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Mais parce qu'aprez que le pas a esté ouvert à l'esprit, i'ay trouvé, comme il advient ordinairement, que nous avions prins, pour un exercice mal aysé et d'un rare subiect, ce qui ne l'est aulcunement, et qu'aprez que nostre invention a esté eschauffee, elle descouvre un nombre infiny de pareils exemples, ie n'en adiousteray que cettuy cy: Que si ces Essais estoient dignes qu'on en iugeast, il en pourroit advenir, à mon advis, qu'ils ne plairoient gueres aux esprits communs et vulgaires, ny gueres aux singuliers et excellents; ceulx là n'y entendroient pas assez; ceulx cy y entendroient trop : ils pourroient vivoter en la moyenne region.

CHAPITRE LV.

Des senteurs.

a ignorance abecedaire, qui va devant la science: une aultre doctorale, qui vient aprez la science; ignorance que la science faict et engendre, tout ainsi comme elle desfaict et destruict la premiere. Des esprits simples, moins curieux et moins instruicts, il s'en faict de bons chrestiens, qui, par reverence et obeïssance, croyent simplement, et se maintiennent soubs les loix. En la moyenne vigueur des esprits et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions; ils suyvent l'apparence du premier sens, et ont quelque tiltre d'interpreter à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien train, regardants à nous, qui n'y sommes pas instruicts par estude. Les grands esprits, plus rassis et clairvoyants, font un aultre genre de biencroyants; lesquels, par longue et religieuse investigation, penetrent une plus profonde et abstruse lumiere ez Escriptures, et sentent le mysterieux et divin secret de nostre police ecclesiastique; pourtant en veoyons nous aulcuns estre arrivez à ce dernier estage par le second, avecques merveilleux fruict et confirmation, comme à l'extreme limite de la chrestienne intelligence, et iouyr de leur victoire avecques consolation, actions de graces, reformation de mœurs, et grande modestie. Et en ce reng n'entens ie pas loger ces aultres qui, pour se purger du.souspeçon de leur erreur passee, et pour nous asseurer d'eulx, se rendent extremes, indiscrets et iniustes à la conduicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence. Les paï« la plus exquise senteur d'une femme, c'est ne sans simples sont honnestes gents; et honnestes sentir rien. » Et les bonnes senteurs estrangiegents les philosophes, ou, selon que nostre temps res, on a raison de les tenir pour suspectes à les nomme, des natures fortes et claires, enceulx qui s'en servent, et d'estimer qu'elles richies d'une large instruction de sciences uti-soyent employees pour couvrir quelque default les : les mestis, qui ont desdaigné le premier siege de l'ignorance des lettres, et n'ont peu ioindre l'aultre (le cul entre deux selles, desquels ie suis et tant d'aultres), sont dangereux, ineptes, importuns; ceulx cy troublent le monde. Pourtant, de ma part, ie me recule tant que ie puis dans le premier et naturel siege, d'où ie me suis pour neant essayé de partir.

La poësie populaire et purement naturelle a des naïfvetez et graces, par où elle se compare à la principale beaulté de la poësie parfaicte selon l'art comme il se veoid ez villanelles de Gascoigne, et aux chansons qu'on nous rapporte des nations qui n'ont cognoissance d'aulcune science, ny mesme d'escripture: la poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignee, sans honneur et sans prix.

Il se dict d'aulcuns, comme d'Alexandre le Grand', que leur sueur espandoit une odeur souefve, par quelque rare et extraordinaire complexion: dequoy Plutarque et aultres recherchent la cause. Mais la commune façon des corps est au contraire; et la meilleure condition qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur : la doulceur mesme des haleines plus pures, n'a rien de plus parfaict que d'estre sans aulcune odeur qui nous offense, comme sont celles des enfants bien sains. Voylà pourquoy, dict Plaute,

Mulier tum bene olet, ubi nihil olet2;

naturel de ce costé là. D'où naissent ces rencontres des poëtes anciens, C'est puïr que sentir

bon.

Rides nos, Coracine, nil olentes :
Malo, quam bene olere, nil olere 3.

Et ailleurs,

Postume, non bene olet, qui bene semper olet 4. l'ayme pourtant bien fort à estre entretenu de bonnes senteurs; et hay oultre mesure les mau

* PLUTARQUE, Vie d'Alexandre, c. 1. C.

2 Mostell. acte I, sc. 3, v. 116. Il y a dans Plaute Ecastor! mulier recte olet, ubi nihil olet. Montaigne a traduit ce vers

après l'avoir cité. C.

3 Tu te moques de moi, Coracinus, parce que je ne suis point parfumé; et moi j'aime mieux ne rien sentir que de sen

tir bon. MARTIAL, VI, 55, 4.

4 Celui qui sent toujours bon, Postumus, sent mauvais. MARTIAL, II, 12, 4.

t

valses, que fe tire de plus loing que tout aultre: | gulierement au service du roi de Thunes', qui

Namque sagacius unus odoror,
Polypus, an gravis hirsutis cubet hircus in alis,

Quam canis acer, ubi lateat sus1.

Les senteurs plus simples et naturelles me semblent plus agreables. Et touche ce soing principalement les dames en la plus espesse barbarie, les femmes scythes, aprez s'estre lavees, se saulpouldrent et encroustent tout le corps et le visage de certaine drogue qui naist en leur terroir, odoriferante; et pour approcher les hommes, ayant osté ce fard, elles s'en treuvent et polies et parfumees. Quelque odeur que ce soit, c'est merveille combien elle s'attache à moy, et combien i'ay la peau propre à s'en abbruver. Celuy qui se plainct de nature, dequoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les senteurs au nez, a tort; car elles se portent elles mesmes: mais à moy particulierement, les moustaches que i'ay pleines m'en servent; si i'en approche mes gants ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra tout un iour: elles accusent le lieu d'où ie viens. Les estroicts baisers de la ieunesse, savoureux, gloutons et gluants, s'y colloient aultrefois, et s'y tenoient plusieurs heures aprez. Et si pourtant ie me treuve peu subiect aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation, et qui naissent de la contagion de l'air; et me suis sauvé de celles de mon temps, dequoy il y en a eu plusieurs sortes en nos villes et en nos armees. On lit de Socrates, que n'estant iamais party d'Athenes pendant plusieurs recheutes de peste qui la tormenterent tant de fois, luy seul ne s'en trouva iamais plus mal.

Les medecins pourroient, ce croy ie, tirer des odeurs plus d'usage qu'ils ne font; car l'ay souvent apperceu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits, selon qu'elles sont : qui me faict approuver ce qu'on dict, que l'invention des encens et parfums aux eglises, si ancienne et si espandue en toutes nations et religions, regarde à cela, de nous resiouyr, esveiller et purifier le sens, pour nous rendre plus propres à la contemplation.

le vouldroy bien, pour en iuger, avoir eu ma part de l'ouvrage de ces cuisiniers qui sçavent assaisonner les odeurs estrangieres avecques la saveur des viandes; comme on remarqua sin

* Mon odorat distingue les mauvaises odeurs plus subtilement qu'un chien d'excellent nez ne reconnaît la bauge du sanglier. HoR. Epod. 12, 4.

2 DIOCÈNE LAERCE, II, 25. C.

de nostre aage print terre à Naples, pour s'aboucher avecques l'empereur Charles. On farcissoit ses viandes de drogues odoriferantes, de telle sumptuosité, qu'un paon et deux faisands se trouverent sur ses parties revenir à cent ducats, pour les apprester selon leur maniere; et quand on les despeceoit, non la salle seulement, mais toutes les chambres de son palais, et les rues d'autour, estoient remplies d'une tres souefve vapeur, qui ne s'esvanouïssoit pas si soubdain.

Le principal soing que i'aye à me loger, c'est de fuyr l'air puant et poisant. Ces belles villes, Venise et Paris, alterent la faveur que ie leur porte, pas l'aigre senteur, l'une de son marais, l'aultre de sa boue.

CHAPITRE LVI.

Des prieres.

Ie propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceulx qui publient des questions doubteuses à debattre aux escholes, non pour establir la verité, mais pour la chercher; et les soubmets aux iugements de ceulx à qui il touche de reigler, non seulement mes actions et mes escripts, mais encores mes pensees. Egualement m'en sera acceptable et utile la condemnation comme l'approbation, tenant pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou inadvertamment couché en cette rapsodie, contraire aux sainctes resolutions et prescriptions de l'Eglise catholique, apostolique et romaine, en laquelle ie meurs, et en laquelle ie suis nay: et pourtant me remettant tousiours à l'auctorité de leur censure, qui peult tout sur moy, ie me mesle ainsi temerairement à toute sorte de propos, comme icy.

Ie ne sçay si ie me trompe; mais puisque par une faveur particuliere de la bonté divine, certaine façon de priere nous a esté prescripte et dictee mot à mot par la bouche de Dieu, il m'a tousiours semblé que nous en debvions avoir l'usage plus ordinaire que nous n'avons; et si i̇'en estoy creu, à l'entree et à l'issue de nos tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulieres ausquelles on a accoustumé de mesler des prieres, ie vouldroy que

I Muley-Hassan, roi de Tunis, que Montaigne appelle, dans le chapitre VIII du second livre, Mulcasses. Il prit terre Naples en 1543; mais il n'y trouva point Charles-Quint, dont il venait implorer une seconde fois l'appui contre ses sujets révoltés. J. V, L.

Si nocturnus adulter,

ce feust le Patenostre que les chrestiens y em- ie veoy prier Dieu plus souvent et plus ordinaiployassent, sinon seulement, au moins tous-rement, si les actions voysines de la priere ne me iours. L'Eglise peult estendre et diversifier les tesmoignent quelque amendement et reformaprieres, selon le besoing de nostre instruction; tion, car ie sçay bien que c'est tousiours mesme substance et mesme chose: mais on debvoit donner à celle là le privilege, que le peuple l'eust continuellement en la bouche; car il est certain qu'elle dict tout ce qu'il fault, et qu'elle est tres propre à toutes occasions. C'est l'unique priere dequoy ie me sers par tout, et la repete au lieu d'en changer d'où il advient que ie n'en ay aussi bien en memoire que celle là.

Tempora santonico velas adoperta cucullo 1. Et l'assiette d'un homme meslant à une vie exsecrable la devotion, semble estre aulcunement plus condemnable que celle d'un homme conforme à soy, et dissolu par tout pourtant refuse nostre Eglise touts les iours la faveur de son entree et societé aux mœurs obstinees à quelque insigne malice. Nous prions par usage et coustume, ou, pour mieulx dire, nous lisons ou prononceons nos prieres; ce n'est enfin que mine : et me desplaist de veoir faire trois signes de croix au Benedicite, autant à Graces (et plus m'en desplaist il de ce que c'est un signe que i'ay en reverence et continuel usage, mesmement quand ie baaille); et ce pendant, toutes les aultres heures du iour, les veoir occupees à la haine, l'ava

l'avoy presentement en la pensee d'où nous venoit cette erreur, de recourir à Dieu en touts nos desseings et entreprinses, et l'appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu que nostre foiblesse veult de l'ayde, sans considerer si l'intention est iuste ou iniuste; et d'escrier son nom et sa puissance, en quelque estat et action que nous soyons, pour vicieuse qu'elle soit. Il est bien nostre seul et unique protecteur, et peultrice, l'iniustice: aux vices leur heure; son heure toutes choses à nous ayder: mais encores qu'il daigne nous honnorer de cette doulce alliance paternelle, il est pourtant autant iuste comme il est bon et comme il est puissant; mais il use bien plus souvent de sa iustice que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison d'icelle, non selon nos demandes.

Platon, en ses loix, faict trois sortes d'iniurieuse creance des dieux: « Qu'il n'y en aye point; Qu'ils ne se meslent point de nos affaires; Qu'ils ne refusent rien à nos vœux, offrandes et sacrifices. » La premiere erreur, selon son advis, ne dura iamais immuable en homme, depuis son enfance iusques à sa vieillesse. Les deux suyvantes peuvent souffrir de

la constance.

Sa iustice et sa puissance sont inseparables : pour neant implorons nous sa force en une mauvaise cause. Il fault avoir l'ame nette, au moins en ce moment auquel nous le prions, et deschargee de passions vicieuses; aultrement nous luy presentons nous mesmes les verges dequoy nous chastier : au lieu de rabiller nostre faulte, nous la redoublons, presentants à celuy à qui nous avons à demander pardon, une affection pleine d'irreverence et de haine. Voylà pourquoy ie ne loue pas volontiers ceux que

1 Liv. X, au commencement, p. 887, édit. d'Henri Estienne; p. 378, éd. de M. Ast, Leipsick, 1814. Tout ce passage des Lois est traduit et commenté dans les Pensées de Pluton, p. 98 et suiv. seconde édition. J. V. L.

à Dieu, comme par compensation et composition. C'est miracle de veoir continuer des actions si diverses, d'une si pareille teneur, qu'il ne s'y sente point d'interruption et d'alteration, aux confins mesmes et passage de l'une à l'aultre. Quelle prodigieuse conscience se peult donner repos, nourrissant en mesme giste, d'une societé si accordante et si paisible, le crime et le iuge?

Un homme de qui la paillardise sans cesse regente la teste, et qui la iuge tres odieuse à la veue divine, que dict il à Dieu, quand il luy en parle? Il se rameine, mais soubdain il recheoit. Si l'obiect de la divine iustice et sa presence frappoient, comme il dict, et chastioient son ame; pour courte qu'en feust la penitence, la crainte mesme y reiecteroit si souvent sa pensee, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices qui sont habituez et acharnez en luy. Mais quoy! ceulx qui couchent une vie entiere sur le fruict et emolument du peché qu'ils sçavent mortel? Combien avons nous de mestiers et vocations receues, dequoy l'essence est vicieuse? Et celuy qui se confessant à moy, me recitoit avoir, tout un aage, fait profession et les effects d'une religion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il avoit en son cœur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges, comment pastissoit il ce discours

Si pour assouvir la nuit tes désirs adultères, tu le couvres la tête d'une cape gauloise. JUVÉNAL, VIII, 144. 2 Mais que dire de ceux qui fondent leur vic entière sur le bruit, etc.

en son courage? de quel langage entretiennent | tesmoigne une particuliere attention et reverence. ils sur ce subiect la iustice divine? Leur repen- Ce n'est pas l'estude de tout le monde; c'est l'estance consistant en visible et maniable repara- tude des personnes qui y sont vouees, que Dieu tion, ils perdent et envers Dieu et envers nous y appelle; les meschants, les ignorants, s'y emle moyen de l'alleguer : sont ils si hardis de de- pirent : ce n'est pas une histoire à conter; c'est mander pardon, sans satisfaction et sans repen- une histoire à reverer, craindre et adorer. Plaitance? le tiens que de ces premiers il en va santes gents, qui pensent l'avoir rendue palpable comme de ceulx icy; mais l'obstination n'y est au peuple, pour l'avoir mise en langage popupas si aysee à convaincre. Cette contrarieté et laire! Ne tient il qu'aux mots, qu'ils n'entenvolubilité d'opinion si soubdaine, si violente dent tout ce qu'ils treuvent par escript? Diray ie qu'ils nous feignent, sent pour moy son miracle: plus? pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reils nous representent l'estat d'une indigestible culent: l'ignorance pure, et remise toute en aulagonie. truy, estoit bien plus salutaire et plus sçavante que n'est cette science verbale et vaine, nourrice de presumption et de temerité.

Que l'imagination me sembloit fantastique de ceulx qui, ces annees passees, avoient en usage de reprocher à chascun en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la religion catholique, que c'estoit à feincte! et tenoient mesme, pour luy faire honneur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il ne pouvoit faillir au dedans d'avoir sa creance reformee à leur pied. Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu'on se persuade qu'il ne se puisse croire au contraire! et plus fascheuse encores, qu'on se persuade d'un tel esprit, qu'il prefere ie ne sçay quelle disparité de fortune presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle! Ils m'en peuvent croire si rien eust deu tenter ma ieunesse, l'ambition du hazard et de la difficulté qui suyvoient cette recente entreprinse, y eust eu bonne part.

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le croy aussi que la liberté à chascun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a beaucoup plus de dangier que d'utilité. Les Iuifs, les mahometans, et quasi touts aultres, ont espousé et reverent le langage auquel originellement leurs mysteres avoient esté conceus; et en est deffendue l'alteration et changement, non sans apparence. Sçavons nous bien qu'en Basque et en Bretagne, il y ayt des iuges assez pour establir cette traduction faicte en leur langue? L'Eglise universelle n'a point de iugement plus ardu à faire, et plus solenne. En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable, et d'une parcelle; ainsi ce n'est pas de mesme.

L'un de nos historiens grecs accuse iustement son siecle, de ce que les secrets de la religion

Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l'Eglise deffend l'usage promiscue, temeraire et indiscret des sainctes et divines chan-chrestienne estoient espandus emmy la place, ez sons que le sainct Esprit a dicté en David. Il ne fault mesler Dieu en nos actions qu'avecques reverence et attention pleine d'honneur et de respect : cette voix est trop divine pour n'avoir aultre usage que d'exercer les poulmons et plaire à nos aureilles; c'est de la conscience qu'elle doibt estre produicte, et non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'un garson de boutique, parmy ses vains et frivoles pensements, s'en entretienne et s'en ioue; ny n'est certes raison de veoir tracasser, par une salle et par une cuisine, le sainct livre des sacrez mysteres de nostre creance : c'estoient aultrefois mysteres, ce sont à present deduits et esbats. Ce n'est pas en passant et tumultuairement qu'il fault manier un estude si serieux et venerable; ce doibt estre une action destinee et rassise, à laquelle on doibt tousiours adiouster cette preface de nostre office, Sursum corda, et y apporter le corps mesme disposé en contenance qui

MONTAIGNE.

mains des moindres artisans; que chascun en pouvoit debattre et dire selon son sens; et que ce nous debvoit estre grande honte, nous qui, par la grace de Dieu, iouïssons des purs mysteres de la pieté, de les laisser profaner en la bouche des personnes ignorantes et populaires, veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux plus sages, de s'enquerir et parler des choses commises aux presbtres de Delphes : dict aussi que les factions des princes sur le subiect de la theologie, sont armees non de zele, mais de cholere; que le zele tient de la divine raison et iustice, se conduisant ordonneement et modereement; mais qu'il se change en haine et envie, et produict, au lieu de froment et de raisin, de l'ivroye et des orties, quand il est conduict d'une passion humaine. Et iustement aussi, cet aultre conseillant l'empereur Theodose, disoit les disputes n'endormir pas tant les schismes de l'Eglise, que les esveiller, et animer les heresies;

I

que pourtant il falloit fuyr toutes contentions et argumentations dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foy establies par les anciens. Et l'empereur Andronicus ayant rencontré en son palais des principaulx hommes aux prinses de parole contre Lapodius, sur un de nos poincts de grande importance, les tansa iusques à menacer de les iecter en la riviere s'ils continuoient. Les enfants et les femmes, en nos iours, regentent les hommes plus vieux et experimentez sur les loix ecclesiastiques: là où la premiere de celles de Platon leur deffend de s'enquerir seulement de la raison des loix civiles, qui doibvent tenir lieu d'ordonnances divines; et permettant aux vieux d'en communiquer entre eulx, et avecques le magistrat, il adiouste « Pourveu que ce ne soit pas en presence des ieunes, et personnes profanes.

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Unevesque 3 a laissé par escript, qu'en l'aultre bout du monde il y a une isle, que les anciens nommoient Dioscoride, commode en fertilité de toutes sortes d'arbres, fruicts et salubrité d'air; de laquelle le peuple est chrestien, ayant des eglises et des autels qui ne sont parez que de croix sans aultres images, grand observateur de ieusnes et de festes, exact payeur de dismes aux presbtres, et si chaste, que nul d'eulx ne peult cognoistre qu'une femme en sa vie; au demourant, si content de sa fortune, qu'au milieu de la mer il ignore l'usage des navires, et si simple, que de la religion qu'il observe si soigneusement, il n'en entend pas un seul mot: chose incroyable à qui ne sçauroit les païens, si devots idolastres, ne cognoistre de leurs dieux que simplement le nom et la statue. L'ancien commencement de Menalippe, tragedie d'Euripides, portoit ain

sin,

I Andronic Comnène. Voyez NICÉTAS, II, 4, où il n'y a pas un mot de Lapodius. C.

2 Lois, liv. I, p. 569. C.

3 Osorius, évêque de Silvès en Algarves, auteur du livre intitulé de Rebus gestis Emmanuelis regis Lusitaniæ. Mais c'est du sieur Goulart, son traducteur, et non d'Osorius même, que Montaigne a extrait ce qu'il nous dit ici des habitants de l'ile Dioscoride: ce qui est si vrai, qu'on n'en trouve rien du tout dans la première édition des Essais, publiée en 1580, parce que la traduction de Goulart ne parut qu'en 1581. Lorsque Montaigne dit que les habitants de l'ile Dioscoride sont si chastes, que nul d'eulx ne peult cognoistre qu'une seule femme en sa vie, il a mal pris le sens de Goulart, qui, conformément au latin d'Osorius, unam tantum uxorem ducunt, a dit, ils n'espousent qu'une femme; ce qui ne signifie pas qu'ils n'en épousent qu'une en toute leur vie, mais qu'ils n'en épousent qu'une à la fois, le christianisme dont ils font profession leur défendant la polygamie. Le nom moderne de cette ile est Zocotora, où l'on retrouve des vestiges de l'ancien nom. C. - Voyez, sur tout ce passage de Montaigne, les observations de Bayle, au mot Dioscoride, note B.

O Jupiter! car de toy rien sinon

Je ne cognoy seulement que le nom 1. l'ay veu aussi de mon temps faire plaincte d'aulcuns escripts, de ce qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison, Que la doctrine divine tient mieulx son reng à part, comme royne et dominatrice; Qu'elle doibt estre principale par tout, point suffragante et subsidiaire; et Qu'à l'adventure se prendroient les exemples à la grammaire, rhetorique, logique, plus sortablement d'ailleurs, que d'une si saincte matiere; comme aussi les arguments des theatres, ieux et spectacles publicques; Que les raisons si divines se considerent plus venerablement et reveremment seules et en leur style, qu'appariees aux discours humains; Qu'il se veoid plus souvent cette faulte, que les theologiens escrivent trop humainement, que cette aultre, que les humanistes escrivent trop peu theologalement : la philosophie, dict sainct Chrysostome, est pieça bannie de l'eschole saincte comme servante inutile, et estimee indigne de veoir, seulement en passant de l'entree, le sacraire des saincts thresors de la doctrine celeste; Que le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doibt servir de la dignité, maiesté, regence, du parler divin. le luy laisse, pour moy, dire verbis indisciplinatis', Fortune, Destinee, Accident, Heur, et Malheur, et les Dieux, et aultres frases, selon sa mode. Ie propose les fantasies humaines, et miennes, simplement comme humaines fantasies, et separeement considerees; non comme arrestees et reiglees par l'ordonnance celeste, incapable de doubte et d'altercation; matiere d'opinion, non matiere de foy; ce que ie discours selon moy, non ce que ie croy selon Dieu; d'une façon laïque, non clericale, mais tousiours tres religieuse; comme les enfants proposent leurs essais, instruisables, non instruisants.

Et ne diroit on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne s'entremettre que bien reserveement d'escrire de la religion à touts aultres qu'à ceulx qui en font expresse profession, n'auroit pas faulte de quelque image d'utilité et de iustice; et à moy avecques, peultestre, de m'en taire. On m'a dict que ceulx mesmes qui ne sont pas des nostres, deffendent pourtant

I PLUTARQUE, traité de l'Amour, c. 12. C.

2 En termes vulgaires et non approuvés. S. AUGUSTIN, de Civit. Dei, X, 29. Voyez plus haut la note première sur le chapitre 33. J. V. L.

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