Obrázky na stránke
PDF
ePub

Je crois que les hommes de tous les siècles ont eu à peu près le même fonds d'esprit et les mêmes talents, comme les plantes ont eu le même suc et la même vertu. Mais je crois que les Siciliens, par exemple, sont plus propres à être poëtes que les Lapons. De plus, il y a eu des pays où les mœurs, la forme du gouvernement et les études ont été plus convenables que celles des autres pays pour faciliter le progrès de la poésie. Par exemple, les mœurs des Grecs formoient bien mieux des poètes que celles des Cimbres et des Teutons. Nous sortons à peine d'une étonnante barbarie; au contraire, les Grecs avoient une très longue tradition de politesse et d'étude des règles, tant sur les ouvrages d'esprit que sur les beaux-arts.

Les anciens ont évité l'écueil du bel esprit, où les Italiens modernes sont tombés, et dont la contagion s'est fait un peu sentir à plusieurs de nos

Ma conclusion est qu'on ne peut pas trop louer les modernes qui font de grands efforts pour surpasser les anciens. Une si noble émulation promet beaucoup. Elle me paroîtroit dangereuse, si elle alloit jusqu'à mépriser et à cesser d'étudier ces grands originaux. Mais rien n'est plus utile que de tâcher d'atteindre à ce qu'ils ont de plus sublime et de plus touchant, sans tomber dans une imitation servile pour les endroits qui peuvent être moins parfaits ou trop éloignés de nos mœurs. C'est avec cette liberté si judicieuse et si délicate que Virgile a suivi Homère.

Je suis, monsieur, avec l'estime la plus sincère et la plus forte, etc.

IX.

DE LA MOTTE A FENELON.

écrivains, d'ailleurs très distingués. Ceux d'entre Sur la lettre du prélat à M. Dacier, touchant les occupa

les anciens qui ont excellé ont peint avec force et grace la simple nature. Ils ont gardé les caractères; ils ont attrapé l'harmonie; ils ont su employer à propos le sentiment et la passion. C'est un mérite bien original.

Je suis charmé des progrès qu'un petit nombre d'auteurs a donnés à notre poésie; mais je n'ose entrer dans le détail, de peur de vous louer en face. Je croirois, monsieur, blesser votre délicatesse. Je suis d'autant plus touché de ce que nous avons d'exquis dans notre langue, qu'elle n'est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l'essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ouvrage. En vous exposant mes pensées avec tant de liberté, je ne prétends ni reprendre ni contredire personne. Je dis historiquement quel est mon goût, comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu'il aime mieux un ragoût que l'autre. Je ne blâme le goût d'aucun homme, et je consens qu'on blâme le mien. Si la politesse et la discrétion, nécessaires pour le repos de la société, demandent que les hommes se tolèrent mutuellement dans la variété d'opinions où ils se trouvent pour les choses les plus importantes à la vie humaine, à plus forte raison doivent-ils se tolérer sans peine dans la variété d'opinions sur ce qui importe très peu à la sûreté du genre humain. Je vois bien qu'en rendant compte de mon goût, je cours risque de déplaire aux admirateurs passionnés et des anciens et des modernes; mais, sans vouloir fâcher ni les uns ni les autres, je me livre à la critique des deux côtés.

[blocks in formation]

C'est me priver trop long-temps de l'honneur de vous entretenir; donnez-moi, je vous prie, un moment d'audience. J'ai lu plusieurs de vos ouvrages, et vous souffrirez, s'il vous plaît, que je vous rende compte de la manière dont j'en ai été touché. M. Destouches m'a lu quantité de vos lettres, où j'ai senti combien il est doux d'être aimé de vous; le cœur y parle à chaque ligne; l'esprit s'y confond toujours avec la naïveté et le sentiment. Les conseils y sont riants, sans rien perdre de leur force; ils plaisent autant qu'ils convainquent; et je donnerois volontiers les louanges les plus délicates pour des censures ainsi assaisonnées par l'amitié. M. Destouches a dû vous dire combien nous vous aimions en lisant vos lettres, et combien je l'aimois lui-même d'avoir mérité tant de part dans votre cœur.... Je passe au discours que vous avez envoyé à l'Académie françoise. Tout le monde fut également charmé des idées justes que vous y donnez de chaque chose; il n'appartient qu'à vous d'unir tant de solidité à tant de graces. Mais je vous dirai que, sur Homère, deux partis se flattoient de vous avoir chacun de leur côté. Vous faites Homère un grand peintre; mais vous passez condamnation sur ses dieux et sur ses héros. En vérité, si, de votre aveu, les uns ne valent pas nos fées, et les autres nos honnêtes gens, que devient un poëme rempli de ces deux sortes de personnages? Malgré le talent de peindre que je trouve avec vous dans Homère,

les

la

raison n'est-elle pas révoltée à chaque instant par des idées qu'elle ne sauroit avouer, et qui, du côté de l'esprit et du cœur, trouvent un double obstacle à l'approbation? Je ne vous demande pas pardon de ma franchise, j'en ai fait vœu avec vous pour le reste de ma vie, et je suis sûr que vous m'en aimez mieux. Je vous envoie le discours que j'ai prononcé à l'Académie le jour de la distribution des prix j'étois directeur. J'ai cru devoir traiter une matière dont il semble qu'on auroit dû parler dès la première distribution: on me l'avoit pourtant laissée depuis cinquante années; je m'en suis saisi comme d'un bien abandonné, et qui appartenoit à la place où j'étois. Le discours me parut généralement approuvé; mais j'en appelle à votre jugement : c'est à vous de me marquer les fautes qui m'y peuvent être échappées.

Je suis avec le respect le plus profond, etc.

ར.

DE FÉNELON A LA MOTTE.
Sur la dispute des anciens et des modernes.

Cambrai, 22 novembre 1714. Chacun se peint sans y penser, monsieur, dans ce qu'il écrit. La lettre que j'ai reçue au retour d'un voyage ressemble à tout ce que j'entends dire de votre personne. Aussi ce portrait est-il fait de bonne main. Il me donneroit un vrai desir de voir celui qu'il représente. Votre conversation doit être encore plus aimable que vos écrits mais Paris vous retient; vos amis disputent à qui vous aura, et ils ont raison. Je ne pourrois vous espérer à mon tour que par un enlèvement de la main de

M. Destouches.

Omitte mirari beatæ

:

Fumum, et opes, strepitumque Romæ. Plerumque gratæ divitibus vices '.

Nous vous retiendrions ici comme les preux chevaliers étoient retenus par enchantement dans les vieux châteaux. Ce qui est de réel est que vous seriez céans libre comme chez vous, et aussi aimé que vous l'êtes par vos anciens amis. Je serois charmé de vous entendre raisonner avec autant de justesse sur les questions les plus épineuses de la théologie, que sur les ornements les plus fleuris de la poésie. Vous savez (j'en ai la preuve en main) transformer le poëte en théologien. D'un côté, vous avez réveillé l'émulation pour les prix de l'Académie par un discours d'une très judi

HOR.. lib. II, od. xxix, v. 11-13.

cieuse critique, et d'un tour très élégant; de l'autre, vous réfutez en peu de mots, dans la lettre que je garde, une très fausse et très dangereuse notion du libre arbitre, qui impose en nos jours à un grand nombre de gens d'esprit.

Au reste, monsieur, je me trouve plus heureux que je ne l'espérois. Est-il possible que je contente les deux partis des anciens et des modernes, moi qui craignois tant de les fâcher tous deux? Me voilà tenté de croire que je ne suis pas loin du juste milieu, puisque chacun des deux partis me fait l'honneur de supposer que j'entre dans son véritable sentiment. C'est ce que je puis desirer de mieux, étant fort éloigné de l'esprit de critique et de partialité. Encore une fois, j'abandonne sans peine les dieux et les héros d'Homère; mais ce poëte ne les a pas faits, il a bien fallu qu'il les prit tels qu'il les trouvoit ; leurs défauts ne sont pas les siens. Le monde idolâtre et sans philosophie ne lui fournissoit que des dieux qui déshonoroient la divinité, et que des héros qui n'étoient guère honnêtes gens. C'est ce défaut de religion solide et de pure morale qui a fait dire à saint Augustin' sur ce poëte Dulcissime vanus est... Humana ad deos transferebat. Mais enfin la poésie est, comme la peinture, une imitation. Ainsi Homère atteint au vrai but de l'art quand il représente les objets avec grace, force et vivacité. Le sage et savant Poussin auroit peint le Guesclin et Boucicaut simples et couverts de fer, pendant que Mignard auroit peint les courtisans du dernier siècle avec des fraises ou des collets montés, ou avec des canons, des plumes, de la broderie et des cheveux frisés. Il faut observer le vrai, et peindre d'après nature. Les fables mêmes qui ressemblent aux contes des fées ont je ne sais quoi qui plaît aux hommes les plus sérieux on redevient volontiers enfant, pour lire les aventures de Baucis et de Philémon, d'Orphée et d'Eurydice. J'avoue qu'Agamemnon a une arrogance grossière, et Achille un naturel féroce; mais ces caractères ne sont que trop vrais et que trop fréquents. Il faut les peindre pour corriger les mœurs. On prend plaisir à les voir peintes fortement par des traits hardis. Mais pour les héros des romans, ils n'ont rien de naturel; ils sont faux, doucereux et fades. Que ne dirions-nous point là-dessus, si jamais Cambrai pouvoit vous posséder? Une douce dispute animeroit la conversation.

O noctes cœnæque deum, quibus ipse, meique,
Ante larem proprium vescor.

Confess., lib. 1. cap. xiv; n. 23, tom. 1, pag. 78.

Sermo oritur non de villis, domibusve alienis....

... Sed quod magis ad nos Pertinet, et nescire malum est, agitamus: utrumne Divitiis homines, an sint virtute beati *?

me rendre. Nous passerons de là aux matières plus importantes. La raison me parlera par votre bouche, et vous connoîtrez à mon attention si je l'aime. Voilà l'enchantement que je me promets,

Vous chantiez quelquefois, monsieur, ce qu'A- et malheur à qui me viendra désenchanter! pollon vous inspiroit.

Tum vero in numerum Faunosque ferasque videres
Ludere ; tum rigidas molare cacumina quercus 2.

[blocks in formation]

Le parti en est pris, je me ferai enlever par M. Destouches, dès qu'il voudra bien se charger de moi, et j'irai me livrer aux enchantements de Cambrai. Vous voulez bien m'y promettre de la liberté et de l'amitié. Je profiterai si bien de l'une et de l'autre, que je vous en serai peut-être incommode. Je Vous engagerai à parler de toutes les choses que j'ai intérêt d'apprendre; et je ne rougirai point de vous découvrir toute mon ignorance, puisque l'amitié vous intéresse à m'instruire. Pour l'affaire d'Homère, il me semble, monseigneur, qu'elle est presque vidée entre vous et moi. J'ai prétendu seulement que l'absurdité du paganisme, la grossièreté de son siècle, et le défaut de philosophie, lui avoient fait faire bien des fautes; vous en convenez, et je conviens aussi avec vous que ces fautes sont celles de son temps, et non pas les siennes. Vous adoptez encore le jugement que saint Augustin porte d'Homère. Il dit de ce poète qu'il est très agréablement frivole: le frivole tombe sur les choses, l'agréable tombe en partie sur l'expression; et puisque mes censures ne s'étendent jamais qu'aux choses, me voilà d'accord avec saint Augustin et avec vous. Mais, monseigneur, comme une douce dispute est l'ame de la conversation, je m'attends bien, quand j'aurai l'honneur de m'entretenir avec vous, à réveiller là-dessus de petites querelles. Je vous dirai, par exemple, qu'Homère a eu tort de donner à un homme aussi vicieux qu'Achille des qualités si brillantes, qu'on l'admire plus qu'on ne le hait. C'est, à mon avis, tendre un piége à la vertu de ses lecteurs, que de les intéresser pour des méchants. Vous me répondrez, j'insisterai; les choses s'éclairciront, et je prévois avec plaisir que je finirai toujours par

'HORAT., Serm., lib. 11, sat. vi, v. 65-74. VIRGIL.. Ecl., VI. v, 27, 28.

Je suis, monseigneur, avec tous les sentiments que vous me connoissez, etc.

00000000

JUGEMENT DE FENELON

SUR UN POETE DE SON TEMPS.

J'ai lu, monsieur, avec un grand plaisir l'ouvrage de poésie* que vous m'avez fait la grace de m'envoyer. Je ne parlerois pas à un autre aussi librement qu'à vous; et je ne vous dirai même ma pensée qu'à condition que vous n'en expliquerez à l'auteur que ce qui peut lui faire plaisir, sans m'exposer à lui faire la moindre peine. Ses vers sont pleins, ce me semble, d'une poésie noble et hardie; il pense hautement; il peint bien et avec force; il met du sentiment dans ses peintures, chose qu'on ne trouve guère en plusieurs poëtes de notre nation. Mais je vous avoue que, selon mon foible jugement, il pourroit avoir plus de douceur et de clarté. Je voudrois un je ne sais quoi, qui est une facilité à laquelle il est très difficile d'atteindre. Quand on est hardi et rapide, on court risque d'être moins clair et moins harmonieux. Les beaux vers de Malherbe sont clairs et faciles comme la prose la plus simple, et ils sont nombreux comme s'il n'avoit songé qu'à la seule harmonie. Je sais bien, monsieur, que cet assemblage de tant de choses qui semblent opposées est presque impossible dans une versification aussi gênante que la nôtre. De là vient que Malherbe, qui a fait quelques vers si beaux et si parfaits suivant le langage de son temps, en a fait tant d'autres où l'on le méconnoît. Nous avons vu aussi plusieurs poëtes de notre nation qui, voulant imiter l'essor de Pindare, ont eu quelque chose de dur et de raboteux. Ronsard a beaucoup de cette dureté, avec des traits hardis. Votre ami est infiniment plus doux et plus régulier. Ce qu'il peut y avoir d'inégal en lui n'est en rien comparable aux inégalités de Malherbe; et j'avoue que ma critique, trop rigoureuse, n'a presque rien à lui reprocher, et est forcée de le louer presque partout. Ce qui me rend si difficile est que je voudrois qu'un court ouvrage de poésie fût fait comme Horace dit que les ouvrages des

* C'étoit, à ce que nous croyons, les Poésies choisies de J.-B ROUSSEAU.

258

Grecs étoient achevés, ore rotundo. Il ne faut ! prendre, si je ne me trompe, que la fleur de chaque objet, et ne toucher jamais que ce qu'on peut embellir. Plus notre versification est gênante, moins il faut hasarder ce qui ne coule pas assez facilement. D'ailleurs, la poésie forte et nerveuse de cet auteur m'a fait tant de plaisir, que j'ai une espèce d'ambition pour lui, et que je voudrois des choses qui sont peut-être impossibles en notre langue. Encore une fois, je vous demande le secret, et je vous supplie de m'excuser sur ce que des eaux que je prends, et qui m'embarrassent un peu la tête, m'empêchent d'écrire de ma main. Il n'en est pas de même du cœur; car je ne puis rien ajouter, sieur, aux sentiments très vifs d'estime avec lesquels je suis votre, etc.

POÉSIES.

ODE

A L'ABBÉ DE LANGERON.

DESCRIPTION du prieuré dE CARENAC*.

Montagnes ** de qui l'audace Va porter jusques aux cieux Un front d'éternelle glace, Soutien du séjour des dieux; Dessus vos têtes chenues

Je cueille au-dessus des nues Toutes les fleurs du printemps. A mes pieds, contre la terre, J'entends gronder le tonnerre, Et tomber mille torrents.

Semblables aux monts de Thrace, Qu'un géant audacieux

Sur les autres monts entasse

Pour escalader les cieux,

Vos sommets sont des campagnes Qui portent d'autres montagnes; Et, s'élevant par degrés,

mon

[merged small][ocr errors][merged small]

De leurs orgueilleuses têtes Vont affronter les tempêtes De tous les vents conjurés.

Dès que la vermeille Aurore
De ses feux étincelants
Toutes ces montagnes dore,
Les tendres agneaux bêlants
Errent dans les pâturages;
Bientôt les sombres bocages,
Plantés le long des ruisseaux,
Et que les zéphyrs agitent,
Bergers et troupeaux invitent
A dormir au bruit des eaux.

Mais dans ce rude paisage,
Où tout est capricieux
Et d'une beauté sauvage,
Rien ne rappelle à mes yeux
Les bords que mon fleuve arrose;
Fleuve où jamais le vent n'ose
Les moindres flots soulever,
Où le ciel serein nous donne
Le printemps après l'automne,
Sans laisser place à l'hiver.

Solitude *, où la rivière
Ne laisse entendre autre bruit
Que celui d'une onde claire
Qui tombe, écume et s'enfuit;
Où deux îles fortunées,
De rameaux verts couronnées,
Font pour le charme des yeux
Tout ce que le cœur desire;
Que ne puis-je sur ma lyre
Te chanter du chant des dieux!

De zéphyr la douce haleine,
Qui reverdit nos buissons,
Fait sur le dos de la plaine
Flotter les jaunes moissons
Dont Cérès emplit nos granges;
Bacchus lui-même aux vendanges
Vient empourprer le raisin,
Et, du penchant des collines,
Sur les campagnes voisines
Verse des fleuves de vin.

Je vois au bout des campagnes, Pleines de sillons dorés, S'enfuir vallons et montagnes

* Cette solitude est le prieuré de Carenac, situé sur les bords de la Dordogne.

[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small][merged small]
« PredošláPokračovať »