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valle qu'entre les accès où elle parvient au dernier degré : ceux-ci reviennent à des époques réglées, et le misérable tombe ensuite dans un sommeil d'abattement nécessaire à la nature, pour réparer ses forces épuisées, et pouvoir recommencer cette carrière de douleurs. Dans Châteaubrun, c'est un simple Troyen qui a blessé Philoctète d'une flêche empoisonnée. Que peut-on se promettre d'extraordinaire d'un événement si commun? Tout soldat y étoit exposé dans les guerres de ce temps comment donc n'a-t-il des suites si terribles, que pour le seul Philoctète? Et puis, un poison naturel qui opère neuf années entières sans produire la mort, est beaucoup plus invraisemblable que tout le merveilleux mythologique, dont Sophocle entoure son sujet.

2. Après avoir rendu si grandes et si terribles les souffrances corporelles de son héros, il sentit pourtant fort bien qu'elles ne suffiroient pas seules pour exciter un degré considérable de pitié. Il les joignit donc à d'autres maux, qui seuls ne pouvoient pas non plus produire un bien grand effet, mais qui, par cette réunion, reçurent une teinte

mélancolique, qu'ils communiquèrent à leur tour aux douleurs du corps. Ces maux furent la privation totale de la société des hommes, la faim et toutes les incommodités de la vie, qui suivent cette privation dans un lieu sauvage e. Qu'on suppose un homme isolé ainsi, mais qu'on lui donne de la santé, des forces, de l'industrie de l'industrie, on en fera un autre Robinson, dont la destinée ne nous sera point indifférente, mais qui n'aura que de foibles droits à notre pitié. Il est rare, en effet, que nous soyons assez satisfaits de la société des hommes, pour que le calme dont nous jouissons loin d'elle, ne nous semble pas fort attrayant, sur-tout si l'on y joint l'idée, toujours flatteuse pour chaque individu, que nous pouvons apprendre peu

à

peu à nous passer du secours des autres. De l'autre côté, qu'on frappe un homme de la maladie la plus douloureuse, d'un mal incurable; mais qu'on le suppose environné d'amis complaisans, qui ne le laissent manquer de rien, qui soulagent ses maux autant qu'il est en leur puissance, avec lesquels il puisse s'abandonner sans contrainte à ses plaintes, à ses gémissemens : nous aurons pitié de lui, sans doute, mais ce sentiment

se lassera bientôt ; on lèvera enfin les épaules: qu'il prenne patience, dira-t-on. Ce n'est que lorsque ces deux genres de malheurs se réunissent dans la même personne, lorsque l'homme isolé n'a point l'usage de ses forces, lorsque le malade, privé des secours d'autrui comme des siens propres, fait retentir ses déserts d'inutiles gémissemens ; c'est alors, dis-je, que nous voyons tous les maux qui peuvent affliger la nature humaine frapper à-la-fois sur un malheureux, et que la simple idée de nous mettre un instant à sa place, nous fait frissonner et nous glace d'effroi. Nous ne voyons en lui que le désespoir sous sa forme la plus terrible, et jamais la pitié n'est plus puissante, jamais elle ne pénètre plus profondément l'ame entière, que lorsqu'elle se mêle à des idées de désespoir. De ce genre est la compassion que nous éprouvons pour Philoctète, et l'instant où nous l'éprouvons le plus fortement, est celui où nous lui voyons enlever jusqu'à son arc, cet unique et dernier moyen de soutenir sa triste existence. Que dire donc de l'auteur français qui n'a point eu d'esprit pour comprendre, point de coeur pour sentir cette situation, ou qui, s'il l'a comprise

et sentie, a pu la sacrifier au misérable goût de son pays? Châteaubrun donne de la société à son Philoctète : il lui amène une princesse dans son île déserte, et, qui plus est, il donne à cette princesse une gouvernante, dont je crois qu'en vérité lui-même auroit eu grand besoin. Il omet en entier cet heureux incident de l'arc enlevé, et fait jouer de beaux yeux à la place. Il est vrai que l'arc et les flèches auroient paru quelque chose de fort comique aux jeunes héros français, et que rien n'est plus sérieux, au contraire, que la colère de deux beaux yeux. Ainsi, tandis que le poète grec nous tourmente par l'affreuse inquiétude de voir le malheureux Philoctète abandonné sans armes dans son île, pour y périr misérablement; le Français, qui connoît une route plus sûre pour aller au cœur, nous fait craindre que le fils d'Achille ne soit forcé de partir sans sa princesse. Et voilà ce que les critiques de Paris ont appelé triompher des anciens ! Voilà la tragédie que l'un d'eux proposa de nommer La difficulté vaincue!

1

3. Après avoir considéré l'effet du tout,

Mercure de France, avril 1755, p. 177.

examinons en particulier les scènes où Philoctète n'est plus un malade abandonné, où il a l'espérance de quitter bientôt son désert, et de rentrer dans son royaume; où ses maux se bornent, par conséquent, à sa blessure douloureuse. Il gémit, il crie, il est attaqué des plus affreuses convulsions. Voilà sur quoi tombe proprement le reproche fait au poète grec d'avoir choqué la bienséance. Ce reproche a pour auteur un Anglais, et par conséquent, un homme qu'on ne sauroit soupçonner d'une fausse délicatesse : aussi se fonde-t-il sur de bonnes raisons, comme nous l'avons déjà fait entendre. Selon lui', toutes les sensations, toutes les passions qui ne peuvent se communiquer que très-foiblement aux autres, deviennent choquantes dans le sujet, dès qu'il les exprime trop violemment. << Par cette raison, dit-il, rien n'est

«

plus malséant, plus indigne d'un homme, << que de ne pouvoir supporter patiemment «< la douleur même la plus vive, et de se << laisser aller aux pleurs et aux cris. Il est << vrai qu'il existe une sympathie pour les

› Adam Smith, Theory of the moral sentiments.. Sect. 2. cap. I,

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