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CHAPITRE XXXVI.

Du ieune Caton.

binet, ou au bout de la langue, comme au bout de l'aureille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant l'essence; car le proufit, la gloire, la crainte, l'accoustumance, et aultres telles causes estrangieres, nous acheminent à les produire. La iustice, la vaillance, elles

la debonnaireté que nous exerceons lors, mille

Ie n'ay point cette erreur commune, de iuger d'un aultre selon que ie suis : i'en croy ayseement des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, ie n'y oblige pas le monde, comme chascun faict; et croy et conçoy contraires façons de vie; et au rebours du commun, receoy plus facilement la difference que la ressemblance en nous. Ie descharge, tant qu'on veult, un aultre estre de mes conditions et principes, et le considere simplement en lui mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour n'estre continent, ie ne laisse d'advouer sincerement la continence des feuillants et des capuchins, et de bien trouver l'air de leur train: ie m'insinue par imagination fort bien en leur place; et les ayme et les honnore d'autant plus qu'ils sont aultres que moy. Ie desire singulierement qu'on nous iuge chascun à part soy, et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere aulcunement les opinions que ie dois avoir de la force et vigueur de ceulx qui le meritent. Sunt qui nihil suadent, quam quod se imitari posse confidunt1. Rampant au limon de la terre, ie ne laisse pas de remarquer iusques dans les nues la haulteur inimitable d'aulcunes ames heroïques. C'est beaucoup pour moy d'avoir le iugement reiglé, si les effects ne le peuvent estre, et maintenir au moins cette maistresse partie exempte de corruption : c'est que chose d'avoir la volonté bonne, quand les iambes me faillent. Ce siecle auquel nous vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé, que, ie ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu en est à dire : et semble que ce ne soit aultre chose qu'un iargon de college;

Virtutem verba putant, ut

peuvent estre ainsi nommees pour la consideration d'aultruy et du visage qu'elles portent en publicque; mais chez l'ouvrier, ce n'est aulcunement vertu : il y a une aultre fin proposee, aultre cause mouvante. Or la vertu n'advoue rien, que ce qui se faict par elle et pour elle seule.

En cette grande battaille de Potidee', que les Grecs soubs Pausanias gaignerent contre Mardonius et les Perses, les victorieux, suyvant leur coustume, venants à partir entre eulx la gloire de l'exploict, attribuerent à la nation spartiate la precellence de valeur en ce combat. Les Spartiates, excellents iuges de la vertu, quand ils veindrent à decider à quel particulier de leur nation debvoit demourer l'honneur d'avoir le mieulx faict en

cette iournee, trouverent qu'Aristodeme s'estoit le plus courageusement hazardé; mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, parce que sa vertu avoit esté incitee du desir de se purger du reproche qu'il avoit encouru au faict des Thermopyles, et d'un appetit de mourir courageusement pour guarantir sa honte passee.

Nos iugements sont encores malades, et suyvent la depravation de nos mœurs. Ie veoy la quel-pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines: grande subtilité ! Qu'on me donne l'action la plus excellente et pure, ie m'en vois y fournir vraysemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veult estendre, quelle diversité d'images ne souffre nostre interne volonté ! Ils ne font pas tant malicieusement, que lourdement et grossierement, les ingenieux à tout leur mesdisance.

Lucum ligna 2; quam vereri deberent, etiam si percipere non possent3; c'est un affiquet à pendre en un ca

Il y a des gens qui ne conseillent que ce qu'ils croient pouvoir imiter. Montaigne parait citer de mémoire cette phrase de Cicéron, Orator, c. 7: Nunc tantum quisque laudat, quan

La mesme peine qu'on prend à detracter de ces grands noms, et la mesme licence, ie la tum se posse sperat imitari; ou plutôt ce passage des Tuscu- prendroy volontiers à leur prester quelque tour

lanes, II, 1: Reperiebantur nonnulli, qui nihil laudarent, nisi quod se imitari posse confiderent. J. V. L.

2 Ils croient que la vertu n'est qu'un mot, comme ils ne voient que du bois à brûler dans un bois sacré. HORACE, Epist. I, 6, 31.

3 La vertu qu'ils devraient respecter, quand même ils ne pourraient la comprendre. Cic. Tusc. quæst. V, 2. Montaigne applique à la vertu ce que Cicéron dit de la philosophie et de ceux qui osent la blâmer. C.

d'espaule pour les haulser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du monde par le consentement des sages, ie ne me feindroy pas de les

L'auteur a mis par méprise Potidée, au lieu de Platée. Voyez CORNELIUS NÉPOS, Paus. c. 1; et surtout HÉRODOTE, IX, 70. J. V. L.

res en icelle sa faculté d'en attirer d'aultres : et il se veoid plus clairement aux theatres, que l'inspiration sacree des Muses, ayant premierement agité le poëte à la cholere, au dueil, à la hayne, et hors de soy, où elles veulent, frappe encores par le poëte l'acteur, et par l'acteur consecutivement tout un peuple; c'est l'enfileure de nos aiguilles suspendues l'une de l'aultre 1. Dez ma premiere enfance, la poësie a cu cela, de me transpercer et transporter; mais ce ressentiment bien vif, qui est naturellement en moy, a esté diversement manié par diversité de formes, non tant plus haultes et plus basses (car c'estoient tousiours des plus haultes en chasque espece), comme differentes en couleur: premierement, une fluidité gaye et in genieuse; depuis, une subtilité aiguë et relevee; enfin, une force meure et constante. L'exemple le dira mieulx; Ovide, Lucain, Virgile.

recharger d'honneur, autant que mon invention | seulement attire une aiguille, mais infond encopourroit, en interpretation et favorable circonstance: et il fault croire que les efforts de nostre invention sont loing au dessoubs de leur merite. C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse; et ne nous messieroit pas, quand la passion nous transporteroit à la faveur de si sainctes formes. Ce que ceulx cy font au contraire, ils le font ou par ce vice de ramener leur creance à leur portee, dequoy ie viens de parler; ou comme ie pense plustost, pour n'avoir pas la veue assez forte et assez nette, ny dressee à concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naïfve: comme Plutarque dict que de son temps aulcuns attribuoient la cause de la mort du ieune Caton à la crainte qu'il avoit eue de Cesar; dequoy il se picque avecques raison et peult on iuger par là combien il se feust encore plus offensé de ceulx qui l'ont attribuee à l'ambition. Sottes gents! Il eust bien faict une belle action, genereuse et iuste, plustost avecques ignominie que pour la gloire. Ce personnage là feut veritablement un patron que nature choisit pour monstrer iusques où l'humaine vertu et fermeté pouvoit attaindre.

Mais voylà nos gents sur la carriere : Sit Cato, dum vivit, sane vel Cæsare maior2, dict l'un;

Et invictum, devicta morte, Catonem 3, dict l'aultre; et l'aultre, parlant des guerres civiles d'entre Cesar et Pompeius,

Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni 4; et le quatriesme sur les louanges de Cesar,

Et cuncta terrarum subacta, Præter atrocem animum Catonis 5; et le maistre du chœur, aprez avoir estalé les noms des plus grands Romains en sa peincture, finit en cette maniere,

Mais ie ne suis pas icy à mesme pour traicter ce riche argument: ie veulx seulement faire luicter ensemble les traicts de cinq poëtes latins sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton, et par incident pour le leur aussi. Or debvra l'enfant bien nourry trouver, au prix des aultres, les deux premiers traisnants; le troisiesme plus verd, mais qui s'est abbattu par l'extravagance de sa force: il estimera que là il y auroit place à un ou deux degrez d'invention encores pour arriver au quatriesme, sur le poinct duquel il ioindra ses mains par admiration au dernier, premier de quelque espace, mais laquelle espace il iurera ne pouvoir estre remplie par nul esprit Comme nous pleurons et rions d'une mesme humain, il s'estonnera, il se transira.

Voycy merveille : nous avons bien plus de poëtes que de iuges et interpretes de poësie; il est plus aysé de la faire que de la cognoistre. A certaine mesure basse, on la peult iuger par les preceptes et par art: mais la bonne, la supreme, la divine, est au dessus des reigles et de la raison. Quiconque en discerne la beaulté d'une veue ferme et rassise, il ne la veoid pas, non plus que la splendeur d'un esclair : elle ne practique point nostre iugement; elle le ravit et ravage. La fureur qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores un tiers à la luy ouyr traicter et reciter; comme l'aimant non

His dantem iura Catonem 6.
CHAPITRE XXXVII.

chose.

Quand nous rencontrons dans les histoires qu'Antigonus sceut tres mauvais gré à son fils de luy avoir presenté la teste du roy Pyrrhus, son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre

Toutes ces images sont prises de l'Ion de Platon. Voyez les Pensées de ce philosophe, p. 162, éd. de 1824. J. V. L. 2 Que Caton soit pendant sa vie plus grand même que César. MARTIAL, VI, 32

3 Et Caton indomptable, ayant dompté la mort. MANILIUS, Astronom. IV, 87.

4 Les dieux sont pour Cèsar, mais Caton suit Pompée. LuCAIN, I, 128.

5 Tout le monde à ses pieds, hormis le fier Caton. HORACE, Od. II, I,

6

23.

Et Caton, qui leur dicte des lois. VIRG. Énéid. VIII, 670.

tué combattant contre luy, et que l'ayant veue, il se print bien fort à pleurer'; et que le duc René de Lorraine plaingnit aussi la mort du duc Charles de Bourgoigne qu'il venoit de desfaire', et en porta le dueil en son enterrement; et qu'en la battaille d'Auroy 3, que le comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois, sa partie pour le duché de Bretaigne, le victorieux rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand dueil, il ne fault pas s'escrier soubdain,

E così avven, che l'animo ciascuna Sua passion sotto 'l contrario manto Ricopre, con la vista or' chiara, or' bruna 4. Quand on presenta à Cesar la teste de Pompeius, les histoires 5 disent qu'il en destourna sa veue, comme d'un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entre eulx une si longue intelligence et societé au maniement des affaires publicques, tant de communauté de fortunes, tant d'offices reciproques et d'alliances, qu'il ne fault pas croire que cette contenance feust toute faulse et contrefaicte, comme estime cet aultre :

Tutumque putavit

Iam bonus esse socer; lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitusque expressit pectore læto 6;

car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu'il puisse quelquesfois estre vray,

Heredis fletus sub persona risus est 7,

si est ce qu'au iugement de ces accidents, il fault considerer comme nos ames se treuvent souvent agitees de diverses passions. Et tout ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une assemblee de diverses humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en nos ames, bien qu'il y ayt divers mouvements qui les agitent, si fault il qu'il y en ayt un à qui le champ demeure; mais ce n'est

1 PLUTARQUE, Vie de Pyrrhus, vers la fin. C. 2 Devant Nanci, en 1477. C.

3 Ou d'Auray, près de Vannes. Cette bataille fut livrée sous Charles V, le 29 septembre 1364. J. V. L.

4 C'est ainsi que l'âme couvre ses mouvements secrets sous une apparence contraire, triste sous un visage gai, gaie sous un visage triste. PÉTRARQUE, fol. 23 de l'éd. de Gab. Giolito, 1545.

5 PLUTARQUE, Vie de César, c. 13. C.

6 Dès qu'il crut pouvoir sans péril se montrer sensible aux malheurs de son gendre, il répandit quelques larmes forcées, et arracha quelques gémissements d'un cœur rempli de joie. LUCAIN, IX, 1037.

7 Les pleurs d'un héritier sont des ris sous le masque.
PUBLIUS SYRUS, apud A. Gellium, XVII, 14.
Traduction de mademoiselle de Gournay)

pas avecques si entier advantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent une courte charge à leur tour. D'où nous veoyons non seulement les enfants, qui vont tout naïfvement aprez la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose : mais nul d'entre nous ne se peult vanter, quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encores, au despartir de sa famille et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage; et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met il le pied à l'estrier d'un visage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui eschauffe le cœur des filles bien nees, encores les depend on à force du col de leurs meres pour les rendre à leurs espoux, quoy que die ce bon compaignon :

Estne novis nuptis odio Venus? anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Ubertim thalami quas intra limina fundunt?

Non, ita me divi, vera gemunt, iuverint '. Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy là mort, qu'on ne vouldroit aulcunement estre en vie. Quand ie tanse avecques mon valet, ie tanse du meilleur courage que i'aye; ce sont vrayes et non feinctes imprecations: mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy, ie luy bienferay volontiers; ie tourne à l'instant le feuillet. Quand ie l'appelle un badin 2, un veau, ie n'entreprens pas de luy coudre à iamais ces tiltres; ny ne pense me desdire, pour le nommer honneste homme tantost aprez. Nulle qualité ne nous embrasse purement et universellement. Si ce n'estoit la contenance d'un fol de parler seul, il n'est iour ny heure à peine en laquelle on ne m'ouïst gronder en moi mesme et contre moy, << Bran du fat! » et si n'entens pas que ce soit ma definition. Qui, pour me veoir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'aultre soit feincte, il est un sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il envoyoit noyer 3, sentit toutesfois l'esmotion de cet adieu maternel, et en eut horreur

1 Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées? ou se jouentelles de leurs parents par ces feintes larmes qu'elles versent en abondance à l'entrée de la chambre nuptiale? Que je meure, si ces larmes sont sincères! CATULLE, LXVI, 15.

2 Ce mot, du temps de Montaigne, avait, à ce qu'il parait, la signification de diseur de balivernes, de niaiseries. On a dit bade et badise, pour baliverne, bêtise. En Sologne et dans la Beauce, on dit encore bader, pour dire des riens. A. D.

3 C'est ce que dit Tacite, mais sans l'assurer si positivement que Montaigne : Nero... prosequitur abeuntem, arctius oculis et pectori hærens, sive explenda simulatione, seu perituræ matris supremus adspectus quamvis ferum animum re tinebat. Annal. XIV, 4. C.

et pitié. On dict que la lumiere du soleil n'est | L'une partie de son debvoir est iouee; laissons pas d'une piece continue, mais qu'il nous eslance luy en iouer l'aultre. si dru, sans cesse, nouveaux rayons les uns sur les aultres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entredeux :

Largus enim liquidi fons luminis, ætherius sol Inrigat assidue cœlum candore recenti, Suppeditatque novo confestim lumine lumen '. Ainsin eslance nostre ame ses poinctes diversement et imperceptiblement.

Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tansa de la soubdaine mutation de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesuree de ses forces au passage de l'Hellespont pour l'entreprinse de la Grece : il luy print premierement un tressaillement d'ayse à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'alaigresse et feste de son visage; et tout soubdain, en mesme instant, sa pensee luy suggerant comme tant de vies avoient à desfaillir au plus loing dans un siecle, il refrongna son front, et s'attrista iusques aux larmes 2.

Nous avons poursuyvi avecques resolue volonté la vengeance d'une iniure, et ressenty un singulier contentement de la victoire; nous en pleurons pourtant. Ce n'est pas de cela que nous pleurons; il n'y a rien de changé : mais nostre ame regarde la chose d'un aultre œil, et se la represente par un aultre visage; car chasque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres.

La parenté, les anciennes accointances et amitiez saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon leur condition; mais le contour en est si brusque qu'il nous eschappe.

Nil adeo fieri celeri ratione videtur, Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa. Ocius ergo animus quam res se perciet ulla, Ante oculos quorum in promptu natura videtur 3; et à cette cause, voulants de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon 4 pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le tyran; mais il pleure son frere.

Le soleil, source féconde de lumière, inonde le ciel d'un éclat sans cesse renaissant, et remplace continuellement ses rayons par des rayons nouveaux. LUCRÈCE, V, 282.

2 HÉRODOTE, VII, 45 et 46; PLINE, Epist. III, 7; VALÈRE MAXIME, IX, 13, ext. I. J. V. L.

3 Rien de si prompt que l'âme quand elle conçoit ou qu'elle agit: elle est plus mobile que tout ce que la nature nous met sous les yeux. LUCRÈCE, III, 183. D'autres lisent, quarum. 4 CORNELIUS NÉPOS, XX, 1; DIODORE, XVI, 65; PLUTARQUE, Timoléon, etc. J. V. L.

"

CHAPITRE XXXVIII.

De la solitude.

Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'actifve: et quant à ce beau mot dequoy se couvre l'ambition et l'avarice, que nous ne sommes pas nayz pour nostre particulier, ains pour le publicque,» rapportons nous en hardiement à ceulx qui sont en la dance; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire les estats, les charges, et cette tracasserie du monde ne se recherche plustost pour tirer du publicque son proufit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y poulse en nostre siecle, monstrent bien que la fin n'en vault gueres. Respondons à l'ambition, que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude: car que fuit elle tant que la societé? que cherche elle tant que ses coudees franches? Il y a dequoy bien et mal faire par tout. Toutesfois, si le mot de Bias est vray, « que la pire part c'est la plus grande 2, » ou ce que dict l'Ecclesiastique, « que de mille il n'en est pas un bon,

Rari quippe boni : numero vix sunt totidem quot
Thebarum portæ, vel divitis ostia Nili 3,

la contagion est tres dangereuse en la presse. Il fault ou imiter les vicieux, ou les haïr. Touts les deux sont dangereux : et de leur ressembler, parce qu'ils sont beaucoup; et d'en hair beaucoup, parce qu'ils nous sont dissemblables 4. Et les marchands qui vont en mer ont raison de regarder que ceulx qui se mettent en mesme vaisseau ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschants; estimants telle societé infortunee. Parquoy Bias plaisamment, à ceulx qui passoient avecques luy le dangier d'une grande tormente, et appelloient le secours des dieux : « Taisez vous, dict il; qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avecques moy » Et d'un plus pressant exemple, Albuquerque, viceroy en l'Inde pour Emmanuel, roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un ieune garson, pour cette seule fin, qu'en la 1 C'est l'éloge que Lucain (II, 383) fait de Caton d'Utique: Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo. C.

5

2 DIOCÈNE LAERCE, Vie de Bias, à la fin. J. V. L.

3 Les gens de bien sont rares; à peine en pourrait-on compter autant que Thèbes a de portes, ou le Nil d'embouchures. JUVENAL, XIII, 26.

4 Ces réflexions sont fidèlement traduites de SÉNÈQUE, Epist

7. C.

5 DIOGENE LAERCE, Vie de Bias, 1, 86. C.

societé de leur peril, son innocence luy servist de guarant et de recommendation envers la faveur divine pour le mettre en sauveté. Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul en la foule d'un palais; mais s'il est à choisir, il en fuyra, dict l'eschole, mesme la veue: il portera, s'il est besoing, cela; mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfaict des vices, s'il fault encores qu'il conteste avecques ceulx d'aultruy. Charondas chastioit pour mauvais ceulx qui estoient convaincus de hanter mauvaise compaignie'. Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'aultre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfaict à celuy qui luy reprochoit sa conversation avecques les meschants, en disant, «< que les medecins vivent bien entre les malades 2 : >> car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur par la contagion, la veue continuelle, et practique des maladies.

Or la fin, ce croy ie, en est toute une, d'en vivre plus à loisir et à son ayse mais on n'en cherche pas tousiours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez : il n'y a gueres moins de torment au gouvernement d'une famille, que d'un estat entier. Où que l'ame soit empeschee, elle y est toute et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. Davantage, pour estre desfaicts de la court et du marché, nous ne sommes pas desfaicts des principaulx torments de nostre vie : Ratio et prudentia curas,

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Non locus effusi late maris arbiter, aufert 3 : l'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences ne nous abbandonnent point, pour changer de contree,

Et

Post equitem sedet atra cura 4;

elles nous suyvent souvent iusques dans les cloistres et dans les escholes de philosophie : ny les deserts, ny les rochiers creusez, ny la haire, ny les ieusnes, ne nous en desmeslent :

Hæret lateri lethalis arundo 5.

DIODORE DE SICILE, XII, 4. C.

2 DIOGÈNE LAERCE, Vie d'Antisthène. C.

3 Ce qui dissipe les chagrins, ce ne sont pas ces belles solitudes qui dominent l'étendue des mers: c'est la raison, c'est la sagesse. HOR. Epist. I, 11, 25.

4 Le chagrin monte en croupe et galope avec nous.
Hox. Od. III, 1, 40.

5 Le trait mortel reste attaché au flanc. VIRG. En. IV, 73.

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Si on ne se descharge premierement et son ame du fais qui la presse, le remuement la fera fouler davantage : comme en un navire les charges empeschent moins, quand elles sont rassises. Vous faictes plus de mal que de bien au malade, de luy faire changer de place : vous ensachez le mal en le remuant; comme les pals s'enfoncent plus avant et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple; ce n'est pas assez de changer de place: il se fault escarter des conditions populaires qui sont en nous; il se fault sequestrer et ravoir de soy.

Rupi iam vincula, dicas :

Nam luctata canis nodum arripit; attamen illi,

Quum fugit, a collo trahitur pars longa catena 3.

Nous emportons nos fers quand et nous. Ce n'est pas une entiere liberté; nous tournons encores la veue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantasie pleine :

Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ? quantique perinde timores?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? quid luxus, desidiesque 4?

Nostre mal nous tient en l'ame or elle ne se peult eschapper à elle mesme;

In culpa est animus, qui se non effugit unquam 5; ainsin il la fault ramener et retirer en soy : c'est la vraye solitude, et qui se peult iouyr au milieu des villes et des courts des roys; mais elle se iouït plus commodement à part. Or puis que nous entreprenons de vivre seuls, et de nous

I SÉNÈQUE, Epist. 104. C.

2 Pourquoi aller chercher des régions éclairées d'un autre soleil? Est-ce assez pour se fuir soi-même, que de fuir son pays? HOR. Od. II, 16, 18.

3 J'ai rompu mes fers, direz-vous. Mais le chien qui, après de longs efforts, parvient enfin à s'échapper, traîne souvent une grande partie de son lien. PERSE, Sat. V, 158.

4 Si notre âme n'est point réglée, que de combats intérieurs à soutenir, que de périls à vaincre ! De quels soucis, de quelles craintes, de quelles inquiétudes n'est pas déchiré l'homme en proie à ses passions! quels ravages ne font pas dans son áme l'orgueil, la débauche, l'emportement, le luxe, l'oisiveté! LUCRÈCE, V, 44.

5 HOR. Epist. I, 14, 13. Montaigne tradit fidèlement ce vers avant de le citer. C.

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