les percer et les assembler; il les emboîte ensuite, les joint et les affermit avec des clous et des chevilles; il donne à son vaisseau la longueur, la largeur, la tournure, les proportions que l'artisan le plus habile dans cet art difficile auroit pu lui donner : il dresse des bancs pour les rameurs, fait des rames, élève un mât, taille un gouvernail, qu'il couvre de morceaux de chêne pour le fortifier contre l'impétuosité des vagues. Calypso revient encore, faisant porter de la toile pour faire des voiles. Ulysse y travaille avec beaucoup de soin et de succès; il les étend, les attache avec des cordages dans son vaisseau, qu'il pousse à la mer par de longues pièces de bois. Cet ouvrage fut fini en quatre jours; le cinquième, Calypso le renvoya de son île, après lui avoir fait prendre le bain : elle Ini fit présent d'habits magnifiques et bien parfumés, chargea son vaisseau de vin, d'eau, de vivres, et de toutes les provisions dont il pouvoit avoir besoin, et lui envoya un vent favorable. Ulysse, transporté de joie, étendit ses voiles, et, prenant son gouvernail, se met à conduire son vaisseau. Le sommeil ne ferme point ses paupières; et, les yeux toujours ouverts, il contemploit attentivement les Pléiades, le Bouvier qui se couche si tard, la grande Ourse, qu'on appelle aussi le Chariot, et qui tourne toujours sur son pôle; il fixoit surtout l'Orion, qui est la seule constellation qui ne se baigne pas dans l'Océan, et tâchoit de marcher constamment à sa gauche, comme le lui avoit recommandé Calypso.

Il vogua ainsi pendant dix-sept jours le dixhuitième, il découvrit les montagnes des Phéaciens, qui se perdoient dans les nuages. C'étoit son chemin le plus court, et cette terre sembloit s'élever comme un promontoire au milieu des flots.

Neptune, qui revenoit d'Éthiopie, du haut des monts de Solyme, aperçut Ulysse dans son empire. Irrité de le voir voguer heureusement, il branle la tête, et exhale sa fureur en ces termes : Que vois-je! les dieux ont-ils changé pendant mon séjour en Éthiopie? sont-ils enfin devenus favorables à Ulysse? Il touche à la terre des Phéaciens, et c'est là le terme des malheurs qui le poursuivent;

mais, avant qu'il y aborde, je jure qu'il sera aecablé de douleurs et de misères.

Aussitôt il assemble les nuages, il trouble la mer, et de son trident il excite les tempêtes. La nuit se précipite du haut du ciel; le vent du midi, l'Aquilon, le Zéphyr et Borée se déchaînent, et soulèvent des montagnes de flots. Les genoux d'Ulysse se dérobent sous lui; son cœur s'abat ; et, d'une voix entrecoupée de profonds soupirs, il s'écrie: Malheureux ! que deviendrai-je? Calypso avoit bien raison ( je ne le crains que trop ) quand elle m'annonçoit qu'avant que d'arriver à Ithaque je serois rassasié de maux. Hélas! sa prédiction s'accomplit. De quels affreux nuages Jupiter a couvert la surface des eaux! Quelle agitation! quel bouleversement! les vents frémissent, tout me menace d'une mort prochaine.

Heureux et mille fois heureux les Grecs qui, pour la querelle des Atrides, sont morts en combattant devant la superbe Ilion! Dieux ! que ne me fites-vous périr le jour que les Troyens, dans une de leurs sorties, et lorsque je gardois le corps d'Achille, lancèrent tant de javelots contre moi! on m'auroit rendu les derniers devoirs ; les Grecs auroient célébré ma gloire. Falloit-il être réservé à mourir affreusement enseveli sous les flots!

Il achevoit à peine ces mots, qu'une vague épouvantable, s'élevant avec impétuosité, vint fondre, et briser son vaisseau : il est renversé ; le gouvernail lui échappe des mains, il tombe loin de son navire; un tourbillon formé de plusieurs vents met en pièces le mât, les voiles, et fait tomber dans la mer les antennes et les bancs des rameurs. Ulysse est long-temps retenu sous les flots par l'effort de la vague qui l'avoit précipité. et par la pesanteur de ses habits, pénétrés de l'eau de la mer il s'élève enfin au-dessus de l'onde, rejetant celle qu'il avoit avalée; il en coule des ruisseaux de sa tête et de ses cheveux. Mais, tout éperdu qu'il est, il n'oublie point son vaisseau : il s'élance au-dessus des vagues, il s'en approche, le saisit, s'y retire, et évite ainsi la mort qui l'environne. La nacelle cependant est le jouet des flots qui la poussent et la ballottent dans tous les sens, comme le souffle impétueux de Borée agite et disperse dans les campagnes les épines coupées; tantôt le vent d'Afrique l'envoie vers l'Aquilon, tantôt le vent d'orient la jette contre le Zéphyr.

Leucothée, fille de Cadmus, auparavant mortelle, et jouissant alors des honneurs de la divinité au fond de la mer, vit Ulysse : elle eut pitié de ses maux; et; sortant du sein de l'onde, elle s'élève

« PredošláPokračovať »