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elle, que vous alliez goûter les douceurs du som- | histoires et à vous apprendre quelle a été la des

meil, après tant de travaux. Vous n'avez rien à craindre ici tout vous est favorable. Abandonnez-vous donc à la joie; goûtez la paix et tous les autres dons des dieux, dont vous allez être comblé. Demain, quand l'Aurore avec ses doigts de roses entr'ouvrira les portes dorées de l'orient, et que les chevaux du soleil, sortant de l'onde amère, répandront les flammes du jour pour chasser devant eux toutes les étoiles du ciel, nous reprendrons, mon cher Télémaque, l'histoire de vos malheurs. Jamais votre père n'a égalé votre sagesse et votre courage ni Achille, vainqueur d'Hector, ni Thésée revenu des enfers, ni même le grand Alcide, qui a purgé la terre de tant de monstres, n'ont fait voir autant de force et de vertu que vous. Je souhaite qu'un profond sommeil vous rende cette nuit courte. Mais, hélas! qu'elle sera longue pour moi! qu'il me tardera de vous revoir, de vous entendre, de vous faire redire ce que je sais déja, et de vous demander ce que je ne sais pas encore! Allez, mon cher Télémaque, avec le sage Mentor, que les dieux vous ont rendu ; allez dans cette grotte écartée, où tout est préparé pour votre repos. Je prie Morphée de répandre ses plus doux charmes sur vos paupières appesanties, de faire couler une vapeur divine dans tous vos membres fatigués, et de vous envoyer des songes légers qui, voltigeant autour de vous, flattent vos sens par les images les plus riantes, et repoussent loin de vous tout ce qui pourroit vous réveiller trop promptement.

La déesse conduisit elle-même Télémaque dans cette grotte séparée de la sienne. Elle n'étoit ni moins rustique ni moins agréable. Une fontaine, qui couloit dans un coin, y faisoit un doux murmure qui appeloit le sommeil. Les nymphes y avoient préparé deux lits d'une molle verdure sur lesquels elles avoient étendu deux grandes peaux, l'une de lion, pour Télémaque, et l'autre d'ours, pour Mentor.

Avant que de laisser fermer ses yeux au sommeil, Mentor parla ainsi à Télémaque Le plaisir de raconter vos histoires vous a entraîné; vous avez charmé la déesse en lui expliquant les dangers dont votre courage et votre industrie vous ont tiré par-là vous n'avez fait qu'enflammer davantage son cœur et que vous préparer une plus dangereuse captivité. Comment espérez-vous qu'elle vous laisse maintenant sortir de son île, vous qui l'avez enchantée par le récit de vos aventures? L'amour d'une vaine gloire vous a fait parler sans prudence. Elle s'étoit engagée à vous raconter des

tinée d'Ulysse; elle a trouvé moyen de parler long-temps sans rien dire, et elle vous a engagé à lui expliquer tout ce qu'elle desire savoir: tel est l'art des femmes flatteuses et passionnées. Quand est-ce, ô Télémaque, que vous serez assez sage pour ne parler jamais par vanité, et que vous saurez taire tout ce qui vous est avantageux, quand il n'est pas utile à dire? Les autres admirent votre sagesse dans un âge où il est pardonnable d'en manquer pour moi, je ne puis vous pardonner rien je suis le seul qui vous connois, et qui vous aime assez pour vous avertir de toutes vos fautes. Combien êtes-vous encore éloigné de la sagesse de votre père !

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Quoi donc répondit Télémaque, pouvois-je refuser à Calypso de lui raconter mes malheurs? Non, reprit Mentor, il falloit les lui raconter ; mais vous deviez le faire en ne lui disant que ce qui pouvoit lui donner de la compassion. Vous pouviez dire que vous aviez été tantôt errant tantôt captif en Sicile, puis en Égypte. C'étoit lui dire assez; et tout le reste n'a servi qu'à augmenter le poison qui brûle déja son cœur. Plaise aux dieux que le vôtre puisse s'en préserver! Mais que ferai-je donc? continua Télémaque, d'un ton modéré et docile. Il n'est plus temps, repartit Mentor, de lui cacher ce qui reste de vos aventures elle en sait assez pour ne pouvoir être trompée sur ce qu'elle ne sait pas encore; votre réserve ne serviroit qu'à l'irriter. Achevez donc demain de lui raconter tout ce que les dieux ont fait en votre faveur, et apprenez une autre fois à parler plus sobrement de tout ce qui peut vous attirer quelque louange. Télémaque reçut avec amitié un si bon conseil, et ils se couchèrent.

Aussitôt que Phébus eut répandu ses premiers rayons sur la terre, Mentor, entendant la voix de la déesse qui appeloit ses nymphes dans le bois, éveilla Télémaque. Il est temps, lui dit-il, de vaincre le sommeil. Allons retrouver Calypso: mais défiez-vous de ses douces paroles; ne lui ouvrez jamais votre cœur ; craignez le poison flatteur de ses louanges. Hier, elle vous élevoit au-dessus de votre sage père, de l'invincible Achille, du fameux Thésée, d'Hercule devenu immortel. Sentites-vous combien cette louange est excessive? Crûtes-vous ce qu'elle disoit? Sachez qu'elle ne le croit pas elle-même : elle ne vous loue qu'à cause qu'elle vous croit foible et assez vain pour vous laisser tromper par des louanges disproportionnées à vos actions.

Après ces paroles, ils allèrent au lieu où la déesse

les attendoit. Elle sourit en les voyant, et cacha, | autour de sa mère. Quoiqu'il eût sur son visage la sous une apparence de joie, la crainte et l'inquié- tendresse, les grâces et l'enjouement de l'enfance, tude qui troubloient son cœur ; car elle prévoyoit il avoit je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui que Télémaque, conduit par Mentor, lui échap- me faisoit peur. Il rioit en me regardant; son ris peroit de même qu'Ulysse. Hâtez-vous, dit-elle, étoit malin, moqueur et cruel. Il tira de son carmon cher Télémaque, de satisfaire ma curio- quois d'or la plus aiguë de ses flèches, il banda sité; j'ai cru, pendant toute la nuit, vous voir son arc, et alloit me percer, quand Minerve se partir de Phénicie et chercher une nouvelle desti- montra soudainement pour me couvrir de son née dans l'île de Chypre. Dites-nous donc quel fut égide. Le visage de cette déesse n'avoit point cette ce voyage, et ne perdons pas un moment. Alors beauté molle et cette langueur passionnée que j'aon s'assit sur l'herbe semée de violettes, à l'ombre vois remarquée dans le visage et dans la posture d'un bocage épais. de Vénus. C'étoit au contraire une beauté simple, négligée, modeste; tout étoit grave, vigoureux, noble, plein de force et de majesté. La flèche de Cupidon, ne pouvant percer l'égide, tomba par terre. Cupidon, indigné, en soupira amèrement; il eut honte de se voir vaincu. Loin d'ici, s'écria Minerve, loin d'ici, téméraire enfant ! tu ne vaincras jamais que des ames lâches, qui aiment mieux tes honteux plaisirs que la sagesse, la vertu et la gloire. A ces mots, l'Amour irrité s'envola, et Vénus remontant vers l'Olympe, je vis long-temps son char avec ses deux colombes dans une nuée d'or et d'azur; puis elle disparut. En baissant mes yeux vers la terre, je ne retrouvai plus Minerve.

Calypso ne pouvoit s'empêcher de jeter sans cesse des regards tendres et passionnés sur Télémaque, et de voir avec indignation que Mentor observoit jusqu'au moindre mouvement de ses yeux. Cependant toutes les nymphes en silence se penchoient pour prêter l'oreille, et faisoient une espèce de demi-cercle, pour mieux voir et pour mieux écouter les yeux de toute l'assemblée étoient immobiles et attachés sur le jeune homme. Télémaque, baissant les yeux, et rougissant avec beaucoup de grace, reprit ainsi la suite de son histoire :

Il me sembla que j'étois transporté dans un jardin délicieux, tel qu'on dépeint les Champs-Elysées. En ce lieu, je reconnus Mentor, qui me dit : Fuyez cette cruelle terre, cette île empestée, où l'on ne respire que la volupté. La vertu la plus courageuse y doit trembler, et ne peut se sauver qu'en

A peine le doux souffle d'un vent favorable avoit rempli nos voiles, que la terre de Phénicie disparut à nos yeux. Comme j'étois avec les Chypriens, dont j'ignorois les mœurs, je résolus de me taire, de remarquer tout, et d'observer toutes les règles de la discrétion pour gagner leur estine. Mais pendant mon silence, un sommeil doux et puissant vint me saisir : mes sens étoient liés et sus-fuyant. Dès que je le vis, je voulus me jeter à son pendus; je goûtois une paix et une joie profonde qui enivroit mon cœur.

Tout-à-coup je crus voir Vénus, qui fendoit les nues dans son char volant conduit par deux colombes. Elle avoit cette éclatante beauté, cette vive jeunesse, ces grâces tendres qui parurent en elle quand elle sortit de l'écume de l'Océan, et qu'elle éblouit les yeux de Jupiter même. Elle descendit tout-à-coup d'un vol rapide jusqu'auprès de moi, me mit en souriant la main sur l'épaule, et, me nommant par mon nom, prononça ces paroles Jeune Grec, tu vas entrer dans mon empire, tu arriveras bientôt dans cette île fortunée où les plaisirs, les ris et les jeux folâtres naissent sous mes pas. Là, tu brûleras des parfums sur mes autels; là, je te plongerai dans un fleuve de délices. Ouvre ton cœur aux plus douces espérances, et garde-toi bien de résister à la plus puissante de toutes les déesses, qui veut te rendre heureux.

En même temps j'aperçus l'enfant Cupidon, dont les petites ailes s'agitant le faisoient voler

cou pour l'embrasser; mais je sentois que mes pieds ne pouvoient se mouvoir, que mes genoux se déroboient sous moi, et que mes mains, s'efforçant de saisir Mentor, cherchoient une ombre vaine qui m'échappoit toujours. Dans cet effort, je m'éveillai, et je sentis que ce songe étoit un avertissement divin. Je me sentis plein de courage contre les plaisirs, et de défiance contre moimême pour détester la vie molle des Chypriens. Mais ce qui me perça le cœur fut que je crus que Mentor avoit perdu la vie, et qu'ayant passé les ondes du Styx, il habitoit l'heureux séjour des ames justes.

Cette pensée me fit répandre un torrent de larmes. On me demanda pourquoi je pleurois. Les larmes, répondis-je, ne conviennent que trop à un malheureux étranger qui erre sans espérance de revoir sa patrie. Cependant tous les Chypriens qui étoient dans le vaisseau s'abandonnoient à une folle joie. Les rameurs, ennemis du travail, s'endormoient sur leurs rames; le pilote, couronné

de fleurs, laissoit le gouvernail, et tenoit en 'sa main une grande cruche de vin qu'il avoit presque vidée : lui et tous les autres, troublés par la fureur de Bacchus, chantoient en l'honneur de Vénus et de Cupidon, des vers qui devoient faire horreur à tous ceux qui aiment la vertu.

Pendant qu'ils oublioient ainsi les dangers de la mer, une soudaine tempête troubla le ciel et la mer. Les vents déchaînés mugissoient avec fureur dans les voiles; les ondes noires battoient les flancs du navire, qui gémissoit sous leurs coups. Tantôt nous montions sur le dos des vagues enflées; tantôt la mer sembloit se dérober sous le navire, et nous précipiter dans l'abime. Nous apercevions auprès de nous des rochers contre lesquels les flots irrités se brisoient avec un bruit horrible. Alors je compris par expérience ce que j'avois souvent ouï dire à Mentor, que les hommes mous et abandonnés aux plaisirs manquent de courage dans les dangers. Tous nos Chypriens, abattus, pleuroient comme des femmes; je n'entendois que des cris pitoyables, que des regrets sur les délices de la vie, que de vaines promesses aux dieux pour leur faire des sacrifices, si on pouvoit arriver au port. Personne ne conservoit assez de présence d'esprit ni pour ordonner les manœuvres ni pour les faire. Il me parut que je devois, en sauvant ma vie, sauver celle des autres. Je pris le gouvernail en main, parce que le pilote, troublé par le vin comme une bacchante, étoit hors d'état de connoître le danger du vaisseau : j'encourageai les matelots effrayés; je leur fis abaisser les voiles : ils ramèrent, vigoureusement; nous passâmes au travers des écueils, et nous vîmes de près toutes les horreurs de la mort.

leur visage ; mais les grâces y étoient affectées; on n'y voyoit point une noble simplicité, et une pudeur aimable qui fait le plus grand charme de la beauté. L'air de mollesse, l'art de composer leurs visages, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards, qui sembloient chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions; en un mot, tout ce que je voyois dans ces femmes me sembloit vil et méprisable; à force de vouloir plaire, elles me dégoûtoient.

On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs dans cette île; car elle est particulièrement adorée à Cythère, à Idalie et à Paphos. C'est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre. C'est un parfait péristyle; les colonnes sont d'une grosseur et d'une hauteur qui rendent cet édifice très majestueux ; au-dessus de l'architrave et de la frise sont à chaque face de grands frontons, où l'on voit en bas-relief toutes les plus agréables aventures de la déesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n'égorge jamais dans l'enceinte du lieu sacré aucune victime; on n'y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux; on ne répand jamais leur sang; on présente seulement devant l'autel les bêtes qu'on offre, et on n'en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d'or; leurs cornes sont dorées, et ornées de bouquets des fleurs les plus odoriférantes. Après qu'elles ont été présentées devant l'autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse.

Cette aventure parut comme un songe à tous ceux qui me devoient la conservation de leur vie; On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfuils me regardoient avec étonnement. Nous arrivâ-mées, et du vin plus doux que le nectar. Les prêmes dans l'ile de Chypre au mois du printemps qui tres sont revêtus de longues robes blanches, avec est consacré à Vénus. Cette saison, disent les Chy- des ceintures d'or et des franges de même au bas priens, convient à cette déesse; car elle semble de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les auranimer toute la nature, et faire naître les plaisirs tels, les parfums les plus exquis de l'Orient, et ils comme les fleurs. forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d'or. Un bois sacré de myrtes environne le bâtiment. Il n'y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d'une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres, et qui osent allumer le feu des autels. Mais l'impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique.

En arrivant dans l'île, je sentis un air doux qui | rendoit les corps lâches et paresseux, mais qui inspiroit une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, étoit presque inculte, tant les habitants étoient ennemis du travail. Je vis de tons côtés des femmes et de jeunes filles vainement parées, qui alloient, en chantant les lonanges de Vénus, se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs éclatoient également sur

D'abord, j'eus horreur de tout ce que je voyois ; mais insensiblement, je commençois à m'y ac

coutumer. Le vice ne m'effrayoit plus; toutes les | et si austère, que je ne pus en ressentir aucune compagnies m'inspiroient je ne sais quelle incli- joie. Est-ce donc vous, m'écriai-je, ô mon cher nation pour le désordre: on se moquoit de mon ami, mon unique espérance? est-ce vous? Quoi innocence, ma retenue et ma pudeur servoient de donc ! est-ce vous-même ? une image trompeuse jouet à ces peuples effrontés. On n'oublioit rien ne vient-elle point abuser mes yeux? est-ce vous, pour exciter toutes mes passions, pour me tendre Mentor? n'est-ce point votre ombre, encore sensides piéges, et pour réveiller en moi le goût des bleà mes maux? n'êtes-vous point au rang des ames plaisirs. Je me sentois affoiblir tous les jours; la heureuses qui jouissent de leur vertu, et à qui les bonne éducation que j'avois reçue ne me soute- dieux donnent des plaisirs purs dans une éternelle noit presque plus; toutes mes bonnes résolutions paix aux Champs-Élysées? Parlez, Mentor; vivezs'évanouissoient. Je ne me sentois plus la force de vous encore? Suis-je assez heureux pour vous résister au mal qui me pressoit de tous côtés; j'a- posséder? ou bien n'est-ce qu'une ombre de mon vois même une mauvaise honte de la vertu. J'étois ami? En disant ces paroles, je courois vers lui comme un homme qui nage dans une rivière pro- tout transporté, jusqu'à perdre la respiration; il fonde et rapide d'abord il fend les eaux, et re- m'attendoit tranquillement sans faire un pas vers monte contre le torrent; mais si les bords sont moi. O dieux, vous le savez, quelle fut ma joie escarpés, et s'il ne peut se reposer sur le rivage, quand je sentis que mes mains le touchoient! Non, il se lasse enfin peu à peu; sa force l'abandonne, ce n'est pas une vaine ombre! je le tiens, je l'emses membres épuisés s'engourdissent, et le cours brasse, mon cher Mentor ! C'est ainsi que je m'édu fleuve l'entraîne. Ainsi, mes yeux commen- criai. J'arrosai son visage d'un torrent de larmes; çoient à s'obscurcir, mon cœur tomboit en défail- je demeurois attaché à son cou sans pouvoir parlance; je ne pouvois plus rappeler ni ma raison niler. Il me regardoit tristement avec des yeux pleins

le souvenir des vertus de mon père. Le songe où je croyois avoir vu le sage Mentor descendu aux Champs-Élysées achevoit de me décourager : une secrète et douce langueur s'emparoit de moi; j'aimois déja le poison flatteur qui se glissoit de veine en veine, et qui pénétroit jusqu'à la moelle de mes os. Je poussois néanmoins encore de profonds soupirs, je versois des larmes amères; je rugissois comme un lion dans ma fureur. O malheureuse jeunesse, disois-je; ô dieux, qui vous jouez cruellement des hommes, pourquoi les faites-vous passer par cet âge, qui est un temps de folie et de fièvre ardente! O que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme Laërte mon aïeul! La mort me seroit plus douce que la foiblesse honteuse où je me vois.

A peine avois-je ainsi parlé que ma douleur s'adoucissoit, et que mon cœur, enivré d'une folle passion, secouoit presque toute pudeur; puis je me voyois replongé dans un abîme de remords. Pendant ce trouble, je courois çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu'un chasseur a blessée : elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur; mais la flèche qui l'a percée dans le flanc la suit partout; elle porte partout avec elle le trait meurtrier. Ainsi je courois en vain pour m'oublier moi-même, et rien n'adoucissoit la plaie de mon cœur.

En ce moment, j'aperçus assez loin de moi, dans l'ombre épaisse de ce bois, la figure du sage Mentor; mais son visage me parut si pâle, si triste

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d'une tendre compassion.

Enfin je lui dis: Hélas! d'où venez-vous? en quels dangers ne m'avez-vous point laissé pendant votre absence! et que ferois-je maintenant sans vous ? Mais, sans répondre à mes questions: Fuyez ! me dit-il d'un ton terrible; fuyez! hâtez-vous de fuir! Ici la terre ne porte pour fruit que du poison; l'air qu'on respire est empesté; les hommes contagieux ne se parlent que pour se communiquer un venin mortel. La volupté lâche et infame, qui est le plus horrible des maux sortis de la boîte de Pandore, amollit tous les cœurs et ne souffre ici aucune vertu. Fuyez ! que tardez-vous? ne regardez pas même derrière vous en fuyant ; effacez jusqu'au moindre souvenir de cette île exécrable.

Il dit, et aussitôt je sentis comme un nuage épais qui se dissipoit sur mes yeux, et qui me laissoit voir la pure lumière : une joie douce et pleine d'un ferme courage renaissoit dans mon cœur. Cette joie étoit bien différente de cette autre joie molle et folâtre dont mes sens avoient été d'abord empoisonnés : l'une est une joie d'ivresse et de trouble, qui est entrecoupée de passions furieuses et de cuisants remords; l'autre est une joie de raison, qui a quelque chose de bienheureux et de céleste; elle est toujours pure et égale; rien ne peut l'épuiser; plus on s'y plonge, plus elle est douce; elle ravit l'ame sans la troubler. Alors je versai des larmes de joie, et je trouvois que rien n'étoit si doux que de pleurer ainsi. O heureux, disois-je, les hommes à qui la vertu se montre

dans toute sa beauté! peut-on la voir sans l'ai- | prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inmer! peut-on l'aimer sans être heureux ! connu en cette posture. Que voulez-vous? me dit

Mentor me dit: Il faut que je vous quitte; jeil. La vie, répondis-je : car je ne puis vivre, si vous pars dans ce moment; Il ne m'est pas permis de m'arrêter. Où allez-vous donc? lui répondis-je en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? ne croyez pas pouvoir m'échapper; je mourrai plutôt sur vos pas. En disant ces paroles, je le tenois serré de toute ma force. C'est en vain, me dit-il, que vous espérez de me retenir. Le cruel Méthophis me vendit à des Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas en Syrie pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé Hasaël, qui cherchoit un esclave grec pour connoître les mœurs de la Grèce, et pour s'instruire de nos sciences.

En effet, Hasaël m'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l'île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l'île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple : le voilà qui en sort; les vents nous appellent; déja nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque: un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne me permettent plus d'être à moi si j'étois à moi, ils le savent, je ne serois qu'à vous seul. Adieu, souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque !

ne souffrez que je suive Mentor, qui est à vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui étoit pour moi un autre père. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave: souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice, et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage; mais mes premiers malheurs n'étoient que de foibles essais des outrages de la fortune : maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux; ô Hasaël, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse, et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton.

Hasaël, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva. Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse ; je serai votre père, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serois pas touché de la gloire de votre père, de ses malheurs et des vôtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engageroit à prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave; mais je le garde comme un ami fidèle : l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment il est libre; vous le serez aussi : je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre cœur.

Non, non, lui dis-je, mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici: plutôt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable? est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance? voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort, ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-même à fuir, et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas ! Je vais parler à Hasaël; il aura peut-être pitié de ma jeunesse et de mes larmes puisqu'il aime la sagesse, et qu'il va si loin la chercher, il ne peut point avoir un cœur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller, qu'il ne m'ait En un instant, je passai de la plus amère douaccordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me leur à la plus vive joie que les mortels puissent ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me don- sentir. Je me voyois sauvé d'un horrible danger; ner à lui ; s'il me refuse, c'est fait de moi, je me je m'approchois de mon pays; je trouvois un sedélivrerai de la vie. cours pour y retourner; je goûtois la consolation Dans ce moment, Hasaël appela Mentor; je me d'être auprès d'un homme qui m'aimoit déja par

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