Obrázky na stránke
PDF
ePub

marcher vers l'avenir: il l'emprisonne dans le connu ; tandis qu'elle a pour devoir d'aspirer et de tendre courageusement vers l'inconnu. Je ne crois pas qu'on puisse imaginer une doctrine plus mauvaise qu'un système qui prescrit à l'esprit humain de s'arrêter, en lui assurant que dorénavant il ne se présentera plus rien de nouveau à découvrir, et que tout son travail devra maintenant consister à passer en revue les choses du passé, pour tuer son temps et ne pas s'ennuyer sur la terre. C'est pour ainsi dire étouffer l'avenir sans lequel le présent et le passé perdent, pour les hommes, la moitié de leur prix et le meilleur de leurs profits. La vérité antique et éternelle est assurément un bien incomparable; mais comme les esprits finis ne la possèdent pas dans son entier, elle devient beaucoup plus précieuse à mesure qu'elle croît à nos yeux en étendue et en éclat. La vérité antique est perpétuelle ; mais elle ne serait point telle si elle était une chose morte et non pas une chose vivante, si elle n'allait pas en se développant successivement dans l'avenir, comme elle l'a fait dans les temps passés. Je ne sais pas même si l'on pourrait trouver une vanité plus ridicule, et une prétention plus illégitime que celles des éclectiques. Nous pouvons leur demander comment il nous a été réservé, à nous, hommes du dix-neuvième siècle, de nous arrêter dans la recherche de la vérité? Hier encore ily avait quelque chose à découvrir, et la science, selon eux, n'était point mûre avant Hégel, puisqu'ils lui ont emprunté la substance de leur philosophie. Or, comment la veine de la vérité s'est-elle tarie tout d'un coup? Et comment ce bonheur, -nous devons dire ce malheur, est-il arrivé à notre époque. Cette cessation subite de la fécondité philosophique à une époque plutôt qu'à une autre, est une supposition si arbitraire et si peu plausible, qu'elle n'a pas besoin de réfutation.

[ocr errors]

Que la philosophie se soit fourvoyée du droit chemin ;

c'est ce que j'ai déjà commencé à démontrer et ce qui, je l'espère, résultera pleinement et avec évidence de la suite de ce livre. J'ai aussi indiqué les causes de cet égarement, lequel n'aurait pas été possible, si avant Descartes la science eût été mûre et complète. Cela montre que ceux qui cultivent aujourd'hui la philosophie, outre qu'ils doivent la ramener vers ses principes, sont encore dans l'obligation de la perfectionner et de la porter à ce degré de précision et de rigueur qui peut en mettre les bases à l'abri de tout danger, et en empêcher toute déviation ultérieure. Ainsi le devoir du philosophe aujourd'hui est de deux sortes: il doit renouveler le dépôt traditionnel et lui donner la forme virile de science, afin qu'elle soit en état de procéder à de nouvelles conquêtes. Acquérir et inventer sont les deux fonctions de la philosophie, comme de toute vraie science. Et on dit qu'une science est à sa maturité quand ses principes et sa méthode sont si bien établis qu'ils ne sont contestés par aucun homme sensė, comme cela a lieu pour les mathématiques et pour une grande partie des sciences physiques. Du reste, la stérilité dont les éclectiques accusent aujourd'hui la science spéculative, ne doit pas nous étonner, si au lieu de parler de la science en elle-même, il est question de la leur. Le psychologisme professé par eux a réellement fait son temps, et le sommeil léthargique, dans lequel il est plongé, est un symptôme d'agonie, si ce n'est pas un effet de la mort. Cela seul suffirait pour en démontrer la fausseté; car le règne de l'erreur n'est pas éternel, tandis que la bonne philosophie doit durer autant que la vérité, qui est divine et immortelle.

L'éclectisme en philosophie, comme l'imitation dans les lettres et dans les arts, est un moyen et non pas une fin; une méthode, et non une science; une préparation et non pas unc entreprise; un moyen de s'accoutumer à créer de son propre

fonds, et non pas une œuvre qui puisse suppléer à un semblable devoir. L'invention en tout genre exige la culture et la maturité de l'esprit, et les jeunes gens ne pouvant avoir ni l'une ni l'autre, il est naturel qu'ils ne soient pas créateurs, mais qu'ils se préparent à le devenir avec le temps. Et comme dans les belles-lettres et dans les beaux-arts l'étude des grands modèles forme l'homme de talent à la composition, et le met en état de se faire, par ses propres travaux, la réputation d'écrivain ou d'artiste; ainsi, l'étude des grands penseurs est un exercice utile à quiconque veut philosopher. Mais l'apprentissage n'est pas la science, et l'école n'est pas la profession; et le procédé des éclectiques n'est pas plus propre à former le parfait philosophe, que l'escrime ou la copie ne sont suffisantes pour faire le guerrier illustre, ou l'artiste habile.

De plus, l'éclectisme, considéré comme science, s'appuie sur quelques suppositions également fausses. D'abord, si son procédé est légitime, il faut en inférer nécessairement que l'homme peut créer la science, en choisissant les vérités éparses et en les réunissant ensemble en un système unique. Mais, de grâce, quelle est la règle dont il faut se servir pour distinguer dans les opinions des autres le vrai du faux? Ce ne peut être l'évidence intrinsèque et immédiate des doctrines; car, hormis les axiomes, l'évidence de la vérité n'est point immédiate, et dérive des principes, ce qui fait qu'elle ne s'obtient que par le moyen de la déduction. Mais l'enchaînement logique des propositions ne peut être aperçu que lorsque chacune d'elles se trouve placée dans le rang qu'elle doit occuper et en face des principes; d'où il suit que les propositions doctrinales, prises isolément, ne peuvent être tenues ni pour vraies ni pour fausses, hors le cas où elles sont axiomatiques. Pour les éprouver et en peser la valeur, faut donc les placer au point de vue qui leur est propre, en

T. II.

9

il

leur donnant dans la théorie cette attitude et cet aspect qui sont nécessaires pour en faire apercevoir les faces nombreuses et pour les mettre en lumière. Or, selon les éclectiques, parmi les diverses écoles qui ont fleuri jusqu'ici, aucune ne peut se vanter d'avoir atteint le but: toutes sont défectueuses ou ne possèdent que quelques vérités sans liaison, vagues, imparfaites, mêlées de beaucoup d'erreurs, et dépourvues de la perspective nécessaire. Il est donc nécessaire de posséder en propre la vraie philosophie, pour s'en servir comme de pierre de touche et de règle dans le choix que l'on a à faire; dans ce cas l'éclectisme devient inutile, à moins qu'on ne veuille le considérer comme un simple appendice, ou tout au plus comme une confirmation de la science.

Mais les éclectiques présupposent encore que la philosophie ne se trouve nulle part dans le monde, quand ils nous conseillent de la fabriquer en recherchant et en combinant ensemble les diverses opinions des philosophes (35). Ils admettent, il est vrai, sa préexistence, comme doctrine non réunie en corps, et divisée entre un grand nombre de têtes et de livres; mais ils lui refusent cette unité organique dans laquelle réside l'essence de la connaissance scientifique. Dans ce cas, il faudrait dire que la philosophie est une science d'un genre tout-à-fait particulier; car je ne sache pas que quelqu'un ait jusqu'ici conseillé l'éclectisme aux naturalistes, aux physiciens, aux chimistes, aux mathématiciens. Il est bien vrai que ceuxci réunissent peu à peu, en un seul corps, les découvertes qui se font, qu'ils les épurent, les élaborent et les perfectionnent; mais ce n'est pas là l'éclectisme. Car la science avec ses principes, sa méthode, ses progrès fondamentaux, est déjà toute formée et réunie en un seul corps; les nouveaux incréments qu'on y ajoute, comme des molécules inorganiques qui se joignent à une composition organique, ne la font donc

point, mais l'augmentent seulement; ce sont comme des éléments nutritifs au moyen desquels le savoir se fortifie et renouvelle en quelque sorte son sang. Mais la science subsiste déjà, et les découvertes qui se font l'augmentent et ne la créent pas. Pour que le système des philosophes éclectiques soit bon, il faut donc dire que la philosophie se trouve dans une condition spéciale; que son laborieux enfantement n'a pu avoir lieu dans l'espace de tant de siècles et par l'œuvre de tant de génies merveilleux et sublimes qui s'y sont employės; et enfin que c'est seulement de nos jours que la difficulté à été vaincue par l'habileté ou le bonheur de M. Cousin et de ses disciples: c'est selon moi chose peu aisée à établir.

La philosophie est créée depuis long-temps, disent les éclectiques; mais elle est dispersée. Bien ; mais une doctrine dispersée ne peut être la philosophie, pas plus que les membres disséqués ne composent l'homme. La philosophie est un organisme dont la substance consiste dans les principes et la méthode; car, quand même les principes et la méthode ne seraient pas appliqués, c'est-à-dire fécondés par le moyen de la parole, on aurait néanmoins la partie vitale de la science, qui consiste dans l'organisation des principes, et dans les lois méthodiques qui en résultent. Or, je demande aux éclectiques si cette philosophie se trouve ou ne se trouve pas dans le monde. On ne peut plus répondre qu'elle se trouve disséminée dans les divers systèmes, puisque son essence consiste à faire un tout harmonique et bien organisé. Il faut donc en nier décidément l'existence. Dans ce cas, la réfutation de l'éclectisme sera un corollaire de mon ouvrage tout entier; car je prouverai plus loin que la philosophie, réduite à ses éléments intégrants, est aussi ancienne que le monde et que la pensée

humaine.

Cette nouvelle méthode, que les éclectiques introduisent

« PredošláPokračovať »